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Le mystérieux docteur Cornélius - T. 1

Gustave Lerouge
© France-Spiritualités™






SIXIÈME ÉPISODE – LES CHEVALIERS DU CHLOROFORME
VII – Dans l'île des pendus

Pendant que sa fille et ses amis se livraient à d'infatigables et périlleuses recherches, la situation du savant naturaliste Prosper Bondonnat – toujours vivant et bien portant, heureusement – était des plus singulières, et, bien souvent, l'illustre vieillard en venait à se demander s'il ne rêvait pas tout éveillé, ou s'il n'était pas subitement devenu fou.

      Ce qu'à présent les Lords de la Main Rouge attendaient de lui, c'était, on s'en souvient, des torpilles d'un nouveau modèle, des engins capables de détruire de grands navires sans laisser de traces par des remous formidables artificiellement créés.

      Obligé de céder à la contrainte, M. Bondonnat feignit de consentir à ce qu'on lui demandait, mais il s'était promis in petto que les appareils construits d'après ses plans présenteraient, une fois réalisés, de tels inconvénients qu'ils ne pourraient jamais devenir d'une utilité pratique pour les bandits qui avaient voulu le rendre complice de leurs pirateries.

      En apparence, il faisait preuve de la plus grande docilité. Sa féconde imagination enfantait projets sur projets. Chaque semaine, des ballots d'épures étaient remis au représentant de la Main Rouge qui les expédiait aussitôt aux ateliers du continent.

      Les bandits étaient très satisfaits de leur prisonnier ; il était arrivé à les éblouir, à les amuser, à leur inspirer confiance, et il comptait dans peu de temps les décider à la construction d'un appareil qui pût servir sa fuite.

      Entre-temps, il se distrayait en apprenant le français au Peau-Rouge Kloum, sur lequel il croyait pouvoir compter, et qui lui témoignait un attachement et une confiance extraordinaires. Kloum, avec l'adresse et la patience de ceux de sa race, était parvenu, en dépit des sentinelles, à scier deux planches de la palissade et chaque nuit il s'échappait dans l'île et rapportait à M. Bondonnat de précieux renseignements.

      C'est dans une de ces courses nocturnes qu'il put parvenir jusqu'à lord Burydan qui, par suite de la position isolée du parc aux phoques, était surveillé beaucoup moins sévèrement. Dès lors, une correspondance régulière s'établit entre l'Anglais et M. Bondonnat.

      L'excentrique lord s'ennuyait à périr. Obligé de servir des hommes brutaux et grossiers, il devenait neurasthénique, et, dans chacun des billets écrits au crayon qu'il confiait à Kloum, il annonçait son prochain suicide à M. Bondonnat, si ce dernier ne trouvait pas à brève échéance un moyen d'évasion.

      Le vieux savant l'exhortait à la patience, lui répétant que le projet de fuite qu'il avait conçu ne tarderait pas à aboutir, mais le temps s'écoulait sans amener, en apparence, aucun changement dans la situation des prisonniers.

      M. Bondonnat, d'un caractère naïf et sentimental, comme beaucoup de savants de génie, puisait une certaine consolation dans l'amitié de son chien Pistolet. Le vieillard s'était amusé à tailler dans une planchette de bois tendre les vingt-quatre lettres de l'alphabet ; il continuait patiemment l'éducation du barbet, si brillamment commencée en France par Oscar Tournesol.

      Cependant, en présence des résultats obtenus par les travaux de M. Bondonnat, les bandits de la Main Rouge s'étaient quelque peu relâchés dans leur surveillance ; un jour, le savant mit la main sur une armoire d'instruments de physique qu'on lui avait jusqu'alors soigneusement cachés, et il découvrit un équatorial et un sextant.

      – Maintenant, s'écria-t-il joyeusement, je vais savoir où je suis. Avec ma montre à secondes, en voilà assez pour relever exactement la latitude et la longitude de l'île !

      Il fit immédiatement le point et ses calculs lui donnèrent 47° de longitude nord et 161° de latitude ouest.

      – Par conséquent, réfléchit-il, l'île des pendus se trouve entre les îles Aléoutiennes et le port de Vancouver. Nous entrons dans la belle saison, le moment serait bien choisi pour une évasion.

      Il ne dit rien de sa découverte à Kloum pour qui les mots de longitude et de latitude n'offraient aucun sens précis ; mais, par une bizarre fantaisie – vrai caprice de savant –, il s'amusa patiemment à apprendre à Pistolet, et à lui faire composer avec ses lettres mobiles, la précieuse formule géographique qui ne devait sans doute être jamais d'aucune utilité pour le pauvre quadrupède.

      D'ailleurs, grâce à ces leçons journalières, le barbet avait fait de surprenants progrès, il connaissait maintenant plus d'une cinquantaine de mots et ne se trompait jamais sur leur exacte signification.

      A quelque temps de là, l'émissaire habituel de la Main Rouge, un personnage taciturne et grave qui répondait au nom de Sam Porter et possédait de réelles connaissances en mécanique et en chimie, demanda à M. Bondonnat s'il ne serait pas capable de donner les plans d'un aéroplane supérieur à tous ceux que l'on avait construits jusqu'alors.

      Le savant réfléchit une seconde ; la question du bandit lui ouvrait d'inattendues perspectives.

      – Il y a mieux qu'un aéroplane, fit-il, je puis vous fournir les épures d'un appareil volant qui réunit les avantages du dirigeable et ceux de l'aéroplane, je l'ai nommé aéronef.

      Le bandit ne pouvait s'empêcher d'être surpris de la bonne volonté que semblait mettre le savant à se dépouiller d'une découverte aussi importante.

      – Donnez-nous le plan de votre aéronef, répondit-il, et je vous promets que vous en serez récompensé.

      – Me rendrez-vous enfin la liberté ?

      – Pas encore, mais je m'engage à faire parvenir à vos filles une lettre de vous, pourvu, toutefois, bien entendu, qu'elle ne contienne aucun renseignement de nature à nous compromettre ni à faire connaître l'endroit où vous vous trouvez.

      – Eh bien, soit ! acquiesça le savant, j'y consens, bien que je n'aie pas une énorme confiance dans la façon dont ma lettre arrivera à destination. Seulement, mon aéronef est une délicate machine et il faudra que le montage et les essais aient lieu sous mes yeux.

      – Vous n'espérez pas, peut-être, vous en servir pour vous échapper, reprit Sam Porter en jetant à travers les trous de son masque de caoutchouc un regard aigu sur le vieillard.

      – Soyez tranquille, soupira hypocritement M. Bondonnat, vexé au fond de voir deviner sa pensée ; ce n'est pas à mon âge que l'on se met à faire de l'aviation.

      – D'ailleurs, je serai là pour vous en empêcher.

      Trois jours après, M. Bondonnat remettait les épures de son aéronef, qui excita chez les Lords de la Main Rouge un réel enthousiasme.

      Voici en peu de mots ce qu'était l'aéronef de M. Bondonnat :

      Qu'on se figure de gigantesques matelas, l'un horizontal et l'autre vertical, tous deux gonflés d'hydrogène. Des points de suture solidement cousus empêchaient les enveloppes de se distendre et de reprendre une forme ovoïdale. La section de l'appareil eût donné une croix à branches égales. Maintenu par une carcasse d'aluminium à charnières et à poulies, le plan vertical pouvait se rabattre sur le plan horizontal et réciproquement.

      Cet ingénieux dispositif, que complétaient deux hélices, permettait d'assurer pratiquement la direction de l'appareil. Dans un courant d'air favorable, il se présentait verticalement et filait comme une voile gonflée. Fallait-il louvoyer ? Il redevenait horizontal et progressait en vol plané.

      A l'arrière pendait un câble relié à l'armature et où étaient accrochées cinq petites nacelles, dont l'une renfermait un puissant moteur électrique. C'est dans les quatre autres que devaient prendre place les passagers, un par un.

      Par la combinaison des angles, des plans et du gouvernail, l'aéronef évoluait comme un véritable oiseau, suivant ou remontant les courants, s'élevant ou s'abaissant contre le vent.

      Sam Porter fût tellement satisfait des plans de cet appareil qu'il autorisa M. Bondonnat à écrire à ses filles en lui promettant que la lettre parviendrait à destination.

      Dans cette lettre, dont le bandit éplucha soigneusement tous les termes, M. Bondonnat expliquait simplement qu'il était vivant et en bonne santé, mais détenu par des capitalistes qui le retenaient prisonnier pour que rien ne pût transpirer des inventions secrètes auxquelles ils le faisaient travailler. Sans pouvoir fixer la date exacte de son retour, il l'annonçait pour une époque très prochaine.

      M. Bondonnat se sentit plus calme après avoir remis cette lettre à Sam Porter. Il n'avait, on le pense bien, qu'une confiance très relative dans les promesses du bandit, et pourtant il se disait que l'on ne lui eût sans doute pas fait écrire cette lettre si l'on n'avait pas eu l'intention de la faire parvenir à son adresse.

      La construction de l'aéronef fut poussée avec une activité fiévreuse. Chaque semaine, le yacht de la Main Rouge apportait des pièces détachées qui étaient aussitôt montées, sous la direction de M. Bondonnat, par Kloum assisté de quatre robustes bandits.

      Un mois, jour pour jour, après la remise de ses plans, M. Bondonnat eut la satisfaction de voir l'aéronef se balancer légèrement au souffle de la brise, retenu par un solide câble d'acier, amarré à un tourniquet placé en dehors du double chemin de ronde.

      Une sentinelle, armée d'une carabine, montait la garde nuit et jour à proximité du câble.

      Le vieux savant résolut de ne pas attendre le jour où devaient avoir lieu les épreuves décisives et il fit savoir, par Kloum, à lord Burydan qu'il eût à se tenir prêt à tout événement.

      – Mon brave Kloum, dit un jour M. Bondonnat, c'est ce soir que nous quittons l'île des pendus. Les accumulateurs sont chargés, les nacelles pourvues de vivres, et le fonctionnement des hélices, comme je l'ai vérifié ce matin, est excellent.

      Kloum, si grave d'ordinaire, manifesta sa joie par une foule de grimaces et de contorsions bizarres. Et Pistolet lui-même s'associa par de joyeux aboiements à la satisfaction de son vieux maître.

      Vers dix heures du soir, comme de coutume, les bandits, armés de lanternes, firent une ronde, puis les lumières s'éteignirent et dans le silence de l'île endormie on n'entendit plus que le grondement des vagues et le pas cadencé des sentinelles.

      – Kloum, dit tout à coup M. Bondonnat au Peau-Rouge qui l'avait suivi dans sa chambre, voici l'heure. Tu vas sortir et tu vas aller chercher lord Burydan.

      – Bien, monsieur.

      – Quand il aura réussi à sortir sans encombre du parc des phoques, vous vous dirigerez sans bruit vers la sentinelle placée à côté du câble et... Kloum, très taciturne de sa nature, fit du revers de sa main le geste de couper la gorge à quelqu'un.

      – Non, pas cela !... protesta sévèrement le vieillard. Je ne voudrais pas acheter ma liberté au prix de l'existence d'un homme. Que lord Burydan se contente d'étourdir le bandit d'un coup de poing sans lui laisser le temps de pousser un cri. Cela fait, vous traiterez de la même façon l'homme qui monte la garde dans le chemin de ronde. Puis vous viendrez me chercher et nous partirons.

      M. Bondonnat répéta deux fois ses recommandations pour être sûr que l'Indien les avait bien comprises. Enfin, Kloum se glissa silencieusement hors de l'habitation et se perdit dans les ténèbres.

      Une demi-heure s'écoula, M. Bondonnat était violemment ému. Il lui semblait déjà que Kloum mettait bien du temps à revenir. Mais, tout à coup, Pistolet se dressa comme s'il eût flairé quelque ennemi. Et le vieillard, palpitant d'angoisse, crut à ce même moment distinguer dans le lointain les piétinements d'une lutte et comme un râle assourdi. Puis tout rentra dans le silence.

      L'instant d'après, Kloum et lord Burydan pénétraient en coup de vent dans la pièce. Leurs vêtements étaient souillés de boue et un peu de sang se voyait aux poignets de l'excentrique lord.

      – Vous êtes blessé ? demanda vivement M. Bondonnat.

      – Oh ! rien, fit l'Anglais, une simple égratignure... Un de ces coquins qui a voulu me gratifier d'un coup de bowie-knife pour m'empêcher de lui tordre le cou, mais j'ai serré un peu fort et je crains bien de l'avoir étranglé pour de bon.

      – Partons vite, murmura le vieux savant. C'est dans une demi-heure qu'on relève les sentinelles, nous n'avons pas une minute à perdre.

      Tous trois, ou plutôt tous quatre, car on n'eut garde d'oublier Pistolet, sortirent du laboratoire et se glissèrent avec précaution par l'étroite issue que Kloum leur avait ménagée en sciant quelques planches de la palissade. Ils arrivèrent sans encombre jusqu'à l'endroit du rivage où était amarré l'aéronef, que l'on voyait se balancer dans le ciel, à la clarté de la lune, comme un fantasque oiseau de rêve. Réunissant leurs efforts, les trois fugitifs firent manœuvrer le treuil et l'aéronef se rapprocha lentement de la surface du sol.

      Dès qu'il eut pris contact, l'embarquement commença. Pistolet fut placé le premier dans la nacelle la plus élevée. Kloum monta dans la seconde et lord Burydan dans la troisième.

      M. Bondonnat s'était réservé la quatrième, car c'était lui qui, à l'aide d'une hache solide dont il s'était muni, devait couper le câble métallique.

      – Accélérons le mouvement, déclara lord Burydan. Il me semble voir aller et venir des lumières à l'autre extrémité de l'île.

      M. Bondonnat se mit à frapper à coups redoublés sur le câble dont le métal sonore vibrait tumultueusement dans la nuit comme la corde d'une harpe éolienne.

      A ce vacarme, des coups de feu éclatèrent dans toutes les directions. Des fanaux électriques s'allumèrent, montrant deux escouades de bandits qui accouraient au pas de gymnastique.

      M. Bondonnat continuait à frapper désespérément sur le câble qui, fabriqué avec des fils d'acier vanadié de première qualité, ne se laissait entamer que difficilement ; il n'était encore qu'à moitié coupé lorsque Sam Porter apparut, essoufflé et furieux, à la tête de ses hommes.

      – Ah ! ah ! ricana-t-il, M. Bondonnat voulait nous fausser compagnie. Mais on ne quitte pas comme cela l'île des pendus.

      Et en même temps il saisissait le vieillard à bras-le-corps et essayait de l'arracher de la nacelle au rebord de laquelle il se cramponnait éperdument. Mais cette lutte ne dura pas dix secondes. Tout à coup, il y eut un craquement sec de métal qui se brise, et l'aéronef s'enleva d'un bond formidable vers les nuages, vainement salué par les bandits d'une salve de coups de carabine.

      M. Bondonnat et Sam Porter, qui ne l'avait pas lâché, avaient roulé à terre, culbutés par la violence du choc.

      L'audacieuse tentative était manquée. Le vieillard demeurait pour longtemps, pour toujours peut-être, prisonnier des bandits de la Main Rouge.


FIN DU TOME PREMIER/




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