Vous êtes ici : Livres, textes & documents | Ouvrages de littérature | L | Le mystérieux docteur Cornélius - T. 1 | IV - Un revenant

Le mystérieux docteur Cornélius - T. 1

Gustave Lerouge
© France-Spiritualités™






TROISIÈME ÉPISODE – LE SCULPTEUR DE CHAIR HUMAINE
IV – Un revenant

Quelques mois avant la disparition de Joë Dorgan, l'excellente mistress Griffton, qui dirigeait, à New York, une pension de famille honorablement achalandée, avait éprouvé une amère déconvenue.

      Un placier en produits chimiques – du moins, il se donnait comme tel – avait réussi, grâce à de fallacieuses promesses, à obtenir du crédit pendant quelques semaines. Puis, brusquement, un samedi, précisément le jour où il devait régler sa note, il avait disparu et, depuis, personne n'avait plus eu de ses nouvelles.

      Pendant toute une semaine, mistress Griffton avait rempli de ses lamentations le parloir du family-house.

      – Quel escroc ! s'écriait-elle, avec indignation, en parlant de son pensionnaire, c'est une honte, tromper ainsi ma confiance, c'est indigne d'un loyal Yankee !

      Et elle concluait d'un ton dolent :

      – Je viens de recevoir là une leçon dont je profiterai ; jamais plus je ne ferai crédit à personne, j'en fais le serment solennel.

      Mistress Griffton se serait peut-être résignée à ce mécompte si quelques-uns de ses clients n'avaient mis une maligne insistance à lui rappeler que le mauvais payeur en fuite offrait une indéniable ressemblance avec le fameux Baruch Jorgell, assassin d'un chimiste français. Et on étalait devant elle, comme à plaisir, les numéros des journaux et des revues qui reproduisaient la photographie du meurtrier.

      – Voyez-vous, mistress, lui répétait-on, vous avez manqué là une occasion superbe de toucher une prime de plusieurs milliers de dollars.

      – Alors, vous croyez que ce jeune homme si paisible est bien l'assassin de M. de Maubreuil et le voleur des diamants ?

      – Nous en sommes parfaitement sûrs, clamait le chœur des pensionnaires, voyez plutôt son portrait.

      Et, de fait, il y avait entre le célèbre meurtrier et le débiteur indélicat une ressemblance parfaite...

      Après de longues réflexions, elle se décida à se rendre au Police-Office et à y faire une déclaration en règle. Elle s'attendait à recevoir des compliments pour son zèle. Elle fut, à sa grande surprise, assez mal accueillie par le chef des détectives.

      – Mistress, s'écria-t-il furieux, vous auriez aussi bien fait de ne pas vous déranger. Ce n'est pas aujourd'hui qu'il fallait venir. A quoi pensez-vous donc ? Vous avez tous les jours, à votre table, un coquin dont la tête vaut son pesant d'or, vous remarquez même naïvement qu'il ressemble au portrait publié dans tous les journaux, et vous n'avez l'idée de venir me trouver que lorsque l'oiseau s'est envolé ? Vraiment, c'est impardonnable !

      – Mais je ne savais pas ! Vous pensez bien, master, que si j'avais pu prévoir... Je lui ai même fait crédit...

      – Vous êtes stupide ! Et, naturellement, il ne vous a pas payée ?

      – Non, master !

      – Vous êtes aussi par trop naïve ; il a bien fait, vous n'avez que ce que vous méritez. A l'heure qu'il est, l'assassin est en route pour l'étranger ou s'est terré dans quelque coin perdu, nous ne le retrouverons plus !

      Le détective ajouta, en reconduisant la directrice du family-house, d'un air fort peu gracieux :

      – La piste est perdue, bien perdue cette fois, et par votre faute. Au plaisir de vous revoir, mistress !

      Elle était de fort méchante humeur quand elle regagna le family-house.

      Cependant, la démarche de mistress Griffton ne fut pas entièrement inutile.

      Sa déposition fut publiée par divers journaux, ce qui amena au family-house une nuée de reporters, désireux de connaître les menus du fameux Baruch Jorgell, ses habitudes, ses jeux favoris et la marque de son tabac préféré.

      Avides d'informations exactes, les journaux publièrent le portrait en pied de mistress Griffton et la photographie du parloir et de la salle à manger commune.

      Après les reporters et les détectives amateurs, vinrent les curieux. Ce fut un défilé ininterrompu de badauds, enchantés de visiter la chambre du fameux criminel et de s'asseoir à la place même où il avait pris ses repas. Le family-house ne désemplissait pas.

      Depuis que le succès était venu, Mme la directrice avait pris à ses propres yeux une importance nouvelle. Dans le parloir où elle présidait chaque soir aux distractions de ses pensionnaires, elle se campait dans son fauteuil, à côté du piano, avec la mine d'une vraie grande dame ; maintenant, ce n'est qu'après s'être fait longtemps prier, qu'elle consentait à raconter aux nouveaux pensionnaires l'histoire cent fois ressassée de l'assassin Baruch Jorgell, sans doute venu pour la tuer.

      – En somme, concluait-elle, je n'ai échappé à la mort que grâce à la protection de la Providence.

      Et tout l'auditoire de frémir en songeant au péril qu'elle avait couru.

      Pour elle, le moment solennel de la journée était celui qu'elle consacrait à la lecture des newspapers où s'étalaient de passionnants comptes rendus de crimes, de suicides et de lynchages dans lesquels la riche imagination des reporters n'avait pas ménagé les invraisemblances.

      Mais il était écrit que mistress Griffton ne tarderait pas à jouer elle-même un rôle capital dans une de ces tragédies policières qui exerçaient sur elle une si puissante attraction.

      Un soir, mistress Griffton trônait à sa place habituelle entre le piano et la table à thé, elle venait de donner lecture d'un long article consacré précisément à Joë Dorgan dont le cadavre n'avait encore pu être découvert, lorsque la sonnerie électrique de la porte extérieure retentit à coups précipités.

      – Toby, ordonna mistress Griffton au stewart qui venait de servir le thé et les gâteaux secs, allez ouvrir. Faites entrer dans le bureau, pourvu, toutefois, que la personne ait des allures respectables.

      – Bien, mistress !

      – Je ne sais, ajouta-t-elle, qui peut se présenter à pareille heure.

      Toby s'était élancé.

      Il revint presque aussitôt, le visage blême, tout le corps agité d'un tremblement d'horreur.

      – Qu'y a-t-il donc ? demanda majestueusement mistress Griffton.

      – Mistress, mistress !... bégaya le stewart d'une voix inarticulée.

      – Qu'y a-t-il donc ?

      – Mistress..., répéta Toby avec épouvante.

      Le pauvre diable était tellement terrifié qu'on ne put en arracher autre chose.

      Mistress Griffton était plus émue qu'elle ne voulait le paraître.

      – Il se passe quelque chose d'extraordinaire, murmura-t-elle, il faut que j'aille voir moi-même quel intrus a pu causer une pareille frayeur à Toby.

      Lentement, pour montrer qu'elle possédait tout son sang-froid, elle replia son journal, assura son pince-nez et marcha d'un air délibéré vers la porte.

      Elle n'eut pas le temps de passer dans la pièce voisine ; elle fut presque renversée par un personnage, à l'air égaré, aux vêtements sales et fripés, qui pénétra en coup de vent dans le parloir. Il jeta autour de lui un regard chargé de supplications et d'horreur.

      Le nouveau venu avait relevé la tête et balbutiait des paroles incompréhensibles ; son visage osseux, émacié, apparut en pleine lumière.

      Mistress Griffton, et avec elle toutes les personnes présentes, avait jeté un long cri d'épouvante. Une vieille dame s'évanouit, d'autres se barricadèrent derrière le piano ; quant à Toby, il avait déjà disparu sous une table.

      – Baruch Jorgell ! s'écriait-on au milieu d'un vacarme indescriptible. C'est bien lui !... Comment ose-t-il venir ici ?... Il va nous tuer tous !... Au secours !... A l'assassin !...

      Mistress Griffton était demeurée un instant comme figée de stupeur, mais dans la panique générale, ce fut elle qui reprit courage la première et qui comprit avec un sang-froid admirable les nécessités de la situation.

      – Ladies et gentlemen ! commanda-t-elle d'une voix tonnante, qu'on ferme les portes et qu'on mette l'assassin hors d'état de nuire, avant qu'il ait eu le temps de faire usage de ses armes.

      D'ailleurs, disons-le, Baruch Jorgell ne paraissait nullement redoutable. Il continuait à regarder autour de lui d'un air inconscient et vague comme s'il fût tout à coup tombé de la lune dans le parloir du family-house.

      A la voix mâle et réconfortante de mistress Griffton, les plus poltrons avaient repris courage. En un clin d'œil, Baruch, qui n'avait pas fait un geste pour se défendre, fut empoigné par dix bras vigoureux.

      On le renversa par terre, on le garrotta solidement avec des embrasses de rideau et on le déposa sur un fauteuil, sans qu'il eût cessé de rouler autour de lui des yeux hébétés et mornes.

      Toute l'assemblée, après cette brillante capture, fit retentir un hurrah triomphal.

      Mistress Griffton était rayonnante de joie et d'orgueil.

      – Maintenant, Toby, dit-elle avec une admirable simplicité, veuillez aller chercher deux policemen.

      « Je vais prendre vaillamment ma revanche, songeait-elle. Quand je suis allée lui apporter des renseignements, il m'a fort mal reçue. Nous allons voir maintenant ce qu'il dira. »

      Elle couvait des yeux comme un trésor le misérable étendu dans le fauteuil et dont les yeux étaient maintenant gonflés de larmes.

      – C'est pourtant bien lui, murmura-t-elle, je le reconnais, mais on dirait qu'il a perdu son bon sens ; il a l'air idiot ; c'est une punition de Dieu, c'est sans doute le remords qui lui a tourné la cervelle.

      Les pensionnaires du family-house formaient maintenant un grand cercle autour de l'assassin qu'ils contemplaient avec des yeux écarquillés. C'était donc là le rusé bandit, l'assassin couvert de crimes qui avait mis sur les dents les polices des deux mondes ! Un profond silence régnait dans le parloir.

      Malgré la gravité des circonstances, mistress Griffton dissimulait avec peine un sourire de satisfaction.

      Comme la laitière dont parle le fabuliste, elle s'énumérait à elle-même tous les profits et tous les avantages qui allaient résulter pour elle d'une capture de cette importance.

      D'abord la prime, qui allait faire tomber dans sa caisse un épais matelas de bank-notes, puis la réclame grandissante et naturellement gratuite dont allait bénéficier le family-house ; encore tout cela n'était-il que peu de choses au prix de la gloire d'avoir débarrassé la société d'un criminel de cette envergure. Elle voyait déjà, par avance, son portrait figurer en bonne place à côté de celui de Baruch Jorgell.

      A la réflexion, elle pensa qu'en vue des interviews futures il serait peut-être bon de procéder à un premier interrogatoire, avant que les reporters et les détectives eussent défloré un sujet si sensationnel.

      – Ladies et gentlemen, dit-elle avec autant de gravité que si elle eût présidé une cour de justice, ne vous semble-t-il pas qu'il est absolument indispensable de poser quelques questions à l'assassin ?

      – Mais oui, il le faut, c'est absolument nécessaire, s'écrièrent d'une voix tous les pensionnaires.

      Baruch Jorgell, dont la face lamentable était baignée d'un torrent de larmes, jeta autour de lui des regards de bête traquée.

      – Infâme coquin, dit-elle, est-ce pour m'assassiner – moi que tu as déjà indignement escroquée, en abusant de ma bonté – que tu es revenu dans cette honnête maison ?

      – Cela ne fait pas de doute, répliqua Toby, qui était sorti de dessous la table où il s'était réfugié.

      – Silence ! fit mistress Griffton, laissez répondre l'accusé.

      Mais Baruch Jorgell ne sortait pas de son accablement stupide.

      Aux questions réitérées de la directrice du family-house, il ne répondait que par des mots sans suite.

      – Oui, oui... Je ne sais pas... Non, bégayait-il, comme un homme qui fait un incroyable effort de mémoire.

      Ce fut d'abord tout ce qu'on put en tirer. Cependant, à force de le tourmenter de questions multiples et réitérées, mistress Griffton finit par comprendre que des inconnus – des complices sans nul doute – avaient conduit l'assassin jusqu'à la porte de la maison de famille et s'étaient enfuis après avoir appuyé sur le bouton de la sonnerie électrique.

      – Les tramps, balbutiait-il, la Main Rouge !... oui.

      – Il veut nous faire comprendre, dit mistress Griffton, qu'il fait partie des bandits de la Main Rouge. C'est sans doute à cause de cela qu'il a échappé si longtemps aux recherches.

      – C'est à n'y rien comprendre, fit un des pensionnaires, on dirait qu'il est devenu idiot, complètement idiot.

      – Tous les assassins finissent comme cela, ils boivent du gin ou de l'éther pour échapper au remords et ils finissent par perdre la raison.

      Et elle continua d'un ton plein de sagacité :

      – Voulez-vous que je vous dise ce qui s'est passé, ce n'est pas difficile à deviner. Pourchassé de toutes parts, il a dû trouver asile chez les malfaiteurs de la Main Rouge et ils ont dû se payer de leur hospitalité en lui volant ses diamants. Une fois dépouillé, ils s'en sont débarrassés en le reconduisant ici.

      – Pourquoi ici plutôt qu'ailleurs ? demanda quelqu'un.

      – Cela s'explique très bien, on a lu ma déposition dans les journaux. En l'amenant ici, ceux qui lui ont pris ses diamants étaient sûrs qu'il se ferait arrêter, ce qui est sans doute pour eux le moyen le meilleur de s'en débarrasser.

      – Peut-être a-t-il encore ses diamants ? hasarda Toby.

      – Mais, au fait, c'est juste, répliqua mistress Griffton, nous n'avons pas eu l'idée de le fouiller.

      – C'est que, fit observer timidement un des pensionnaires, nous n'en avons peut-être pas le droit ?

      – Avec cela ! riposta un autre. Du moment que l'opération de la fouille a lieu en présence de témoins honorables, c'est très légal.

      – Tout ce qu'il y a de plus légal.

      – Fouillons-le !

      – C'est cela...

      Cette motion adoptée à l'unanimité, mistress Griffton ordonna à Toby d'explorer les poches du captif.

      Le stewart improvisé détective se mit à l'œuvre, sous les regards anxieux de l'assistance. Il déposait au fur et à mesure ses trouvailles sur le rebord du piano : un bowie-knife de taille respectable, un browning, une blague à tabac et divers autres objets furent saisis les uns après les autres, enfin on découvrit un portefeuille qui renfermait quelques bank-notes et des papiers au nom de Baruch Jorgell.

      – Vous voyez, s'écria mistress Griffton, il n'y a pas de doute possible, c'est bien l'assassin de M. de Maubreuil !

      Mais les assistants n'étaient pas encore au bout de leurs émotions. Toby tira tout à coup de la doublure du gilet plusieurs pierres incolores et transparentes.

      – Je puis vous affirmer, dit un des pensionnaires qui exerçait la profession de courtier en pierres précieuses, que ce sont là les plus beaux diamants bruts qu'il m'ait été donné de voir.

      Ces investigations intéressantes allaient sans doute continuer lorsque deux policemen firent brusquement irruption dans le parloir.

      Après de brèves explications, ils mirent les menottes à Baruch Jorgell et l'emmenèrent en le soutenant chacun par un bras, car il paraissait incapable de se tenir debout. Toutes les personnes présentes furent en même temps invitées à se rendre au Police-Office pour y faire leur déposition.

      Chemin faisant, une terrible discussion s'éleva entre mistress Griffton, qui prétendait toucher la totalité de la prime, et ses pensionnaires, qui affirmaient avoir droit chacun à une part. Le chef de la police, à qui le cas fut soumis, déclara que mistress Griffton serait d'abord indemnisée de l'argent qui lui était dû et qu'elle toucherait, en outre, la plus grosse part. Cet arrangement à l'amiable fut agréé de tous.

      Baruch Jorgell fut enfermé dans une cellule solidement grillée, et, la déposition de chacun une fois faite, on regagna le family-house où mistress Griffton, en l'honneur d'un si mémorable événement, offrit un bol de punch à tous ses pensionnaires.




Site et boutique déposés auprès de Copyrightfrance.com - Toute reproduction interdite
© 2000-2024  LB
Tous droits réservés - Reproduction intégrale ou partielle interdite

Taille des
caractères

Interlignes

Cambria


Mot de passe oublié
Créer un compte LIVRES, TEXTES
& DOCUMENTS