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Le mystérieux docteur Cornélius - T. 1

Gustave Lerouge
© France-Spiritualités™






QUATRIÈME ÉPISODE – LES LORDS DE LA « MAIN ROUGE »
V – A la veille de la ruine

Le milliardaire Fred Jorgell pressentait depuis longtemps la catastrophe qui le menaçait, mais il comprenait que tous ses efforts n'aboutiraient à rien et il s'était d'avance résigné à sa ruine.

      D'ailleurs, depuis le crime commis par son fils Baruch, après une série d'autres méfaits demeurés impunis, le caractère du spéculateur s'était brusquement modifié. En quelques semaines, il avait vieilli de plusieurs années : ses cheveux, déjà grisonnants, avaient complètement blanchi, sa face amaigrie s'était encore allongée et ses yeux, au fond de ses orbites caves, brillaient d'une flamme inquiétante. Son affection pour sa fille, la toute bonne et charmante miss Isidora, était le seul sentiment qui pût encore amener de temps en temps un mélancolique sourire sur ses lèvres.

      L'arrestation et le jugement de Baruch avaient été pour lui comme deux coups de poignard en plein cœur, il ne s'en était jamais remis et son énergie et son intelligence s'étaient ressenties du terrible chagrin qu'il avait éprouvé.

      Depuis ce jour néfaste, rien ne lui avait réussi, il semblait que la malchance se fût acharnée après lui. Quoiqu'il possédât au suprême degré le sens des affaires et les connaissances spéciales nécessaires au lancement et à la direction des grandes entreprises, toutes les spéculations qu'il entreprenait se soldaient par un déficit plus ou moins grand. Il voyait avec désespoir que le trust des cotons et maïs, l'affaire sur laquelle il comptait le plus, allait se terminer, lui aussi, par un cataclysme. Vainement, il avait essayé de trouver des capitaux ; les portes se fermaient devant lui, comme en vertu d'un mystérieux mot d'ordre.

      Fred Jorgell continuait la lutte, par une sorte de point d'honneur, comme pour se faire illusion à lui-même, mais il sentait qu'il était perdu. D'un tempérament naturellement orgueilleux, il ne voulait faire part à personne de ses appréhensions. Toute la journée, à la Bourse, en présence des personnages de son entourage, il affirmait hautement que tout allait bien, il simulait même la gaieté, parlait des réserves considérables qu'il possédait dans diverses banques de l'Union et parvenait ainsi à faire encore illusion à certaines gens.

      Mais le soir, une fois seul dans son cabinet de travail, il se laissait tomber dans un fauteuil avec accablement, n'ayant plus le courage de calculer, de combiner, s'efforçant même de ne plus penser.

      C'était l'heure où il goûtait dans sa tristesse une sorte de tranquillité pareille, à peu de chose près, à celle du condamné à mort dans sa cellule.

      Mais c'était l'heure aussi où le milliardaire recevait la visite de sa chère Isidora. Souriante, consolatrice, la jeune fille entrait sur la pointe des pieds et venait mettre un silencieux baiser sur le front de son père, puis une conversation s'engageait.

      – Quelles nouvelles ? demandait miss Isidora qui, seule, était dans la confidence des chagrins paternels.

      – Cela ne peut aller plus mal, répondait le milliardaire. William Dorgan ne me laisse ni trêve ni merci. D'ici peu je ne pourrai plus continuer la lutte ; je suis vaincu d'avance...

      – Je n'y comprends rien ; ne m'as-tu pas répété cent fois que tu n'avais rien à craindre de cet Anglais que tu regardais comme parfaitement loyal ?

      – William Dorgan n'est plus le même. Il est tout à coup devenu intraitable, déloyal et perfide ; je ne le reconnais plus.

      – Quelle a pu être la cause de ce changement ?

      Fred Jorgell eut un geste de colère.

      – La cause est facile à trouver, s'écria-t-il, c'est Joë Dorgan qui excite son père contre moi. Ce n'est que depuis son retour que tout s'est gâté. Il m'a voué une haine mortelle et je ne puis en deviner la cause.

      Miss Isidora réfléchissait.

      – Si nous avons contre nous Joë Dorgan, dit-elle au bout d'un instant, nous savons que l'ingénieur Harry nous est entièrement dévoué.

      – Oui, mais malheureusement l'influence d'Harry sur son père est maintenant à peu près nulle ; Joë a pris sur William Dorgan un tel ascendant que l'ingénieur ne compte pour ainsi dire plus.

      – En tout cas, reprit la jeune fille avec insistance, l'ingénieur Harry s'est toujours montré parfaitement correct. Je sais qu'il est personnellement désolé que la lutte ait pris ce caractère d'intransigeance et d'âpreté entre toi et son père.

      – Parbleu ! Je n'ignore pas qu'il nous est tout acquis, et il n'est pas difficile de deviner pourquoi.

      Miss Isidora se détourna en rougissant.

      – Tu fais sans doute allusion, murmura-t-elle d'une voix faible, au projet d'union dont il avait été question entre moi et Mr. Harry. Je ne te cacherai pas que j'ai toujours pour lui une sincère affection, c'est un grand malheur pour moi que de terribles circonstances aient empêché cette union...

      Fred Jorgell s'était levé un peu ému.

      – Je vois que tu l'aimes comme au premier jour.

      Miss Isidora fit un signe de tête affirmatif, ses yeux étaient gonflés de larmes.

      – Tous ces malheurs sont causés par cet infâme coquin de Baruch, s'écria le milliardaire avec fureur. Sans lui, tu t'appellerais depuis longtemps mistress Dorgan, les deux trusts auraient fusionné et je ne serais pas à deux doigts de la ruine... Tu dois bien comprendre que maintenant ce mariage ne se fera jamais...

      – Qui sait ? balbutia la jeune fille d'une voix tremblante. Les circonstances peuvent changer.

      – Ne te berce pas d'un vain espoir. Même si Harry Dorgan – et je l'en crois capable – consentait à accepter pour femme la sœur d'un assassin – j'appelle brutalement les choses par leur nom, moi –, je serais le premier à refuser ta main au fils de l'homme qui est en train de me dépouiller de mes derniers dollars !

      Et il ajouta avec un rire amer :

      – D'ailleurs, je n'aurais pas de dot à t'offrir ; tu n'es plus un parti sortable pour un fils de milliardaire !

      – La catastrophe est-elle donc à ce point imminente ?

      – Nous en sommes là !

      – Père ! s'écria courageusement la jeune fille, je suis prête à tout supporter pourvu que je ne me sépare pas de toi. Mais donne-moi du moins cette suprême marque de confiance de me dire à quelle date doit se produire l'inévitable catastrophe. Il faut que j'aie le temps de m'y préparer.

      Le milliardaire était devenu blême, il semblait hésiter.

      – Ma pauvre Isidora, articula-t-il enfin péniblement, nous avons encore un mois devant nous, un mois, sans plus.

      – Mais c'est beaucoup ; que d'événements ne se produisent pas en un mois ! En ce court espace de temps la face des événements peut changer.

      – Je n'ai plus aucun espoir.

      – Il n'y a donc nul moyen d'éviter la ruine ?

      – Si, il y en aurait un, mais pour en user il faudrait que j'aille implorer la pitié de William Dorgan et de son fils – que je déteste tous les deux – et cela, je ne le ferai jamais.

      – Quel serait ce moyen ?

      – Il faudrait que, dès maintenant, je vende toutes mes propriétés, toutes mes usines, tout le stock de marchandises de mon trust. De cette façon, je ne perdrais guère que la moitié de ma fortune et il m'en resterait encore assez pour essayer autre chose. Si je ne vends pas immédiatement, le bruit se répandra – il commence même déjà à se répandre en dépit de toutes mes précautions – que j'ai eu le dessous dans ma lutte contre William Dorgan. Alors, on en profitera pour acheter mes marchandises et mes terrains à vil prix et il ne me restera, de mes capitaux, que des épaves, à peine de quoi ne pas mourir de faim...

      Miss Isidora était atterrée.

      – Père, murmura-t-elle, vous m'avez appris de bonne heure à ne pas craindre la pauvreté. Si vous êtes ruiné, vous en serez quitte pour recommencer la lutte.

      – Il est bien tard pour moi, fit le milliardaire d'un air sombre.

      – Il n'est jamais trop tard, ne me l'avez-vous pas répété cent fois vous-même ? Je regrette seulement que vous n'ayez pas cru devoir me prévenir de la véritable situation des affaires.

      – Mon enfant, il vaut mieux que j'aie agi comme je l'ai fait, je t'ai épargné bien des larmes inutiles.

      Miss Isidora demeura silencieuse. Elle se demanda anxieusement comment elle pourrait bien s'y prendre pour conjurer la ruine imminente.

      – Si seulement, songeait-elle, j'avais pu voir Harry Dorgan, peut-être m'aurait-il indiqué le moyen de tout arranger ; précisément, les journaux d'avant-hier annonçaient le départ de Joë Dorgan et de ses inséparables, les frères Kramm, pour une longue tournée d'inspection dans le Sud et dans l'Ouest. Momentanément libéré de la néfaste influence de Joë, William Dorgan serait peut-être plus accessible...

      Tout entière à ses préoccupations, Isidora quitta son père plus tôt que de coutume. Energique et têtue, en vraie Yankee qu'elle était, elle s'était promis de mettre tout en œuvre pour sauver son père.

      Mais lorsqu'elle en vint à songer aux moyens pratiques de mettre à exécution ses projets, elle se trouva dans un grand embarras ; elle savait que son père ne lui eût jamais pardonné une visite à William Dorgan, et elle n'osait écrire à Harry, ce qui eût été une démarche tout à fait « impropre ».

      Elle ne put fermer l'œil de la nuit ; ce ne fut qu'au petit jour qu'elle s'endormit d'un mauvais sommeil, sans avoir pu trouver la solution de l'angoissant problème.

      Elle fut réveillée par sa dame de compagnie, mistress Mac Barlott, que, malgré son dévouement reconnu, elle n'avait pas mise au courant de ses ennuis.

      – Bonjour, miss, dit gaiement l'Ecossaise, j'espère que vous avez bien dormi ?

      – Pas trop bien, murmura la jeune fille dont le visage pâli gardait les traces de l'insomnie et dont les beaux yeux étaient entourés d'un cerne violet.

      – Ma chère enfant, s'écria mistress Mac Barlott avec sollicitude, je vois que vous avez passé une mauvaise nuit, vous me paraissez très nerveuse... Suivez mon conseil, prenez un bain électrisé, qui vous défatiguera, puis nous sortirons en canot automobile, sur l'Hudson. Le temps est magnifique, le grand air vous fera du bien...

      – Je vais suivre votre conseil, murmura la jeune fille avec un léger bâillement ; la brise marine me remettra les nerfs en place. D'ici trois quarts d'heure je serai prête... A tout à l'heure, mistress...




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