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Le mystérieux docteur Cornélius - T. 1

Gustave Lerouge
© France-Spiritualités™






TROISIÈME ÉPISODE – LE SCULPTEUR DE CHAIR HUMAINE
VI – Au Lunatic-Asylum

Le directeur de l'asile ressentait en lui-même un certain orgueil de posséder dans son établissement un personnage aussi notoire que ce Baruch Jorgell, dont les crimes avaient occupé le monde entier.

      – Mr. Jorgell, déclara-t-il, est entouré ici des soins les plus dévoués ; il reçoit la visite de célèbres aliénistes, parmi lesquels je citerai le Dr Cornélius Kramm. Il était encore ici avant-hier.

      – Pense-t-il, demanda miss Isidora avec émotion, que l'on puisse conserver quelque espoir, sinon de guérison complète, au moins d'amélioration dans l'état du malade ?

      – Je veux être franc avec vous, miss, le docteur ne conserve aucun espoir. Mr. Baruch Jorgell est atteint d'amnésie complète, et MM. les aliénistes sont d'accord que cette amnésie a dû être causée par un choc violent qui a produit une lésion certainement inguérissable... à moins d'un miracle.

      Miss Isidora poussa un profond soupir et suivit silencieusement le directeur par une allée sablée bordée d'arbustes en caisse.

      – Vous pouvez constater, reprit-il, que les travaux d'aménagement sont poussés avec l'activité la plus fiévreuse. D'ici peu de mois nous aurons sous la main tout ce que l'on a trouvé de mieux pour la guérison des maladies mentales ; vastes jardins pour les cures de plein air et d'exercice physique, salles de chirurgie, bains électriques, bains de radium et bains solaires, sans oublier une salle de frigothérapie, indispensable dans le traitement de l'hypocondrie et de la neurasthénie aiguë.

      S'apercevant que miss Isidora et sa gouvernante l'écoutaient d'une oreille distraite :

      – Peut-être, ajouta-t-il avec un sourire plein de promesses, désireriez-vous voir quelques-uns de nos malades ? C'est une faveur que je n'accorde pas souvent et nous avons ici des sujets bien intéressants !

      – Je vous remercie, monsieur, répondit froidement la jeune fille.

      – Je vous assure que vous avez tort, reprit-il avec insistance ; nous avons ici, par exemple, l'aviateur Nelson qui se croit changé en aéroplane et qu'on doit garder à vue pour qu'il ne monte pas sur les toits afin de s'envoler ; l'homme automobile qui se promène toute la journée emmailloté de pneumatiques et qu'on a toutes les peines du monde à empêcher de boire du benzonaphtol ; l'homme chat qui refuse toute autre nourriture que du lait et du foie cru ; il passe son temps à miauler, à ronronner et à s'effiler les ongles sur une planchette. Nous avons encore...

      – Je ne doute pas, interrompit la gouvernante, que tous ces malades ne soient fort intéressants, mais miss Isidora n'est nullement soucieuse de voir ces malheureux dont la vue ne pourrait que l'attrister profondément. Elle est venue pour rendre visite à son frère, uniquement pour cela !

      – Fort bien, murmura le directeur légèrement vexé du peu de cas qu'on faisait de ses offres ; je croyais vous être agréable, mais puisqu'il en est ainsi, n'en parlons plus... Je suis malheureusement obligé de vous quitter pour un rendez-vous urgent ; mais voici le surveillant en chef qui vous servira de guide.

      Et le Dr Johnson, après un salut cérémonieux, confia les deux femmes aux soins d'un athlétique personnage, vêtu d'un uniforme jaune à boutons de métal et coiffé d'un bizarre casque de cuir bouilli ; c'était le surveillant en chef.

      Miss Isidora lui posa quelques questions sur la situation de son frère, mais il avait des instructions précises sur la façon de répondre aux parents des clients riches.

      – Mr. Jorgell, dit-il d'un ton obséquieux, se porte aussi bien que le permet son état. Nous n'avons qu'à nous féliciter de sa conduite. Quant aux soins dont il est entouré, vous savez, miss, que la devise de la maison est : douceur, humanité, confort.

      L'homme à l'uniforme jaune se garda bien de parler de la camisole de force, des douches glacées et du fouet dont il ne se faisait aucun scrupule de faire usage quand les malades se montraient tant soit peu turbulents.

      On était arrivé devant une haute muraille dans laquelle s'ouvrait une petite porte de fer munie d'un judas.

      Le surveillant prit à sa ceinture un trousseau de clefs et introduisit les visiteuses dans un enclos dont le sol, recouvert d'un maigre gazon, nourrissait quelques arbres chétifs. C'était là, sans doute, songea miss Isidora avec un serrement de cœur, les vastes jardins, propices aux cures de plein air et d'exercices physiques, dont avait parlé le directeur.

      Une trentaine de malades payants étaient là, les uns en proie à un morne abattement, les autres se promenant d'un pas saccadé, avec force gesticulations, sous le regard tour à tour fixe et mobile de quatre gardiens – ce regard spécial des geôliers qui s'attendent toujours à être attaqués à l'improviste.

      Ce fut à grand-peine que miss Isidora reconnut son frère.

      Elle contemplait avec épouvante ce regard terne et sans chaleur, cette face amaigrie et ravagée par le remords et la maladie et ces lèvres décolorées comme celles d'un vieillard. Un être peureux, voûté, sans âge précis, aux membres agités d'un perpétuel tremblement, c'était tout ce qui restait du robuste, de l'énergique Baruch.

      – Je ne puis me faire à la pensée que ce soit là mon frère, murmura la jeune fille avec une tristesse poignante.

      – Cependant, c'est bien lui, dit la gouvernante, mais combien déprimé, il n'est plus que l'ombre de lui-même !

      Miss Isidora prit la main du dément et s'assit à côté de lui.

      – C'est moi, votre sœur Isidora, dit-elle en s'efforçant de sourire, comment allez-vous ?

      Baruch leva vers la jeune fille un regard d'où la pensée était absente et retira sa main d'un geste craintif.

      – Baruch ! dit miss Isidora, avec une douceur obstinée, voyons, faites un effort ! Regardez-moi !... Isidora, ce nom ne vous rappelle-t-il rien ?

      – Rien, grommela-t-il d'une voix rauque.

      Il considérait maintenant la jeune fille d'un regard un peu moins éteint, où tout à coup venait de passer comme un fugitif éclair de pensée ; puis il porta la main à son front avec un geste lamentable.

      – Je ne me souviens plus, bégaya-t-il, je ne sais plus... Que me voulez-vous ? Je suis très malheureux ! oh, oui ! très malheureux !...

      Miss Isidora se détourna pour cacher les larmes qui lui montaient aux yeux ; elle était à bout de courage. Elle tenta cependant un suprême effort ; elle ne voulait pas s'en aller sans emporter un peu d'espoir.

      – Dites-moi votre nom ? demanda-t-elle.

      – Je ne sais pas...

      Il cacha sa tête dans ses mains et il fut impossible à miss Isidora d'en tirer autre chose.

      Pendant cette scène affligeante, la gouvernante était demeurée silencieuse. Elle était invinciblement attirée par les grimaces d'un vieux gentleman qui rôdait dans le voisinage en marchant à quatre pattes et en faisant le gros dos. C'était précisément celui qui se figurait être changé en chat. Tout à coup, il se mit à miauler de si lugubre façon que l'honorable mistress fut terrifiée malgré la présence des gardiens.

      – Miss Isidora, dit-elle, je crois qu'il vaut mieux que nous nous en allions. Les mines hagardes de tous ces malheureux me glacent le sang dans les veines... Notre présence les agace peut-être. Allons-nous-en.

      – Vous avez raison, murmura tristement la jeune fille.

      – Allons-nous-en, répéta peureusement l'Ecossaise en se rapprochant de sa maîtresse, ce gentleman me fait peur avec ses miaulements.

      Elle montrait le fou, arrêté à quelques pas d'elle.

      – Nous partons, dit miss Isidora, mais il vaut peut-être mieux, après tout, que Baruch ait perdu tout souvenir du passé...

      Toutes deux se hâtèrent de quitter le sinistre jardin et de sortir de cet asile de douleurs. Elles remontèrent dans l'auto qui les attendait et qui les emporta rapidement dans la direction de New York.

      Miss Isidora fut longtemps à se remettre de la terrible émotion qu'elle venait d'éprouver.

      – C'est étrange, murmura-t-elle, je ne puis m'imaginer que ce soit mon frère Baruch que je viens de voir. Il me semble que c'est lui et que ce n'est pas lui ; que le malheureux que nous venons de quitter n'est qu'une caricature grotesque et pitoyable du Baruch d'autrefois.

      – Certes, dit la gouvernante, la maladie l'a beaucoup changé.

      – Puis, il y a des choses que je n'arrive pas à m'expliquer. A certains moments je me demande si mon frère est vraiment coupable de tous les crimes dont on l'a convaincu... On ne peut pas dire qu'il soit fou, et il n'est pas idiot non plus puisqu'il se rend compte de sa situation et qu'il en souffre... Cette visite m'a brisé le cœur.

      Miss Isidora regagna tristement le palais de son père, mais sa mélancolie et ses préoccupations s'étaient accrues. Elle se renferma, dès lors, dans une retraite plus profonde que jamais.

      Chaque mois, courageusement, elle se rendait au Lunatic-Asylum et elle constatait avec désespoir que l'état de Baruch ne se modifiait en aucune manière ; son intelligence et sa mémoire demeuraient plongées dans les ténèbres du néant.




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