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Le mystérieux docteur Cornélius - T. 1

Gustave Lerouge
© France-Spiritualités™






QUATRIÈME ÉPISODE – LES LORDS DE LA « MAIN ROUGE »
VII – Une expérience manquée

Baruch et ses deux complices, les frères Kramm, étaient fermement persuadés que les milliards de William Dorgan, encore augmentés par la spéculation, étaient sur le point de tomber entre leurs mains, ils les regardaient déjà comme à eux.

      En partant en tournée d'inspection, tous les trois dans une automobile que pilotait Léonello, le préparateur de Cornélius, ils avaient le sentiment que les immenses étendues de maïs et de coton qu'ils traversaient étaient leur propriété personnelle.

      Le milliardaire William Dorgan, ils ne le comptaient plus pour rien ou pour presque rien, et c'est à peine si – par un dernier souci des formes à garder – ils daignaient l'informer par lettre ou par télégramme des marchés plus ou moins avantageux qu'ils concluaient chemin faisant.

      Si les frères Kramm gardaient la secrète arrière-pensée de se défaire de Baruch, une fois qu'ils se seraient servis de lui comme d'un docile instrument, rien dans leur façon d'agir n'eût pu le faire soupçonner. Tout dans leurs actions, dans leurs paroles, tendait à prouver au faux Joë Dorgan que ses deux complices l'avaient franchement associé à leurs projets comme à leurs ressources les plus secrètes. Baruch n'avait conservé envers eux aucune défiance et il s'enorgueillissait presque de compter au nombre des trois Lords qui commandaient en maîtres aux sanglants compagnons de la Main Rouge.

      Au cours du voyage, d'ailleurs, Fritz et Cornélius semblaient prendre à tâche de mettre leur nouveau collègue au courant des ressources secrètes de la mystérieuse association.

      Une fois, sur la lisière d'une forêt, l'automobile, dont Léonello remplaçait un pneu, fut brusquement attaquée par deux bandits armés d'énormes brownings.

      Fritz, au lieu de répondre aux menaçantes objurgations des deux drôles, se contenta de tirer du sifflet de vermeil qu'il portait en breloque deux ou trois notes stridentes, modulées sur une gamme spéciale, et les deux tramps s'enfuirent à toutes jambes.

      Il n'était pas de jour que les frères Kramm ne donnassent à Baruch une preuve nouvelle et inattendue de l'étendue de leur pouvoir et du nombre de leurs affiliés. C'était une véritable armée de malfaiteurs, savamment organisée, qu'ils avaient à leurs ordres.

      Mais autant Fritz s'appliquait à mettre en relief les innombrables et puissantes ramifications de la Main Rouge, autant le docteur paraissait y attacher peu d'importance. Un jour même, il alla jusqu'à dire :

      – Je suis presque de l'avis de Baruch, pourquoi ne pas laisser peu à peu de côté toute cette organisation romanesque, dont la direction demande beaucoup de mal et expose à beaucoup de dangers ?

      – Certes, répliqua vivement Fritz, le rôle de Lord de la Main Rouge n'est pas une sinécure ; mais nous ne le quitterons que quand nous serons assez riches.

      Et le marchand de tableaux imposa, d'un geste, silence à son frère ; il ne lui plaisait pas qu'une discussion de ce genre s'engageât en présence de Baruch qui, au fond, était sur ce sujet du même avis que le docteur.

      Un jour – un samedi précisément – l'auto traversait un océan de moissons verdoyantes qui, toutes, à perte de vue, appartenaient au trust.

      Baruch sentait des bouffées d'orgueil lui monter au cerveau, à la vue de cette richesse de la terre, de cette opulence visible et palpable.

      – Vous devez convenir, dit-il aux frères Kramm, que vous êtes arrivés dans le trust – il n'osa pas dire dans « mon trust » – au moment le plus opportun ; l'entreprise était complètement installée, les gros capitaux avaient été déboursés, et maintenant, grâce à votre apport, vous allez recueillir la majeure partie des bénéfices. Fred Jorgell est acculé aux pires expédients. Sa défaite n'est plus qu'une question de semaines, de jours peut-être...

      – Je sais cela aussi bien que vous, murmura Cornélius hypocritement ; je sais même que la charmante miss Isidora s'en montre très affectée. Dame, je crois qu'il sera très dur pour cette élégante jeune fille de se trouver réduite à l'indigence.

      Baruch eut une crispation nerveuse. Sa sœur Isidora était peut-être la seule personne au monde pour laquelle il eût conservé une sorte d'affection.

      – Ne vous occupez pas d'Isidora, grommela-til d'un ton mécontent. Je saurai, s'il le faut, lui venir en aide.

      – C'est, d'ailleurs, une fort bonne personne, reprit le docteur avec une atroce ironie. On m'a conté, à ma dernière visite au Lunatic-Asylum, qu'elle faisait une pension à son frère « Baruch Jorgell », ce malheureux dément, dont vous ne pouvez ignorer l'histoire.

      Baruch grinçait des dents.

      – Pas un mot de plus là-dessus ! rugit-il.

      – Oui, dit Fritz avec un bon sourire, c'est une pénible histoire ; parlons plutôt de notre trust. Je pensais précisément qu'il serait facile – grâce à la Main Rouge – d'amener rapidement l'honorable Fred Jorgell à capituler. Quelques incendies allumés, comme par hasard, dans ses docks ou dans ses plantations pourraient accélérer l'inévitable dénouement.

      Le docteur eut un haussement d'épaules.

      – Fritz, fit-il, vous avez la préoccupation continuelle de la Main Rouge, vous vous faites illusion sur la puissance des tramps, qui sont, au fond, de vulgaires malfaiteurs. Quand donc voudrez-vous comprendre qu'il y a derrière nous un terrible et sanglant passé, avec lequel il faudrait rompre le plus tôt possible ?

      – La Main Rouge triomphe !

      – D'accord, mais cela ne durera pas toujours. Il faut laisser de côté ces sortes de moyens. Je veux, moi, devenir un des dominateurs du monde.Toute autre ambition est mesquine, et, pour atteindre un pareil but, ce sont des milliards qu'il faut et non quelques dollars volés sur le grand chemin par des crève-misère.

      – Le docteur a raison, s'écria Baruch avec orgueil, pas de mesquines ambitions, pas de petits moyens, ce ne sont pas des miséreux ou des niais, ce sont des gens de mon énergie et de mon intelligence qu'il vous faut comme collaborateurs, entendez-vous ?

      – Nous aurions pu nous dispenser de votre collaboration, répliqua Fritz un peu railleusement.

      – Non, s'écria le docteur avec vivacité, Baruch a fait ses preuves. Il aura sa part dans nos triomphes, mais une condition essentielle du succès, c'est que notre bonne entente ne soit jamais troublée.

      – Notre union fera notre puissance, fit Baruch enthousiaste ; qu'aucune querelle ne vienne troubler notre alliance. La Main Rouge, la Science et la Spéculation réunies doivent nous donner la maîtrise du monde. Mais je vous ménage une surprise aujourd'hui même. Je vais vous donner la preuve que j'ai tenté quelque chose pour l'œuvre commune.

      – De quoi s'agit-il ? demanda Fritz, en échangeant avec Cornélius un regard étonné.

      – J'ai tout simplement trouvé un procédé, grâce auquel on peut décupler la puissance de production de nos acréages de maïs et de coton.

      Cornélius réfléchit un instant.

      – Parions, fit-il, que vous avez employé quelques-uns des procédés du Français Bondonnat, le seul homme que je regarde comme mon égal en science ; Bondonnat, l'ami de Maubreuil.

      – A quoi bon ramener ces souvenirs, déclara Baruch sans colère, tout cela est du passé. Vous le savez, j'ai connu de très près le naturaliste français, et je crois m'être approprié quelques-uns de ses procédés les plus étonnants pour augmenter la puissance de la végétation.

      – Et quand verrons-nous cela ? demanda Fritz Kramm un peu sceptique.

      – Aujourd'hui même, dit Baruch, qui retomba dans le silence.

      L'auto filait à toute vitesse entre les hauts feuillages de maïs que, de temps en temps, la brise faisait bruire avec de bizarres crissements de soie froissée. Il faisait une chaleur accablante. Le ciel, d'un blanc de plomb, avait çà et là des tons roux et jaunâtres qui annonçaient l'imminence d'un violent orage.

      Léonello augmenta encore la vitesse ; la voiture aux nickelures éclatantes fuyait comme un météore, au ras des verdures coupées çà et là par quelques bouquets de palmiers élancés.

      Enfin, des maisonnettes couvertes de feuilles de maïs ou de tuiles rouges apparurent au versant d'une colline qui dominait la plaine.

      Au-dessus des maisonnettes se dressaient d'étranges appareils métalliques, canons paragrêles, mâts électriques qui reproduisaient, à peu de chose près, ceux qu'avait inventés le naturaliste Bondonnat, et grâce auxquels il faisait régner dans ses jardins un printemps perpétuel.

      L'auto avait stoppé devant la plus vaste des chaumières, et bientôt une armée de serviteurs noirs ou mulâtres se précipita au-devant de messieurs les propriétaires du trust et les guida jusqu'à une salle blanchie à la chaux où un confortable lunch était servi.

      Le menu était de ceux qu'on trouve fréquemment dans le Sud des Etats-Unis : un ragoût de crabes de rivière au piment des plus appétissants, un cochon de lait rôti et entouré de bananes frites, des hérissons assaisonnés au ravensara et d'une chair aussi blanche et aussi savoureuse que celle de jeunes poulets.

      Pendant que les trois bandits faisaient honneur à cette collation, le ciel était devenu d'un noir d'encre. Baruch se hâta de donner des ordres aux Noirs qui devaient faire fonctionner ses appareils tout récemment installés.

      Tout à coup, l'orage éclata avec cette soudaineté qui est particulière aux climats tropicaux.

      De grands éclairs bleus, verts, violets déchiraient le manteau des nuages, le vent soufflait en tempête, faisait craquer lamentablement les cases des Noirs, comme s'il eût voulu les arracher de leurs pilotis, les maïs se courbaient et s'étalaient sous l'orage et leurs feuillages tourbillonnaient comme la vague autour des écueils.

      Le tonnerre grondait majestueusement dans l'étendue.

      Baruch demeurait silencieux ; il semblait beaucoup moins sûr qu'une heure auparavant de l'effet de ses appareils ; les frères Kramm attendaient, dans un silence patient, l'expérience annoncée.

      A ce moment, les canons paragrêles retentirent mais leurs détonations n'arrivaient pas à dominer le fracas de la foudre ; ils demeuraient sans effet contre le terrible pouvoir d'un orage tropical.

      Baruch, furieux, comprit, mais trop tard, que ses appareils n'étaient pas en proportion avec l'effet qu'il en attendait. Ce qui était suffisant sous le ciel clément du pays de France devenait inefficace dans cette contrée torride.

      Rageusement, il donna l'ordre aux Noirs de cesser le feu contre les nuées victorieuses. Poliment, Cornélius et Fritz essayèrent de le consoler de sa déconvenue. Baruch se taisait, contenant à grand-peine sa rage et son désappointement.

      L'orage, cependant, redoublait de fureur comme s'il eût été attiré par les appareils installés sur la colline. Un moment, des centaines d'éclairs se déployèrent comme le bouquet d'un gigantesque feu d'artifice ; les paratonnerres étaient couronnés de hautes flammes livides.

      Il y eut un formidable craquement.

      La foudre venait de tomber sur la case voisine de celle où se trouvaient les trois complices.

      Les nègres s'enfuyaient en hurlant, criant que deux d'entre eux venaient d'être tués.

      Baruch et les frères Kramm restaient plongés dans un silence épouvanté. Mais déjà les nuages déchiquetés par la foudre crevaient en une averse diluvienne, en une torrentielle pluie qui glissait des hauteurs voisines avec la rapidité d'une avalanche liquide, noyait les cultures, menaçait de changer en un lac la plaine fertile.

      – Lamentable échec, murmura Baruch avec accablement.

      – C'est un véritable hasard que nous n'ayons pas été foudroyés, ajouta le docteur avec ce malicieux sang-froid dont il ne se départait jamais.

      – Il faut espérer, dit Fritz à son tour, que M. Bondonnat obtient avec ses appareils de meilleurs résultats...

      – Et c'est ce dont je suis profondément humilié. Je ne suis qu'un ignorant, auprès de ce vieillard qui sait transformer, à son gré, les saisons, faire des végétaux tout ce qu'il lui plaît...

      Et Baruch, dans une crispation de la face qui lui rendait pour un instant sa vraie physionomie, versait des larmes de rage.

      – Consolez-vous, dit Cornélius, M. Bondonnat est un des météorologistes, un des naturalistes les plus illustres qui soient dans le monde entier. Vous ne pouvez pas prétendre l'égaler. Ah ! si nous l'avions comme associé, avec quelle facilité il décuplerait, centuplerait même le rendement de nos trusts.

      – Pourquoi ne pas le faire venir ? proposa Fritz, c'est une idée.

      – Il n'accepterait pas, murmura Baruch en secouant la tête.

      – Mais en le payant très cher ?

      – Il est riche.

      – Alors, dit Cornélius en ricanant, enlevons-le, séquestrons-le, il sera bien obligé de travailler pour nous.

      Les trois complices se regardèrent, le projet leur souriait, précisément à cause de son audace et de ses difficultés.

      – Nous en reparlerons, murmura Cornélius, je vais creuser l'idée ; pour le moment, je crois qu'il serait temps d'aller nous coucher.

      Tous trois s'apprêtaient à regagner leurs chambres, lorsque la sonnerie du téléphone retentit furieusement.

      – Allô !

      – Allô ! Qui me parle ?

      – Ton père, William Dorgan. C'est toi, mon cher Joë ?

      – Oui. Qu'y a-t-il donc ?

      – Bonne nouvelle ! Nous triomphons sur toute la ligne.

      – Fred Jorgell est vaincu ?

      – Entièrement, il m'a tout cédé, stocks et domaines. Nous sommes les maîtres, demain nos actions vont monter...

      Baruch était exaspéré.

      – C'est stupide, songeait-il, traiter au moment où Fred Jorgell allait sombrer. Encore une fois ma vengeance m'échappe. Aussi, c'est de ma faute. Je n'aurais pas dû m'absenter. Harry Dorgan en a profité, c'est lui, certainement, qui a combiné tout cela !... Mais j'y songe, si les signatures ne sont pas échangées, il est peut-être encore temps !...

      Mais, non, il n'y avait plus rien à faire et William Dorgan lui téléphona, d'un air de triomphe, que tout était en règle et que la cession, si avantageuse pour le trust, était désormais un fait accompli.

      Baruch dut faire un immense effort sur lui- même pour balbutier dans l'appareil une phrase de banales félicitations.

      – Mauvaise journée, dit-il aux frères Kramm qui avaient tout entendu, mais je me demande comment mes deux pères, le faux et le vrai, ont pu trouver un terrain d'entente. Harry Dorgan me payera tout cela une bonne fois !

      Fritz et Cornélius ne partageaient nullement la mauvaise humeur de leur complice. Ils n'avaient pas les mêmes causes de haine que Baruch contre le milliardaire Fred Jorgell, puis, somme toute, l'affaire était excellente pour eux, et les capitaux qu'ils avaient engagés ou fait engager dans le trust se trouvaient largement rémunérés.

      Baruch leur souhaita le bonsoir et gagna sa chambre en maugréant.

      Il se disait, en entrant dans l'étroite pièce où une haute glace semblait l'attendre, que sa nuit ne serait pas tranquille. Après cette journée pourtant si agitée, il s'attendait à la terrible visite du cauchemar qui venait chaque samedi hanter son sommeil.




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