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Le mystérieux docteur Cornélius - T. 1

Gustave Lerouge
© France-Spiritualités™






PREMIER ÉPISODE – L'ÉNIGME DU CREEK SANGLANT
V – Un mystère sensationnel

Avec ses massifs d'orangers, de jasmins, de magnolias et d'orchidées, ses fontaines jaillissantes et ses allées tapissées d'une mousse épaisse et verdoyante, le jardin d'hiver de Fred Jorgell était en toute saison un lieu de fraîcheur et d'enchantement. Les palmiers et les bananiers y formaient de véritables bosquets, dont les larges feuillages s'élevaient jusqu'à la coupole de cristal aux arcatures dorées.

      C'est là que miss Isidora passait souvent de longues heures en compagnie d'une brave Ecossaise, mistress Mac Barlott, dont la seule fonction était de lui faire la lecture et de l'accompagner dans ses promenades.

      Chaque midi, après le déjeuner, elles allaient rendre visite à une grande volière de filigrane d'argent toute remplie de perruches, de sénégalis, de cardinaux et d'autres oiseaux des tropiques aux brillants plumages. C'était là une de leurs distractions favorites.

      Elles étaient précisément occupées, ce jour-là, à émietter des gâteaux à leurs petits pensionnaires emplumés, lorsque Fred Jorgell parut tout à coup au détour d'une allée de citronniers de la Floride, plantés dans de superbes vases de faïence italienne. Aussitôt miss Isidora courut au-devant de lui.

      – Je te croyais déjà remonté à ton cabinet de travail, dit la jeune fille ; est-ce que, par extraordinaire, toi, l'homme affairé par excellence, tu aurais du temps à perdre en notre compagnie ?

      – Tu sais bien, ma chère enfant, que je n'ai jamais de temps à perdre. Le temps est une marchandise trop précieuse pour qu'on la gaspille. Si je suis descendu, c'est que j'ai à causer avec toi très sérieusement.

      – Je vous laisse, fit mistress Mac Barlott en personne bien stylée.

      – Isidora, reprit le milliardaire, j'ai des reproches à t'adresser.

      – A moi ? fit la jeune fille avec surprise. Si j'ai encouru ton mécontentement, je t'assure que c'est de façon bien involontaire.

      – Oh ! ce n'est pas grave, et je ne voudrais pas te chagriner pour si peu de chose. Voici de quoi il s'agit. Je trouve que, depuis quelque temps, le jeune Harry Dorgan est bien assidu près de toi.

      – Oh ! mon père ! protesta miss Isidora, dont le visage se colora d'une timide rougeur.

      – J'ai en grande estime l'ingénieur Harry, reprit le milliardaire plus doucement, mais je ne voudrais pas cependant que ses visites pussent prêter à de fâcheuses interprétations. J'ai, en ce moment surtout, des raisons spéciales pour que vos deux noms ne se trouvent pas réunis dans les propos des médisants, comme cela est arrivé ces temps derniers.

      – Je t'affirme, dit miss Isidora d'un ton plein de calme et de franchise, que je n'ai à me reprocher aucune coquetterie.

      – Je n'en doute nullement, mais il n'en est pas moins vrai qu'Harry Dorgan te suit comme ton ombre. Il trouve moyen d'être de toutes les réceptions où tu es invitée, il danse et il flirte avec toi, il t'accapare des soirées entières. Au théâtre, au concert, aux garden-parties on est sûr de le voir à tes côtés !

      Le milliardaire s'animait à mesure qu'il parlait, son visage s'était enflammé, et ce fut avec un geste énergique qu'il conclut :

      – Vraiment, cela devient scandaleux ! Il faut mettre un terme à cela !

      – Mon père, répliqua miss Isidora avec un peu d'émotion dans la voix, je t'avoue que je ne te comprends pas ! Tu viens de me parler comme on parlerait à une « demoiselle » française, gardée à vue dès l'enfance dans un couvent et surveillée étroitement jusque dans ses moindres gestes. Fille de la libre Amérique, j'ai été élevée librement et j'espère bien continuer à user de cette liberté, puisque je n'en ai jamais fait mauvais usage.

      – Cependant...

      – Je ne nie nullement les assiduités d'Harry Dorgan, mais si j'aime à l'avoir près de moi, c'est simplement parce qu'il est plus intelligent, plus cultivé, plus sympathique que tous ces fils de trusteurs qui, sortis de la cote de la Bourse et du cours des cotons et des huiles, ne savent plus que dire !

      Et elle ajouta d'un ton délibéré :

      – D'ailleurs, ne m'as-tu pas répété toi-même que tu me laisserais parfaitement libre de me choisir un époux ?

      – Je n'ai pas changé d'avis, balbutia Fred Jorgell avec embarras, mais j'espère que ce n'est pas Harry Dorgan que tu as choisi ?

      Miss Isidora ne put s'empêcher de sourire en voyant la mine effarée de son père.

      – Rassure-toi, dit-elle, Harry Dorgan est pour moi un très sympathique camarade, mais rien de plus. J'apprécie sa conversation nourrie de lectures sérieuses, j'aime sa franchise, mais c'est tout. Si j'avais décidé de le prendre pour mari, c'est toi qui en aurais été averti le premier.

      – Je le sais, dit le milliardaire un peu confus, je n'ai jamais douté de ta loyauté... Mais j'avais encore autre chose à te dire.

      – Parions, répliqua malicieusement la jeune fille, que tu as un nouveau prétendant à me proposer ?

      – C'est ma foi vrai. J'ai reçu les propositions d'un jeune homme qui, à mon avis, te conviendrait parfaitement. Sa fortune égale la tienne, il est déjà à la tête de plusieurs affaires importantes.

      – Et comme aspect physique ?

      – Grand, élégant, distingué, intelligent, ce sera un mari idéal.

      – Si je l'accepte, et il se nomme ?

      – Arnold Stickmann.

      Miss Isidora partit d'un franc éclat de rire.

      – Eh bien, non ! fit-elle, le roi de la Mode ne sera pas mon époux, je te le dis tout de suite. J'ai une véritable aversion pour les jeunes gens qui font de la toilette leur préoccupation dominante. C'est l'indice d'un caractère profondément égoïste. Je serais obligée d'être jalouse des vestons et des cravates de ce mirliflore. Propose-m'en un autre si tu veux, mais, très sincèrement, l'honorable Arnold Stickmann ne fait pas mon affaire.

      Le milliardaire était vivement contrarié, il tenta un suprême effort pour convaincre sa fille.

      – Tu sais bien, ma chère Isidora, que je n'essayerai jamais de te marier contre ton gré, mais si tu voulais me faire plaisir, tu consentirais à recevoir quelquefois la visite de Mr. Stickmann. Je suis persuadé qu'en le connaissant mieux tu perdrais certaines de tes préventions contre lui.

      – Inutile, mon père, dit froidement la jeune fille. J'ai vu Mr. Arnold Stickmann assez souvent pour avoir eu le temps de me faire une opinion sur son compte...

      L'entretien fut brusquement interrompu par l'arrivée de mistress Mac Barlott qui entrait en coup de vent dans la serre. L'Ecossaise avait le visage bouleversé et brandissait un numéro de la principale feuille locale, le Jorgell-City Advertiser.

      – Que se passe-t-il donc ? demanda miss Isidora, qui n'avait jamais vu sa fidèle dame de compagnie dans un pareil état.

      – C'est épouvantable ! C'est inouï ! Lisez...

      Fred Jorgell s'empara du numéro de l'Advertiser et devint d'une pâleur mortelle en voyant le titre imprimé sur la manchette en lettres énormes :

Un second crime à Jorgell-City
Assassinat de l'honorable Arnold Stickmann

      Malgré toute son énergie, ce fut d'une voix mal assurée qu'il lut l'article suivant, imprimé en tête de la feuille locale :

      « Un odieux assassinat vient de jeter la consternation dans notre paisible et laborieuse cité : l'honorable Arnold Stickmann a été tué et dévalisé dans la nuit d'hier. Aucun indice ne permet d'espérer que les assassins seront découverts. Rappelons que, depuis un mois, c'est le second meurtre qui se produit à Jorgell-City, dans les mêmes circonstances mystérieuses.

      Voici les faits dans toute leur énigmatique horreur :

      Le malheureux Arnold Stickmann avait passé gaiement la soirée au club du Haricot Noir en compagnie de ses amis ; il avait même gagné au baccara et au bridge une somme considérable ; c'est ce fait, certainement connu des assassins, qui a été cause de sa mort. Très heureux au jeu, Mr. Stickmann se vantait assez imprudemment de ses gains. Il était de notoriété publique que l'infortuné roi de la Mode avait toujours en portefeuille une grande quantité de bank-notes.

      En sortant du club, Mr. Arnold Stickmann monta comme d'habitude dans son auto, il était environ à ce moment deux heures du matin. D'après le chauffeur, un serviteur de confiance – dont pourtant les dires seront soigneusement contrôlés –, une panne se produisit à peu près à moitié chemin du club et de l'hôtel de Chicago, où Mr. Stickmann était descendu.

      Le jeune milliardaire n'eut pas la patience d'attendre que la réparation fût effectuée.

      – Retournez à l'hôtel sans moi, dit-il au chauffeur ; le temps est beau, et il ne me déplaira pas de faire un bout de chemin à pied, en fumant un cigare.

      Jorgell-City, comme on le sait, comprend deux agglomérations principales séparées par un vallon bas et marécageux encore couvert de taillis et traversé par un ruisseau sur lequel un pont de bois a été provisoirement établi. C'est un peu plus loin, en amont du ruisseau, qu'ont été établies les usines électriques qui fournissent la lumière et l'énergie à notre ville et que dirige avec tant de compétence l'ingénieur Harry Dorgan. Tel était l'endroit, à cette heure de la nuit absolument désert, qu'avait à traverser Arnold Stickmann pour regagner l'agglomération dans laquelle se trouve l'hôtel de Chicago.

      La nuit s'écoula sans qu'on vît rentrer Mr. Stickmann ; très inquiet, le directeur de l'hôtel envoya immédiatement à sa recherche deux des Noirs et le principal gérant.

      Ils ne furent pas longtemps à découvrir le cadavre du malheureux, gisant à quelques mètres en dehors de la route battue, sous un buisson, ce qui explique qu'en regagnant l'hôtel, après avoir achevé sa réparation, le chauffeur ne l'ait pas aperçu.

      Le corps ne portait aucune trace de violence, sauf une petite tache noirâtre derrière le cou. Le portefeuille bourré de bank-notes avait disparu, mais on retrouva dans la poche du pantalon un browning de fort calibre dont la victime n'avait pas eu le temps de faire usage.

      L'autopsie immédiatement pratiquée par le docteur Cornélius Kramm, assisté du docteur Fitz-James, n'a donné, comme l'on s'y attendait, aucun résultat concluant : alors que le docteur Kramm reconnaissait les symptômes d'une congestion cérébrale, le docteur Fitz-James observait certaines désagrégations des tissus qui se produisent surtout dans les cas d'électrocution. Les deux hypothèses sont aussi inadmissibles l'une que l'autre.

      Ayons le courage de le dire, nous nous trouvons ici en présence d'un criminel armé des nouveaux moyens que fournit la science et qui assassine ses victimes sans laisser de traces. Si les autorités ne prennent les mesures les plus énergiques, attendons-nous à une série de forfaits qui laisseront bien loin derrière eux les sinistres exploits de Troppmann et de Jack Sheppard.

      Une circonstance que plusieurs personnes ont notée, c'est que la lumière électrique s'est éteinte cette nuit et a fait défaut pendant une demi-heure environ. C'est sans nul doute à la faveur de cette obscurité propice que le crime a dû être commis. »


      Fred Jorgell laissa tomber le numéro de l'Advertiser, il était atterré.

      – La vie de personne n'est plus en sûreté ici, balbutia-t-il. Ce pauvre Stickmann, avant-hier encore, était plein de joie et de santé, nous causions tranquillement ensemble !...

      Miss Isidora était profondément émue.

      – Vraiment, murmura-t-elle, je me repens de m'être moquée parfois des habillements prétentieux de cet infortuné.

      Il y eut quelques moments d'un silence plein d'angoisse. Ce trépas mystérieux avait quelque chose d'épouvantable.

      Mistress Mac Barlott, cependant, avait ramassé le numéro de l'Advertiser que venait de jeter Fred Jorgell et le parcourait distraitement.

      A la suite de l'article qu'on vient de lire se trouvait le portrait de Stickmann, suivi de sa biographie et d'une énumération de sa fortune et des parts de trust qu'il possédait.

      – Il y a une note intéressante, en dernière heure, dit l'Ecossaise.

      Et elle lut :

      « La municipalité de Jorgell-City fait afficher en ce moment un placard promettant une prime de dix mille dollars à qui découvrira les auteurs des deux crimes mystérieux. N'oublions pas, en effet, qu'il y a quelques semaines Pablo Hernandez a trouvé la mort dans des circonstances absolument identiques. Ces meurtres impunis, si la série s'en continuait, seraient de nature à compromettre gravement l'avenir de notre cité naissante et à en éloigner, peut-être pour jamais, les capitalistes et les travailleurs. Nos édiles ont compris que de sévères mesures devaient être prises. Un des plus habiles détectives de Chicago a été mandé. Nul doute que ses investigations sagaces n'amènent à bref délai la découverte de l'assassin. »

      L'Ecossaise venait de terminer sa lecture lorsque Baruch entra ; lui aussi venait d'apprendre l'assassinat et tenait en main un numéro du journal.

      – C'est terrible, fit-il, en s'asseyant près de sa sœur.

      Et, certes, son émotion ne devait pas être feinte, car il était d'une pâleur livide.

      – Quelle est votre opinion ? lui demanda Fred Jorgell.

      – Ma foi, mon père, je suis comme tout le monde, je ne sais que penser. Pourtant, il me semble qu'il y aurait un moyen de découvrir les coupables. Il y a un vieil adage juridique qui dit : « Cherchez à qui le crime profite. » Peut-être qu'en se livrant à une enquête minutieuse on pourrait découvrir lequel de ses ennemis avait le plus d'intérêt à sa mort.

      – Arnold Stickmann n'avait pas d'ennemis, répliqua le milliardaire.

      – Alors c'est encore plus extraordinaire.

      Baruch s'était levé.

      – Je vous quitte, fit-il, je vais aller aux nouvelles.

      Et il sortit rapidement.

      Il avait à peine fait quelques pas dans la rue qu'il se trouva en présence de Fritz Kramm, le marchand de curiosités. Tous deux se saluèrent en échangeant quelques phrases courtoises.

      – Précisément, dit Baruch, j'allais chez vous.

      – Comme cela se trouve, répondit Fritz, j'ai justement deux mots à vous dire. Figurez-vous que, parmi les valeurs que vous m'avez remises il y a quelque temps, il y en a un certain nombre qu'il est absolument impossible de négocier.

      – Qu'en ferez-vous ?

      – Rien du tout. Je les ai brûlées et, dame, c'est pour moi une perte sèche.

      – Je comprends cela. Pour combien y en a-t-il ?

      – Pour quinze mille dollars.

      – Je vais vous les remettre à l'instant. Entrons chez vous, si vous le voulez bien.

      – Je vois que nous nous entendons à demi-mot, c'est parfait.

      Ils entrèrent dans le hall du marchand de tableaux et, séance tenante, Baruch étala sur le bureau quinze billets de chacun mille dollars.

      – Tiens, c'est singulier, dit Fritz, en examinant les bank-notes, elles sont toutes neuves et même parfumées. Arnold Stickmann n'en avait jamais que de semblables dans son portefeuille, c'était une de ses manies.

      – Je le sais, répondit Baruch sans sourciller, mais je lui en ai gagné beaucoup au jeu.

      – Prenez garde, murmura Fritz entre ses dents, qu'à ce jeu-là vous ne finissiez par perdre.

      Et comme son interlocuteur demeurait silencieux :

      – Vous savez, poursuivit-il, qu'on fait venir de Chicago un détective d'une habileté supérieure ?

      – Oui, j'ai lu cela dans l'Advertiser, mais sera-t-il si habile qu'on le prétend, j'en doute fort.

      – Je vous conseille d'être prudent.

      Ils se séparèrent sur cette recommandation et Baruch se rendit au club du Haricot Noir, où il joignit ses doléances à celles des partenaires habituels d'Arnold Stickmann.

      Une semaine s'écoula, l'enquête n'avait pas fait un pas. L'on avait vainement cherché des ennemis à Stickmann ; il n'avait que des amis. Au dire de Baruch, qui propageait sournoisement ce bruit, un seul homme aurait pu avoir intérêt à la mort du roi de la Mode, et cet homme c'était Harry Dorgan qui, comme Stickmann – tout le monde le savait –, était passionnément épris des charmes de miss Isidora. Mais Harry était estimé de tous, personne ne prenait au sérieux cette monstrueuse insinuation.




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