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Le mystérieux docteur Cornélius - T. 1

Gustave Lerouge
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CINQUIÈME ÉPISODE – LE SECRET DE L'ÎLE DES PENDUS
V – Les trois Lords

Une fois sortis de l'enceinte de palissades qui entourait le laboratoire, les trois Lords de la Main Rouge congédièrent leur escorte, enlevèrent leurs masques et pénétrèrent dans une maison de bois et de briques à un seul étage, d'apparence presque coquette ; elle était entourée d'un jardin où l'on avait réuni tous les végétaux capables de résister à la rigueur du climat ; il y avait là des sorbiers, des pins, des saules arctiques, autour desquels étaient ménagées des plates-bandes de bruyère et de plantes alpestres.

      Les trois Lords entrèrent dans un salon chauffé par un gros poêle de porcelaine et confortablement meublé de fauteuils de cuir et d'armoires de pitchpin et de hêtre verni. Un samovar d'argent exhalait l'odorante vapeur du thé jaune. Des piles de sandwiches au caviar s'entassaient sur des assiettes de vieux Saxe.

      – Messieurs, dit l'homme aux lunettes d'or, ce vieux savant français me paraît rusé en diable ; je crois qu'il faut se méfier.

      – Mon cher docteur Cornélius, répliqua un autre, celui-là même qui s'était fait le porteparole de ses deux collègues près de M. Bondonnat, je crois que vous avez tort. Le Français craint pour ses filles ; avec cet argument-là, nous ferons de lui tout ce que nous voudrons.

      – Ce n'est pas sûr.

      – Si, fit le troisième interlocuteur, Baruch a parfaitement raison, Bondonnat adore ses filles ; d'ailleurs, il nous a donné des gages sérieux. L'application de ses procédés a décuplé le rendement de nos acréages de maïs et de coton.

      – C'est possible, mon cher Fritz, reprit Cornélius, mais ce que nous lui demandons maintenant heurte ses préjugés, et il a eu un sourire singulier... je n'ai pas confiance.

      Baruch leva le poing.

      – Que Bondonnat le veuille ou non, s'écria-til, il nous obéira. Nous le tenons, et nous le tenons bien !

      – N'empêche, fit Cornélius avec obstination, qu'il a eu un bizarre sourire... Il a accepté bien facilement de s'occuper d'une invention qu'il doit regarder comme une œuvre abominable. Ce vieux renard nous jouera quelque mauvais tour, j'en ai le pressentiment et je ne me trompe guère...

      Baruch haussa les épaules.

      – Bah ! fit-il, je ne vois pas ce que ce pauvre Bondonnat, tenu comme il l'est, peut entreprendre contre nous !...

      – Au besoin, dit Fritz Kramm, on le supprimerait.

      – Jamais de la vie ! s'écria Baruch avec emportement. J'aime beaucoup Mlle Andrée de Maubreuil, et je suis persuadé que, sous mon nouveau visage, je lui plairai !

      – Malgré le crime, s'écrièrent à la fois Fritz et Cornélius stupéfaits.

      – Peut-être à cause du crime...

      Il y eut un silence.

      – Soit, murmura Cornélius avec un rire diabolique, nous respecterons la vie de votre beau-père... Laissons ce sujet de côté.

      – Oui, approuva Fritz, notre yacht part ce soir ; il est bon que nous employions les heures qui nous restent à une dernière et sévère tournée d'inspection. N'oublions pas que cette île, la capitale de la Main Rouge, la légendaire île des pendus dont parlent, sans y croire, tous les tramps, est un atout capital dans la partie que nous jouons. C'est notre réserve ; notre entrepôt, notre laboratoire secret, notre forteresse !

      – Je vous admire, fit-il, vous parlez en vrai poète ; un chevalier du Moyen Age n'eût pas autrement fait l'éloge de son donjon. Aujourd'hui, tout est changé.

      – Comment cela ?

      – Oui : qu'il vienne en vue de l'île un croiseur cuirassé, un simple torpilleur même, et vous verrez votre arsenal réduit en miettes, vos soldats, vos tramps conduits à fond de cale, menottes aux pouces...

      – Cela ne se passerait pas si facilement que cela, interrompit Cornélius ; d'abord, l'île des pendus est entourée d'une ceinture de torpilles et de mines flottantes ; aucun navire, fût-ce un cuirassé de premier rang, un « dreadnought », n'en approcherait sans couler à pic ; cette ceinture protectrice existe encore dans un rayon de trois milles au large de l'île. Souvent, des naufrages ont lieu en pleine mer, on ne se les explique pas dans ces parages... Comprenez-vous ? Il faudrait toute une flotte pour s'emparer de l'île des pendus. C'est la ville de la Main Rouge. C'est notre capitale à nous !

      Baruch se taisait. Cornélius continua avec une verve enthousiaste :

      – Croyez-vous même que, si un détachement de matelots arrivait à débarquer, la victoire lui serait assurée ? Pas du tout. Nous avons des haies de barres électrisées qui foudroieraient celui qui essaierait de les franchir, des fosses à dynamite capables de réduire en poudre un régiment ; enfin, nos hommes qui, tous condamnés à mort, n'ont rien à espérer que la mort se battront jusqu'à la dernière goutte de sang.

      – Si le gouvernement de l'Union était au courant de cet état de choses..., murmura Baruch.

      – Parbleu ! dit Fritz, mais notre force réside précisément en ceci qu'on nous ignore, qu'on nous dédaigne. Pour tout le monde, l'île des pendus n'est qu'un rocher glacé, bon seulement à servir de parc aux phoques à fourrure...

      – Avez-vous remarqué, interrompit tout à coup Baruch, comme le chien du vieux Français me déteste ? Il ne se trompe pas, lui. Il reconnaît parfaitement Baruch Jorgell sous les traits de Joë Dorgan.

      – Qu'importe, fit Cornélius, ce chien reste dans l'île, et vous n'avez pas souvent l'occasion d'y revenir.

      – Cela m'eût fait plaisir de l'abattre moi-même, comme j'ai essayé de le faire autrefois.

      – Impossible, dit Fritz. Bondonnat a pour cet animal une très grande affection, sa crainte de le voir périr est un de nos moyens d'action sur le Français.

      – Soit, grommela Baruch en se levant et en regardant l'heure à son chronomètre. Mais il se fait tard, nous n'avons que le temps de procéder à notre tournée d'inspection.

      Tous trois remirent leurs masques, endossèrent leurs pelisses et sortirent de la maison. En dehors du jardin, ils retrouvèrent les bandits qui leur servaient de gardes du corps.

      Ils visitèrent d'abord la région nord de l'île qui était entièrement abandonnée aux phoques et qui comprenait une vaste baie parsemée d'îlots rocheux. Les animaux, que personne ne molestait, n'étaient nullement farouches ; on les voyait par groupes de cinq ou six se chauffer au soleil, étendus sur le sable, ou jouer entre eux, avec cette espèce de cri guttural qui ressemble à un aboiement. Une demi-douzaine d'Esquimaux étaient chargés de les surveiller et de les approvisionner en poissons. A côté de la hutte des Esquimaux, il y avait un hangar pour la préparation des peaux ; c'est là que lord Burydan devait être employé jusqu'à ce que les Lords de la Main Rouge eussent pris une décision à son égard.

      Baruch et ses complices ne jetèrent qu'un coup d'œil distrait sur cette installation. De là, ils passèrent aux magasins qui formaient une sorte de village au centre de l'île et qui renfermaient en abondance les vivres, les vêtements, les armes et les munitions nécessaires à la garnison composée d'une centaine de bandits.

      Ceux-ci occupaient une sorte de caserne tenue avec beaucoup de propreté et où régnait une discipline sévère.

      Quand les Lords entrèrent dans la salle principale qui servait de réfectoire, les bandits s'alignèrent sur deux files, tête nue, observant un respectueux silence. Tous ces hommes avaient le même aspect physique, la mine sauvage, la barbe longue, les épaules larges et les mains rugueuses. Tous portaient le même costume de cuir, avec le chapeau de feutre relevé sur le côté et orné d'une main rouge. Dans le fond de la salle, il y avait un râtelier d'armes où des carabines Winchester et des brownings, parfaitement entretenus, étaient alignés symétriquement.

      Cornélius se tourna vers un des bandits vêtus de rouge, uniforme qui distinguait les chefs de cette armée de malfaiteurs.

      – Capitaine Slugh, fit-il, nous sommes sur notre départ ; n'avez-vous aucune communication spéciale à faire aux Lords de la Main Rouge ?

      – Non, Votre Honneur, répondit le bandit avec une profonde salutation. J'espère que les Lords sont satisfaits de la tenue et de la discipline.

      – Très satisfaits ; aussi, désormais, j'autorise tous les samedis la double ration de whisky. Dans le courant du mois, le yacht de la Main Rouge viendra chercher les hommes dont la présence est redevenue possible dans les Etats de l'Union. La situation est-elle toujours bonne au point de vue sanitaire ?

      – Excellente, sauf que Jackson, depuis qu'il a été électrocuté, est toujours agité d'un tremblement nerveux qui ne guérira sans doute jamais. Quant à Moller, il a été si brutalement pendu, au Canada, que son cou, en dépit de tous les massages, ne redeviendra jamais droit. Berval, qui avait été lynché, à demi grillé sur un monceau de fagots enduits de pétrole, a dû subir l'amputation du bras. A part cela, il n'y a pas de malades.

      – J'irai moi-même à l'infirmerie, dit gravement Cornélius ; quant à Berval, je le ferai rapatrier dès qu'on lui aura fabriqué des papiers, et il touchera la pension à laquelle il a droit. Les Lords de la Main Rouge, ajouta-t-il au milieu d'un profond silence, n'abandonnent jamais ni leurs amis ni leurs ennemis.

      Ensuite, Cornélius passa dans les rangs, adressant quelques mots à chacun des bandits.

      – Pourquoi es-tu ici ? demanda-t-il à l'un.

      – Electrocuté, répondit l'homme, et rappelé à la vie dans l'amphithéâtre par un docteur appartenant à l'association.

      – Et toi ?

      – Evadé du pénitencier.

      – Et toi ?

      – Pendu.

      – Et toi ?

      – Electrocuté.

      – Et toi ?

      – Pendu.

      – Et toi ?

      – Pendu.

      Les réponses étaient invariables ; tous ces misérables avaient subi le dernier supplice et ils y avaient survécu, grâce aux complicités que la Main Rouge se ménageait partout. La sinistre capitale n'avait pas volé son nom d'île des pendus.

      De tous les bandits présents, deux seulement n'avaient été ni pendus, ni électrocutés, ni lynchés ; l'un avait été « garrotté » en Espagne, l'autre s'était échappé des mines de vert-de-gris de Sibérie après avoir subi la peine du knout.

      Cornélius, arrivé à l'extrémité de la salle, s'était arrêté en face d'un vieux bandit à longue barbe blanche.

      – Eh bien, père Marlyn, lui demanda-t-il, la santé est toujours bonne ?

      – Oui, Votre Honneur, je vais sur mes quatre-vingt-deux ans ; pourtant, cela ne m'empêche pas d'avoir de l'appétit et de trouver que le whisky est une bonne chose.

      Fritz Kramm s'était penché vers Baruch.

      – Vous voyez ce vieillard, lui dit-il à l'oreille, c'est un véritable patriarche, le doyen des tramps sans nul doute. Dès sa plus tendre enfance, il attaquait les gens sur les grand-routes, il a été pendu deux fois et lynché en tant d'occasions qu'il ne s'en rappelle même plus le nombre exact. Il a toujours eu la chance de s'en tirer sain et sauf. Il est célèbre dans toute l'Amérique, il a encouru plus de cent ans de prison qu'il n'a jamais faits.

      Cette sorte de revue termina la visite. Le capitaine Slugh fit rompre les rangs, et les trois Lords, après avoir franchi une haute palissade, pénétrèrent dans la troisième subdivision de l'île, qui ne comprenait que cinq ou six maisons de bois disséminées au bord d'un cours d'eau.

      L'intérieur d'une de ces habitations évoquait vaguement l'idée d'une étude de notaire ou d'avoué. Tous les murs en étaient couverts de cartons disposés avec beaucoup d'ordre. Au centre de la pièce, deux hommes recopiaient un document à en-tête, qui paraissait être un acte de naissance.

      – Vous ne connaissez pas nos bureaux, dit en riant Fritz à Baruch. C'est ici que se fabriquent tous les faux papiers dont les membres de l'association ont besoin lorsqu'il leur devient nécessaire de changer d'identité. Nous possédons un assortiment de textes officiels et d'imprimés, une collection de timbres et de cachets, des encres de toutes les couleurs, des produits chimiques dans le genre de l'hypochlorite de chaux et de l'eau oxygénée pour des changements de date.

      – Vous êtes, à ce que je vois, dit Baruch, admirablement outillés.

      – Rien ne nous manque. En une heure, je puis avoir un acte de décès ou de naissance, un certificat quelconque, présentant toutes les marques de l'authenticité.

      Les deux faussaires s'étaient levés à l'arrivée des Lords et restaient silencieux et tête nue.

      – Asseyez-vous, dit Cornélius ; nous ne voulons pas vous déranger de votre besogne.

      Le docteur avait pris sur la table quelques pièces au hasard ; il les montra à Baruch qui ne put s'empêcher d'admirer la perfection du travail.

      – Ce n'est pas mal, n'est-ce pas ? dit Fritz ; la Main Rouge a gagné bien des procès, même au civil, grâce à ces habiles artistes. Maintenant, si vous le voulez bien, nous irons voir la fabrique de fausses bank-notes.

      – Elle ne fonctionne pas en ce moment, objecta Cornélius, nos coffres sont pleins et nos ateliers chôment, mais je puis toujours vous faire contempler Julian et Johnie, deux graveurs d'un véritable talent qui se sont fait une spécialité de reproduire, à s'y méprendre, les billets de banque de toutes les nations civilisées.

      Tout en conversant, ils étaient arrivés jusqu'auprès d'un long bâtiment que surmontait une cheminée en brique. Ils traversèrent deux ou trois salles où se trouvaient des presses typographiques, puis Cornélius fit halte devant une porte percée d'un judas grillé.

      – Regardez, dit-il en baissant la voix.

      Baruch se pencha et faillit jeter un cri de surprise.

      Il venait d'apercevoir deux hommes studieusement occupés à graver une planche ; mais l'un de ces hommes ressemblait trait pour trait au docteur Cornélius lui-même, tandis que le second, dans sa physionomie, offrait l'image exacte de Fritz Kramm.

      Le docteur avait doucement refermé le judas.

      – Que pensez-vous de cela ? fit-il.

      – Je suis émerveillé.

      – Vous devez comprendre, mon cher Baruch, que dans la vie on est quelquefois très heureux de posséder un sosie ; ne fût-ce que pour établir victorieusement un alibi dans quelque fâcheuse circonstance.

      – Ces deux honnêtes graveurs, expliqua Fritz, avaient avec nous une certaine ressemblance. Le docteur s'est contenté de parachever délicatement l'œuvre de la nature : une fois de plus, il a montré qu'il était bien le « sculpteur de chair humaine ».

      Baruch demeurait silencieux ; il était épouvanté, et en même temps émerveillé, du pouvoir que ses complices paraissaient avoir sur tout ce qui les entourait.

      Le reste de la tournée d'inspection dans l'île des pendus s'acheva sans qu'il se produisît aucun incident digne de remarque.

      Le lendemain, dès l'aube, des drapeaux noirs portant au centre une main sanglante étaient arborés au-dessus de toutes les constructions de l'île. Le pavillon officiel de la Main Rouge se balançait aussi à la corne d'artimon du yacht ancré dans la baie, en face même de la caserne des tramps.

      Les trois Lords traversèrent, pour s'embarquer, une double haie d'hommes en armes, et lorsqu'ils eurent mis le pied sur le pont du yacht, la batterie de canons installée sur les hauteurs les salua d'une salve de onze coups, auxquels les tramps répondirent par trois hurrahs, comme eussent pu le faire des marins réguliers de n'importe quelle nation.

      Le yacht avait levé l'ancre ; d'abord, il évolua prudemment entre les mines flottantes qui garnissaient les abords de l'île ; puis, la zone dangereuse franchie, il força de vapeur. Bientôt, ce ne fut qu'une tache blanche sur la mer grise et verte.


*

*       *


      En entendant les coups de canon qui lui annonçaient le départ des Lords de la Main Rouge, M. Bondonnat avait eu un soupir de soulagement, et se tournant vers l'Indien Kloum :

      – A nous deux, maintenant, mon brave, lui dit-il, il s'agit de rester le moins longtemps possible dans cette maudite île des pendus que le diable confonde !

      – A nous trois, plutôt, répondit l'Indien en montrant le chien Pistolet, qui regardait son maître en ce moment avec des yeux si intelligents et si profonds qu'on eût juré qu'il avait compris ce qu'il venait de dire.




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