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Le mystérieux docteur Cornélius - T. 2

Gustave Lerouge
© France-Spiritualités™






NEUVIÈME ÉPISODE – LE COTTAGE HANTÉ
I – La bodega du « Vieux-Grillage »

La bodega du « Vieux-Grillage », miraculeusement préservée lors du dernier tremblement de terre, est située dans le quartier de Queen-City, à San Francisco. C'est un des plus anciens établissements de la ville et sa construction remonte à l'époque héroïque et déjà légendaire de l'invasion de la Californie par les chercheurs d'or.

      Le vieux grillage qui a donné son nom à la maison se compose de barres de fer grosses comme le poignet, séparant entièrement la salle où se trouvent les buveurs du comptoir des bouteilles d'alcool de toutes provenances.

      Au temps où sévissait la fièvre de l'or, où les femmes amenées par des traitants du Chili et du Mexique se vendaient couramment aux enchères, tous les bars étaient pourvus de grillages semblables. Il n'était pas rare, en effet, qu'un homme fût assassiné pour une tranche de jambon ou un verre de whisky ; et l'on comptait, en y comprenant les exécutions sommaires des voleurs, des picks, une moyenne de deux à trois cents meurtres par jour.

      Alors, les barmen ne servaient leur clientèle que le revolver à la ceinture ; et ils n'allongeaient la consommation commandée qu'après avoir empoché la poignée de poudre d'or qui en représentait le prix.

      Avec le temps, ces mœurs féroces s'étaient modifiées, San Francisco, plusieurs fois reconstruite après des incendies et des tremblements de terre, était devenue une ville de luxe ; mais la bodega, précieusement conservée, avait survécu à tous les changements.

      Le grillage, il est vrai, n'est plus là que pour le pittoresque, et le propriétaire actuel de l'établissement avait joint à l'étroit comptoir de jadis une longue salle pourvue d'une estrade pour les représentations de music-hall, bondée chaque soir d'une clientèle disparate, dans laquelle on eût trouvé un échantillon de toutes les races humaines.

      Il y avait là des Chinois, des Japonais, des Allemands, des Mexicains et un certain nombre de Papous, de Maoris et de types d'autres races océaniennes, venus en Amérique avec des navires chargés de nacre, de copra et d'écaille de tortue, et reconnaissables à leur teint d'un brun doré, à l'expression douce et pensive de leurs physionomies.

      Des chanteuses atrocement maquillées se montraient tour à tour sur l'estrade située au fond de la salle, mais c'est à peine si on les apercevait à travers le nuage épais de la fumée des cigares, si on les entendait, au milieu des chants, des rires, des vociférations qu'un orchestre de guitaristes mexicains n'arrivait pas à dominer.

      Ce soir-là, le vaste hall, dont le plafond bas était décoré de drapeaux de toutes les nations, était tellement rempli que les nègres qui faisaient le service avaient de la difficulté à circuler à travers l'étroite allée ménagée entre les tables.

      Dans un coin, trois hommes attablés autour d'un bol de punch devisaient avec animation tout en fumant des cigares de Manille.

      L'un d'eux prenait à peine part à la conversation. C'était un matelot à la physionomie stupide, mais loyale, aux mains énormes et qui répondait au nom de Hardy.

      Quant à ses compagnons, ils formaient entre eux l'opposition la plus complète.

      L'un, mis presque avec luxe, avait les allures paisibles d'un employé de banque ou d'un domestique de bonne maison ; ses favoris blonds étaient taillés soigneusement et sa tenue était d'une correction parfaite.

      L'autre avait la mine d'un véritable bandit. Sa face basanée était encadrée d'une barbe et de cheveux grisonnants, et ses yeux jaunes avaient la mobilité particulière à ceux des malfaiteurs ; ils exprimaient la ruse, la cupidité et l'inquiétude. Ses vêtements de toile grossière faisaient contraste avec les nombreuses bagues dont ses doigts étaient chargés et le paquet de breloques qui tintinnabulaient à la chaîne de sa montre.

      Il se nommait le capitaine Christian Knox, et même dans les bouges de San Francisco où l'on se montre très accommodant sur la question de moralité, il possédait la plus déplorable réputation. Accusé deux fois déjà d'assassinat, mais acquitté faute de preuves, il passait pour se livrer à la piraterie.

      – Monsieur Edward Edmond, dit le capitaine à son compagnon, je suis entré aujourd'hui dans le chantier où se construit le fameux yacht, et j'ai pu me rendre compte que vous n'avez rien exagéré.

      – C'est que, répondit l'homme aux favoris, on ne ménage pas les bank-notes, je vous prie de le croire. Tout est de première qualité, depuis la coque en acier jusqu'aux machines qui sont munies des derniers perfectionnements.

      – D'après ce que j'ai vu, c'est un bateau qui filera facilement ses trente nœuds à l'heure. Mais, par exemple, ajouta le capitaine, dont la curiosité était vivement excitée, je me demande à quoi pourra servir un pareil yacht.

      – C'est vrai, approuva le matelot Hardy, on dirait tout à fait un vaisseau de guerre.

      – Sur ce sujet, fit Edward Edmond, je n'en sais pas plus long que vous.

      – Mais enfin, quelle traversée fera-t-il ? demanda le capitaine avec insistance.

      – Je l'ignore.

      – Que diable, vous devez pourtant connaître ceux qui le font construire ?

      – Cela se pourrait... mais je n'ai le droit de rien vous dire.

      – A votre aise, grommela le capitaine Knox d'un ton bourru ; cependant toutes ces cachotteries-là ne me présagent rien de bon. On me dirait que ce yacht-là est destiné à faire la course, à couler bas les jonques chinoises et les voiliers anglais dans les parages de la Polynésie que je n'en serais pas surpris.

      – Qui peut vous faire croire une pareille chose ?

      Le marin secoua la tête avec méfiance.

      – Voyez-vous, moi, murmura-t-il, je suis un vieux macaque à qui l'on ne fait pas prendre les vessies pour des lanternes. Votre damné bateau ne ressemble ni à un yacht de plaisance ni à un vapeur de commerce.

      – Alors, cela ne vous dirait rien de vous embarquer avec nous en qualité de premier lieutenant ? Tout le monde sait que vous êtes un homme énergique et un excellent marin.

      – Possible ! Mais quand je prends la mer, c'est pour mon compte, sur un bateau à moi. Je ne veux recevoir d'ordres de personne.

      – Comme il vous plaira, fit Edward Edmond dont la physionomie exprima le désappointement.

      A ce moment, la conversation fut interrompue par les applaudissements des spectateurs qui faisaient ovation à de petites danseuses javanaises, maigres, brunes et frétillantes comme des cigales. Quand le tapage se fut un peu apaisé, Edward Edmond se tourna vers le matelot.

      – Et vous, Hardy, lui demanda-t-il, qu'en pensez-vous ? Que diriez-vous d'un engagement de trois mois avec double solde, nourriture de premier choix, et pas trop de fatigue ?

      L'homme eut un rire épais.

      – Ma foi, acquiesça-t-il, j'en suis. On ne trouve pas tous les jours une occasion pareille.

      Puis, on ne me fera jamais croire qu'un si beau navire soit destiné à faire la piraterie.

      – Alors, c'est entendu, vous passerez demain à mon bureau signer votre engagement, et, bien que le yacht ne doive prendre la mer que dans six semaines, je vous verserai un mois d'avance...

      A l'instant précis où Edward Edmond prononçait ces paroles, une main se posa sur son épaule.

      Il se retourna avec un brusque mouvement ; mais à l'aspect du nouveau venu, il pâlit et sa physionomie exprima un certain trouble.

      – Vous ici, monsieur Slugh ! fit-il avec agitation.

      Slugh, un homme de carrure athlétique et dont la barbe grise lui descendait jusqu'à la ceinture, eut un sourire malicieux.

      – Comme vous voyez, répondit-il. Charmé de vous rencontrer. J'ai précisément quelque chose à vous dire. Vous avez bien un instant ?

      Sans attendre la réponse de son interlocuteur, il le prit familièrement par le bras et l'emmena à deux pas de là, en face d'une table inoccupée.

      – Alors, dit Slugh sans préambule, vous n'occupez plus les honorables fonctions de concierge en chef chez le milliardaire Fred Jorgell ? Vous vous êtes fait recruteur de matelots.

      – Qui a pu vous dire cela, monsieur Slugh ? riposta l'Irlandais avec embarras.

      – N'importe. L'essentiel, c'est que je sois bien informé. Mais je continue... Vous n'avez pas quitté le service du milliardaire, mais comme il a en vous une grande confiance – confiance entre nous assez mal placée –, c'est vous qu'il a chargé de lui trouver des gaillards solides et honnêtes pour une mystérieuse expédition dont le but vous est d'ailleurs parfaitement inconnu.

      – Très exact.

      – Eh bien, mon cher master Edward, je me suis mis en tête de vous aider dans votre tâche et j'ai des raisons de croire que vous suivrez mes conseils de point en point. Ainsi, par exemple, ce Hardy que vous venez d'embaucher, je n'en veux pas.

      – Pourquoi cela ? fit le représentant de Fred Jorgell au comble de la surprise.

      – Tout simplement parce qu'il me déplaît.

      – Mais...

      – C'est comme cela.

      Edward Edmond demeura silencieux. Un violent combat se livrait en lui-même.

      – Il ne me sera guère possible, reprit-il, de vous obéir. Ainsi, par exemple, ce Hardy...

      – Vous le renverrez en l'indemnisant. D'ailleurs, poursuivit Slugh, vous devez vous douter que vous ne perdrez rien à cette combinaison. Vous touchiez mille dollars par mois pour me laisser examiner le courrier de Fred Jorgell, vous en toucherez deux mille à la condition de n'engager que les marins que je vous désignerai moi-même.

      Edward Edmond paraissait hésitant.

      – C'est que, balbutia-t-il, je ne fais pas entièrement ce que je veux dans cette affaire : je ne suis pas le maître. Je ne demande pas mieux que de vous être agréable, mais...

      – Comme il vous plaira, fit Slugh avec une froideur glaciale.

      Et il regardait fixement l'Irlandais qui se sentait frissonner.

      Il y eut un long silence.

      – Je ferai tout ce qui sera en mon pouvoir pour vous être agréable, bégaya Edward Edmond profondément troublé.

      – Je ne veux pas d'une demi-promesse de cette sorte, répliqua brutalement Slugh. Vous ferez tout ce que je vous dirai exactement, ou vous ne ferez rien du tout, et ce sera tant pis pour vous !...

      Entre les deux hommes il y eut encore un silence.

      Mais tout à coup les guitaristes mexicains attaquèrent une habanera d'un rythme enragé, l'électricité flamboya, plus aveuglante, et dans un ouragan d'applaudissements et de hourras, la Dorypha parut, un sourire méprisant aux lèvres, sûre qu'elle était de sa puissance sur cette foule.

      – Le tango ! criaient les uns.

      – Non, non ! répétaient les autres, la mexicana !

      – Non ! la habanera !

      La Dorypha continuait à sourire énigmatiquement, faisant rouler lentement ses hanches d'un mouvement harmonieux, et son indécision portait à son comble l'enthousiasme et les désirs des spectateurs.

      Mais, tout en semblant en apparence indifférente, la danseuse fouillait la salle de son regard aigu ; et tout de suite, elle aperçut Edward Edmond.

      Leurs yeux se rencontrèrent et l'Irlandais tressaillit comme s'il eût posé le doigt sur un fer rouge. Cette scène muette n'avait point échappé à Slugh.

      – Eh bien ! s'écria-t-il, quelle est votre décision ?

      – Je vous obéirai en toute chose, répliqua l'employé de Fred Jorgell avec un fiévreux empressement. Vous n'avez qu'à commander, je suis votre homme.

      La présence de la gitane avait suffi pour triompher de toutes les hésitations d'Edward Edmond qui, depuis plusieurs mois, était son amant. Devant la Dorypha, l'Irlandais n'était plus lui-même. Il suffisait d'un seul regard de ses beaux yeux langoureux pour réduire à néant ses résolutions les plus fermes.

      – Je suis content de vous voir devenu plus raisonnable, dit Slugh qui ne paraissait nullement surpris de ce revirement. Les hommes que je vous présenterai sont des gaillards solides et en qui l'on peut avoir toute confiance. D'ailleurs, vous pourrez toucher mille dollars d'acompte quand vous voudrez, dès demain si cela vous fait plaisir.

      Cependant, la Dorypha, qui avait eu le temps d'échanger avec Slugh un signe imperceptible, avait commencé à danser la habanera, qui était son grand succès, et dans le silence qui tout à coup avait envahi la salle, naguère si bruyante, on n'entendait que le souffle des respirations haletantes de désirs, que le battement de tous les cœurs en débandade.

      Slugh prit rapidement congé d'Edward Edmond, et celui-ci alla se rasseoir près du capitaine Christian Knox et du matelot Hardy. Tous deux ne purent s'empêcher de penser qu'il avait quelque préoccupation grave, car tout d'un coup il était devenu taciturne, mélancolique, et ses regards ne quittaient plus la danseuse, qui maintenant, le torse cambré, les seins en avant, la croupe vibrante, semblait s'offrir toute à cette multitude râlante de luxure.

      Slugh s'était éloigné tout doucement et, gagnant le fond de la salle, il était entré dans un « parloir » dont la porte s'ouvrait presque en face du fameux comptoir grillagé.

      A cet endroit il y avait deux hommes attablés devant un sherry-gobler. Ils ne portaient pas de masques, mais des lunettes de chauffeur d'automobile, des feutres à larges bords et d'amples foulards de soie dissimulaient entièrement leurs traits. Slugh en entrant se découvrit et vint s'asseoir dans une attitude respectueuse en face des deux gentlemen.

      – Eh bien, demanda l'un d'eux d'une voix sourde, avez-vous réussi, master Slugh ?

      – Oui, milord : l'Irlandais sera désormais le plus fidèle des esclaves de la Main Rouge.

      – Alors, il ne s'est pas fait tirer l'oreille ?

      – Hum ! il ne paraissait pas très décidé ; mais il a suffi d'un regard de la Dorypha pour le rendre docile. Il est fou de cette fille. Elle lui mangera jusqu'à son dernier dollar et le conduira à la potence !

      – C'est bien, Slugh, vous pouvez vous retirer ; demain vous recevrez de nouvelles instructions.

      Le bandit salua obséquieusement et disparut. Dès que la porte se fut refermée derrière lui, le plus grand des deux buveurs dit à l'autre :

      – Vous savez, mon cher Cornélius, que tout à l'heure, quand j'ai jeté un coup d'œil dans la salle, j'ai vu la danseuse. Tout ce que Slugh en a raconté n'est pas exagéré, elle est véritablement affolante.

      – Vous la trouvez belle ?

      – Merveilleuse.

      – Méfiez-vous, Baruch, avec les préoccupations que nous avons, la question « femme » doit être soigneusement écartée, du moins pour l'instant.

      – Oh ! soyez tranquille, docteur ; si je vous ai parlé de cette fille, c'est d'une façon tout à fait désintéressée.

      Le docteur Cornélius ne répondit pas. Son attention venait d'être brusquement attirée par un bibelot placé sur la cheminée du parloir ; c'était une simple bouteille en verre verdâtre, mais, par suite d'un long séjour au fond de la mer, elle était recouverte de concrétions pierreuses, de coquillages et de coraux, qui lui donnaient la bizarrerie élégante de quelque vase dû au caprice d'un artiste chinois ou japonais.

      – Voilà qui est curieux, dit Baruch.

      – C'est plus que curieux, répliqua Cornélius.

      – Au point de vue scientifique ?

      – Nullement. Mais ce bibelot baroque pourra nous servir dans nos projets...

      Cornélius avait appuyé sur un bouton électrique. Un waiter parut.

      – Demandez au publicain, fit Cornélius, combien il veut de cette bouteille.

      – Je sais qu'il y tient beaucoup, répliqua l'homme.

      – C'est bon, qu'il fasse son prix, je ne marchanderai pas.

      Le waiter revint cinq minutes après. Le patron voulait quinze dollars.

      – Ce n'est pas trop cher, dit le docteur ; voici l'argent, mais tâchez de me trouver une petite boîte de carton pour que je ne détériore pas l'objet en l'emportant.

      Cinq minutes après, le docteur Cornélius et son compagnon sortaient de la bodega du Vieux-Grillage aussi mystérieusement qu'ils y étaient entrés, profitant, pour n'être pas remarqués, de l'instant où, sous les hourras frénétiques des spectateurs qui applaudissaient la Dorypha, les murailles branlantes du music-hall semblaient prêtes à s'écrouler.




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