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Le mystérieux docteur Cornélius - T. 1

Gustave Lerouge
© France-Spiritualités™






TROISIÈME ÉPISODE – LE SCULPTEUR DE CHAIR HUMAINE
V – Perplexité !

L'arrestation de l'assassin de M. de Maubreuil eut un retentissement considérable en Amérique et même dans le monde entier. De nouveau, on vit paraître dans les quotidiens et dans les revues le portrait de Baruch Jorgell, flanqué, cette fois, de celui de mistress Griffton et de tous ses pensionnaires.

      L'événement produisit une telle sensation qu'on en oublia presque l'enlèvement de Joë Dorgan, qui demeurait toujours enveloppé d'un mystère impénétrable.

      Baruch avait désormais pris rang parmi les criminels illustres, et sa biographie se vendait en petits fascicules illustrés de dessins barbares.

      Pendant quelque temps, il fut à la mode, l'on vit son portrait, monté en broches et en bracelets, exposé à la vitrine des bijoutiers. Mais l'enthousiasme des badauds se changea en un véritable délire, lorsqu'on s'aperçut, après les premiers interrogatoires, que Baruch contrefaisait d'une façon admirable la folie ou tout au moins la stupidité.

      Les juges les plus rusés, les détectives les plus retors ne parvenaient à lui arracher que des lambeaux de phrases, des mots sans suite, dont l'ensemble ne présentait rien d'intelligible.

      – Quel admirable comédien ! s'écriaient les badauds avec admiration. Les a-t-il roulés, les juges ? Hein ? Vous verrez qu'il sera impossible de lui arracher aucun aveu et que le jury sera obligé de l'acquitter. Il n'y a pas à dire, il faut venir en Amérique pour trouver des criminels de cette force !

      Après avoir perdu beaucoup de temps, le juge d'instruction chargé de cette affaire sensationnelle fut obligé de reconnaître que l'accusé ne possédait pas une mentalité intacte. On fit appeler, à titre d'experts, les plus éminents spécialistes de l'Union. Après un examen très sommaire, ils déclarèrent à l'unanimité que Baruch Jorgell, atteint de graves lésions cérébrales, était complètement irresponsable.

      Cette constatation produisit dans le public une profonde déception. On répéta partout que le père de l'assassin, le milliardaire Fred Jorgell, avait payé les médecins pour sauver la vie de son indigne rejeton. La prison fut assaillie par une foule qui ne parlait de rien moins que de lyncher le meurtrier : il fallut deux détachements de police montée pour rétablir l'ordre.

      D'ailleurs, il était absolument faux que Fred Jorgell eût payé les médecins chargés de l'expertise ; le milliardaire, ainsi qu'il l'avait hautement déclaré, n'avait rien voulu tenter pour arracher son fils au châtiment : pourtant, il fut heureux, à cause de sa fille miss Isidora, que Baruch ne fût pas condamné au dernier supplice ; puis il préférait croire que son fils avait agi sous l'empire de la folie que de le supposer entièrement conscient des crimes monstrueux qu'il avait commis.

      La loi américaine s'oppose à la condamnation à mort d'un aliéné. En présence des déclarations formelles des médecins, le jury rendit un verdict « non coupable », comme ayant agi sans discernement, et le tribunal décida qu'il serait enfermé au « Lunatic-Asylum » ; c'est ainsi qu'on appelle, de l'autre côté de l'Atlantique, les maisons de fous.

      Il sembla, dès lors, que tout le monde eût hâte de faire le silence sur cette affaire qui demeurait enveloppée d'un profond mystère.

      Bientôt Baruch Jorgell, qui avait été conduit au Lunatic-Asylum de Greenaway, fut complètement oublié.

      Non pas de tous, cependant : il existait encore une personne qui s'intéressait au misérable dément, c'était sa sœur, miss Isidora Jorgell.

      Sitôt après le procès, la jeune fille avait fait parvenir au directeur de l'asile le premier quartier d'une pension qu'elle devait verser mensuellement, afin que son frère fût soigné à part et ne subît aucune privation.

      Miss Isidora, qui possédait une fortune personnelle qu'elle avait héritée de sa mère et qu'elle gérait elle-même, n'avait pas prévenu son père de ses intentions ; elle savait que le milliardaire ne pardonnerait jamais à Baruch, même au lit de mort, et qu'il avait défendu qu'on prononçât devant lui le nom du fils indigne.

      Miss Isidora, en cela différente de beaucoup de jeunes filles de la société des Cinq-Cents, uniquement occupées de toilettes fastueuses et de bijoux nouveaux, consacrait une grande partie de ses loisirs à des lectures sérieuses.

      Fred Jorgell adorait sa fille et il avait dans son jugement une telle confiance qu'il n'entreprenait aucune opération importante sans l'avoir consultée. Il était sans exemple que miss Isidora eût conseillé à son père une mauvaise spéculation.

      Précisément, à cette époque, Fred Jorgell soutenait – d'ailleurs courtoisement – une bataille financière contre William Dorgan. Après s'être partagé longtemps le trust des cotons et des maïs, chacun d'eux voulait devenir l'unique maître du marché.

      C'était grâce à miss Isidora que la lutte entre les deux trusteurs n'avait pas pris un caractère plus aigu. Miss Isidora avait été fiancée à l'ingénieur Harry Dorgan. Le départ de Baruch, chassé par son père à la suite de crimes mystérieux dont l'ingénieur avait découvert l'auteur, avait fait remettre à plus tard l'union projetée.

      L'énorme retentissement de l'assassinat de M. de Maubreuil avait fait reculer de nouveau le mariage à une date indéfinie. En dépit de l'insistance d'Harry Dorgan, miss Isidora n'avait pas voulu donner son consentement. Lors du mariage des milliardaires, il est de règle, en Amérique, de publier les portraits des jeunes époux, et miss Isidora voyait déjà, par les yeux de la pensée, réunis sur la première page de quelque quotidien à gros tirage, le portrait de l'assassin et celui de la sœur de l'assassin.

      – Attendons, avait-elle dit à l'ingénieur.

      Docilement, Harry Dorgan s'était rendu à ces raisons et il attendait.

      Cette demi-rupture n'empêchait pas qu'une vive et profonde affection existât entre les deux jeunes gens, qui se rencontraient fréquemment dans les salons des Cinq-Cents.

      Puis, après la tapageuse publicité donnée à l'assassinat de M. de Maubreuil, miss Isidora s'était retirée dans une solitude absolue.

      Pendant des après-midi entières elle se promenait, en méditant silencieusement, dans les longues allées bordées d'orangers du parc paternel. Elle se plaisait à s'isoler sous un bosquet de cèdres vénérables, au-dessous duquel se trouvait un banc de marbre couvert de mousse.

      Miss Isidora tombait souvent dans d'étranges rêveries. A force de réfléchir, elle avait été frappée des obscurités et des contradictions qui entouraient le crime et le criminel. Elle flairait là un mystère ; elle trouvait que la justice s'était beaucoup trop hâtée. Elle s'était intimement convaincue que la vérité, dans ce sinistre drame, était beaucoup plus complexe que les détectives et les reporters, pressés de trouver une explication vraisemblable, ne se l'étaient imaginé.

      Avec une anxiété douloureuse, la jeune fille avait lu les interrogatoires des shérifs, les rapports des aliénistes et les comptes rendus des interviewers ; ces lectures l'avaient laissée très perplexe.

      Certes, elle le savait, Baruch était dénué de toute espèce de scrupules, et même de tout sens moral, mais il était d'une santé intellectuelle très robuste et d'une énergie puissante.

      – Il y a là, songeait-elle, une énigme inconcevable. Si mon misérable frère avait perdu complètement la mémoire, il ne se serait jamais rappelé le chemin du family-house, il ne lui serait resté aucun souvenir. Pourquoi aussi n'a-t-il jamais voulu reconnaître mistress Griffton, n'a-t-il témoigné, d'aucune façon, qu'il l'eût jamais connue ? Autre énigme : qu'étaient devenus les diamants ? Comment se faisait-il qu'il n'en restât de trace nulle part ?

      Les gemmes qui dépassent un peu la taille ordinaire sont parfaitement connues des joailliers. Dès qu'un diamant d'un poids inusité arrive sur le marché, il est immédiatement signalé par des publications spéciales éditées à Londres et à Paris. Il fallait donc que ces diamants fussent entre les mains de quelqu'un, d'un complice, ou de plusieurs complices ? Alors, s'il en était ainsi, pourquoi la police ne recherchait-elle pas ces complices ?

      Ce problème devenait pour elle une lancinante obsession. Il fallait à tout prix qu'elle connût la vérité. Elle prit une résolution désespérée. Accompagnée de sa gouvernante écossaise, mistress Mac Barlott, elle se rendit au Lunatic-Asylum situé dans la banlieue, à quatre miles de New York.

      Comme presque tout ce que l'on rencontre en Amérique, l'asile des fous offrait le contraste d'un luxueux confort et d'une sauvage négligence.

      Toute une partie des bâtiments était construite en marbre et en céramiques polychromes avec des « window-bow » aux vitraux éclatants.

      C'était là qu'étaient installés l'administration, les docteurs aliénistes et quelques riches clients, anciens spéculateurs pour la plupart, dont la cervelle avait été anémiée par le surmenage. Les fous pauvres étaient exilés dans des cahutes en planches mal jointes, d'où s'élevaient toute la journée des lamentations et des hurlements.

      En franchissant la solide grille aux lances dorées qui servait d'entrée à ce pandémonium, la gouvernante ne put réprimer une vague appréhension, et c'est à peine si le directeur parvint à la rassurer par son accueil empressé. Le docteur Johnson, un Yankee d'une gravité funèbre, n'ignorait pas qu'il se trouvait en présence de miss Isidora Jorgell, la fille du milliardaire, et il se mit entièrement à sa disposition.




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