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Le mystérieux docteur Cornélius - T. 1

Gustave Lerouge
© France-Spiritualités™






DEUXIÈME ÉPISODE – LE MANOIR AUX DIAMANTS
V – Dans la tourmente

Baruch Jorgell était une de ces natures d'une énergie presque animale, pour qui les scrupules et les remords n'existent jamais longtemps. Une fois sur la grève que la marée montante, poussée par un furieux vent d'ouest, envahissait avec une rapidité menaçante, il respira largement. La pluie qui tombait à larges gouttes lui procurait un indicible soulagement, rafraîchissait son front brûlant de fièvre.

      – Tous les événements de mon existence, jusqu'à cette minute même, s'écria-t-il, ne sont qu'un mauvais songe, un hideux cauchemar ! Je veux les oublier... ne plus jamais m'en souvenir ! Je suis riche, maintenant. La vie désormais sera belle et la lutte intéressante ! Go ahead !

      Triomphalement, il soulevait à bout de bras la lourde valise qui contenait sa fortune sanglante.

      Longeant la grève dans la direction opposée à la villa du naturaliste, il escalada la falaise par un sentier très raide. Au bout d'une demi-heure de marche, il parvint à une chaumière de pêcheurs aux murailles de granit et d'argile, au toit de chaume, près de laquelle, dans une anse étroite du golfe, deux ou trois barques se balançaient dans le remous du jusant.

      La pluie s'était changée en une folle averse ; le ciel se voilait d'épais nuages noirs frangés d'argent livide et pareils à des draps mortuaires emportés par le souffle furieux des vents. Baruch, malgré son énergie, se sentit envahi d'un malaise.

      Ses oreilles bourdonnaient, des pas sonnaient derrière ses pas et il fuyait, toujours plus vite, n'osant se retourner.

      Il reprit quelque assurance en apercevant la tremblotante clarté qui brillait aux fenêtres de la maisonnette.

      Il heurta du poing la porte vermoulue.

      – Holà ! Père Yvon, s'écria-t-il, vous êtes là ?

      La porte s'ouvrit avec lenteur. Yvon – le même qui était venu solliciter de M. Bondonnat le secours de ses paragrêles – apparut en l'entrebâillement, dans l'auréole fumeuse d'une lampe à pétrole.

      – Bien le bonsoir, m'sieu Jorgell, murmura-til.

      Sans répondre aux salutations du vieillard, Baruch avait pénétré dans l'unique pièce. Haletant, ruisselant d'eau, il s'assit sur un escabeau, sa précieuse valise entre les jambes, en face de l'âtre.

      Brusquement, il avait dompté son agitation. Ce fut d'une voix tranquille qu'il dit :

      – Mauvais temps, aujourd'hui, mon brave Yvon. Ma foi ! si j'avais su qu'il soufflât une pareille brise, j'aurais remis mon voyage à plus tard.

      – Monsieur veut plaisanter, fit le vieillard en clignant de l'œil malicieusement, jamais je n'ai vu si beau temps pour la contrebande ! Nous serons à Jersey avant qu'il soit jour pourvu que le vent ne change pas.

      Baruch parut prendre son parti des événements avec résignation.

      – Eh bien, tant pis ! déclara-t-il, puisque le vin est tiré, comme on dit en France, il faut le boire ! Votre bateau est prêt ?

      – Oui, tout est paré !

      Une ou deux fois déjà, Baruch Jorgell avait fait, en compagnie d'Yvon – et cela dans le plus grand mystère – le voyage de Jersey. Il avait eu l'art de persuader à l'honnête pêcheur qu'il s'amusait à faire la contrebande sans que M. de Maubreuil et M. Bondonnat fussent au courant de ses agissements.

      Le père Yvon – avec une apparence de raison, car il n'avait pas étudié les subtilités de la Morale – était persuadé que voler l'Etat, ce n'est pas voler.

      Baruch avait tout intérêt à laisser au vieux loup de mer ses illusions, il feignit donc une certaine gêne à ce mot de contrebande.

      – Ne parlons pas de cela ! murmura-t-il avec un embarras parfaitement simulé. Personne au moins ne peut nous entendre, père Yvon ?

      – Soyez tranquille.

      – Que je fasse de la contrebande ou non, cela ne regarde personne. J'ai besoin d'aller à Jersey pour mes affaires et voilà tout.

      Baruch, d'un geste machinal, faisait tinter quelques pièces d'or dans son gousset.

      – Compris, ricana le vieux loup de mer, ce n'est pas moi qui trouverais à redire qu'un honnête monsieur comme vous aille chercher, chez nos bons amis les Angliches, du tabac ou de la dentelle pour Mlle Andrée, sans déranger les gabelous.

      A cette allusion à Mlle de Maubreuil, Baruch était devenu livide.

      Cette conversation, que le père Yvon n'eût pas demandé mieux que de prolonger longtemps, l'agaçait au-delà de toute expression.

      Ecoutant à peine le vieux marin qui s'exprimait avec lenteur, en tirant de méthodiques bouffées d'une pipe en terre, juteuse et noire, il prêtait l'oreille aux tambourinements de la pluie sur les vitres, à la plainte stridente du vent qui faisait rage sur la lande, au sourd murmure du ressac sur les galets ; il lui semblait distinguer, à travers ces rumeurs confuses, des cris d'agonie, des appels déchirants, le galop précipité d'une poursuite.

      – Allons, s'écria-t-il en se levant avec agitation, dépêchons-nous, père Yvon, nous allons manquer la marée.

      – Y a cor le temps, répondit tranquillement le vieux pêcheur.

      Baruch ne répondit pas.

      Il se rendait compte que pour gagner du temps il ne fallait pas donner la réplique au vieux bavard, mais il piétinait sur place. D'un moment à l'autre, il le savait, son crime pouvait être découvert. La minute était décisive.

      Enfin, Yvon, après avoir bu, à petits coups, une bolée de cidre et allumé une nouvelle pipe, endossa lentement son paletot de toile cirée, son « cirage », se coiffa de son suroît et chaussa des bottes de mer qui lui montaient jusqu'à la ceinture.

      – On y va, dit-il une fois ces préparatifs terminés.

      – Ce n'est pas trop tôt !... grommela Baruch, dont la patience était à bout.

      Yvon donna un tour de clef à la porte de sa cahute et passa le premier. Baruch le suivit, pliant presque sous le faix de la valise aux pierreries, sa casquette rabattue sur les yeux, son caban remonté jusqu'aux oreilles.

      Comme ils arrivaient à la lisière des sables, l'assassin, dans le murmure des vents et de la pluie, crut distinguer un aboiement plaintif.

      Il frissonna de tous ses membres.

      Il lui tardait d'être loin du théâtre de son crime.

      Ce fut avec un soupir de soulagement qu'il prit place dans la barque d'Yvon, que celui-ci avait halée jusqu'au rivage.

      Autant le vieux marin paraissait, à terre, inerte et maladroit, autant une fois à bord, il déployait de décision et d'agilité. En un clin d'œil l'appareillage fut terminé.

      La voile hissée, Yvon s'assit à l'arrière à côté de son passager et, prenant la barre, mit le cap sur la passe de la grande baie que signalent les feux de deux petits phares.

      La barque de pêche fuyait à la crête des lames. Tant qu'on fut à l'abri des falaises qui bordent la côte, la force des vagues, en dépit du vent et de la pluie, ne se fit pas trop sentir.

      Baruch Jorgell voyait, avec une indicible satisfaction, se fondre dans les ténèbres la ligne grise du rivage, où, seules, les lumières de la villa du naturaliste et celles du Manoir aux Diamants brillaient comme deux taches sanglantes.

      Mais quand la barque, la Rose-Adélaïde de Kérity, eut doublé la pointe et qu'elle déboucha en pleine mer, elle fut prise par une rafale. Une vague l'emplit à moitié d'eau, elle pencha de façon inquiétante.

      Yvon n'eut que le temps de larguer la grandvoile, ne conservant que le foc, la petite voile triangulaire de l'avant.

      Trempé jusqu'aux os, cramponné au banc d'arrière, Baruch Jorgell était fou de peur. Ses dents claquaient comme des castagnettes. Seul avec ce vieillard, dans cette barque fragile comme une coque de noix et déjà pleine d'eau, il se figurait que la catastrophe finale n'était plus qu'une question de minutes. Il eût donné sa valise pleine de pierres précieuses pour se trouver à terre, en sûreté.

      Yvon, lui, n'était nullement ému.

      Aussi taciturne, une fois en mer, qu'il était bavard à terre, il tenait la barre d'une main ferme et ne s'occupait plus de son passager.

      Enlevée comme une plume par le souffle de l'ouragan, la Rose-Adélaïde faisait route avec une effrayante vélocité. Elle filait comme un météore. Déjà les phares n'étaient plus que comme des petites prunelles clignotantes au fond de l'horizon.

      Soudain un feu blanc apparut entre les hautes vagues, à bâbord, tout près de la Rose-Adélaïde.

      – Mille tonnerres ! hurla le père Yvon, c'est la patache de la douane ! Il n'y a qu'elle qui puisse être dehors par un temps pareil !

      – Eh bien, tant pis ! bégaya l'Américain qui venait d'être inondé par un paquet de mer des pieds à la tête. Hélez les douaniers, ils pourront peut-être nous ramener à terre...

      L'assassin calculait déjà que, ramené au port le plus proche, il aurait peut-être encore le temps de prendre le train avant la découverte du crime.

      Yvon, lui, n'était nullement disposé à appeler les habits verts à son secours.

      – Pas de ça, mon cher monsieur, répliqua-t-il d'un ton quelque peu gouailleur, il fallait me dire que vous aviez la venette, je ne vous aurais pas pris avec moi dans mon bateau. Pour mon compte, je ne tiens nullement à faire intervenir les gabelous dans mes affaires. Est-ce que je sais, moi, quelle marchandise vous avez dans votre valise ?

      Baruch Jorgell demeura silencieux. Dans le désarroi de la peur qui l'étreignait, il n'avait pas songé à cela.

      – Allons, dit rudement Yvon, aidez-moi, si vous ne voulez pas boire à la grande tasse, prenez la barre une minute et maintenez-la telle qu'elle est !

      Baruch obéit, sans mot dire. Il était loin de soupçonner les intentions du vieux pêcheur.

      Celui-ci, malgré les paquets de mer qui inondaient le frêle esquif, malgré les lames de fond qui le soulevaient à la hauteur d'une montagne, pour le faire redescendre comme dans un ravin, entre deux vagues énormes, s'était précipité vers l'écoute de la grand-voile.

      S'arc-boutant entre les deux murailles de la barque, il halait de toutes ses forces sur le cordage.

      La voile commença à se tendre avec un furieux claquement qui faillit faire chavirer l'embarcation.

      – Arrêtez ! Qu'allez-vous faire ? s'écria Baruch avec épouvante.

      Yvon ne daigna même pas répondre. Il acheva de hisser la voile dont il amarra solidement l'écoute, puis, arrachant la barre des mains de son passager consterné, il vint reprendre sa place au gouvernail.

      Le vent s'engouffra avec un hurlement sourd dans la toile maintenant tendue à se rompre, enlevant d'un bond furieux la Rose-Adélaïde qui, filant comme une mouette au sommet des vagues monstrueuses, s'enfonça avec une vitesse vertigineuse en plein ouragan, en pleines ténèbres.

      Une minute après le feu blanc avait disparu.

      Baruch était retombé épuisé sur son banc ; maintenant, à la crête livide d'une lame écumeuse, il lui semblait apercevoir le visage mélancolique de M. de Maubreuil.




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