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Le mystérieux docteur Cornélius - T. 2

Gustave Lerouge
© France-Spiritualités™






HUITIÈME ÉPISODE – UNE AUTOMOBILE FANTÔME
I – Mr Steffel n’est pas content

Mr Steffel, le chef de la police de New York, était ce jour-là de fort mauvaise humeur. Il arpentait d'un pas saccadé son luxueux cabinet de travail en brandissant un rapport qu'il venait de recevoir et qui émanait du chef de poste de Greenaway.

      – Vraiment, s'écria-t-il tout haut, c'est à ne plus savoir où donner de la tête. Je suis débordé. Il me faudrait un personnel deux fois plus considérable ! Il n'y a pas de jour que les journaux ne me tournent en plaisanterie au sujet de cette fameuse association de la Main Rouge !...

      Et il ajouta en froissant nerveusement le rapport qu'il tenait entre les mains :

      – Comment diable veut-on que je détruise les bandits de la Main Rouge ? Ils sont mieux organisés que la police. Il y a des moments où je suis, ma foi, tenté de le croire ! Sans compter que, dans mon administration, il y a pas mal de fonctionnaires, grands et petits, qui sont à la solde des bandits ! Vraiment, c'est décourageant. Il y a des jours où, ma foi, j'ai envie de donner ma démission !

      Mr Steffel déposa le rapport, dont la lecture l'avait tant irrité, parmi les paperasses qui encombraient son bureau, mais sa mauvaise humeur n'avait pas fini de s'exhaler.

      Il ne manquait plus que cette révolte de fous au Lunatic-Asylum pour compléter la série !

      Le chef de la police sonna.

      – Qu'on fasse venir l'agent Grogmann, dit-il au garçon de bureau qui était accouru.

      Une minute après, un personnage à la mine rubiconde, aux longues moustaches rousses, et au ventre bedonnant, fit son entrée dans le cabinet directorial. Un sourire naïf s'épanouissait sur sa physionomie débonnaire.

      – Alors, dit Mr Steffel d'un air impatienté, vous avez assisté au siège du Lunatic-Asylum ? Vous pouvez me donner des détails précis ?

      – Oui, monsieur le directeur. Et il a fallu déployer une véritable bravoure, faire le siège de chaque corps de bâtiment. Les fous nous ont jeté toutes sortes d'objets sur la tête : des traversins, des pommes de terre pourries et jusqu'à des marmites, des vases de nuit et de vieux souliers.

      – Je ne vous demande pas cela ! s'écria Mr Steffel en haussant les épaules, vous avez l'air tout fier d'avoir reçu de vieux godillots et des vases de nuit sur le nez ; il n'y a pas de quoi s'en vanter. Dites-moi plutôt le nombre exact des évadés et leur signalement.

      – Ils ne sont que quatre.

      – Vous trouvez que ce n'est pas assez, sans doute ; continuez...

      – Il y a d'abord le prétendu lord Burydan et Kloum, son domestique peau-rouge ; puis un inconnu qui s'est présenté la veille habillé en singe.

      – Un inconnu ? Mr Palmers n'a donc pas noté son nom et son âge ainsi que les règlements l'y obligent.

      – Non, monsieur le directeur.

      – C'est bon ! Mr Palmers sera mis à l'amende. Il faudra le convoquer à mon bureau sitôt qu'il aura été suffisamment savonné et qu'il sera débarrassé des plumes et du goudron dont il est enduit. Mais quel est le quatrième évadé ?

      – C'est le fameux Baruch Jorgell, l'assassin milliardaire.

      Le visage de Mr Steffel peignit la consternation.

      – Voilà qui est très ennuyeux, murmura-t-il. Les journaux vont faire un beau tapage. Et si je ne repince pas ce gredin dans les vingt-quatre heures, on ne va pas manquer de dire que j'ai touché la forte somme pour le laisser évader.

      – Cela ne sera peut-être pas si commode que ça de le rattraper, dit tranquillement l'agent Grogmann.

      – Parbleu oui, vous, cela vous est égal ! s'écria Mr Steffel exaspéré. Ce n'est pas vous qui êtes responsable ! Mais je veux qu'ils soient retrouvés tous les quatre aujourd'hui même ! Vous entendez ? Et c'est vous que je vais charger de cette quadruple arrestation et que je rendrai responsable !

      – Mais, monsieur le directeur...

      – Taisez-vous. Possédez-vous seulement le signalement des évadés ?

      – C'est que..., balbutia l'agent Grogmann d'une voix hésitante.

      – Quoi ?... Allons, parlez donc !

      – Le signalement de Baruch Jorgell doit certainement se trouver dans son ancien dossier. Quant à celui du fou qui portait un déguisement de singe, je ne l'ai pas. Et celui des deux autres non plus. Je sais seulement que Kloum est Peau-Rouge et que le faux lord Burydan est un homme blanc...

      – Nous voilà bien avancés ! s'écria Mr Steffel en donnant, de colère, un coup de poing sur la table. Autant dire tout de suite que vous ne possédez aucun renseignement ! D'autant plus que Baruch lui-même a, dit-on, beaucoup changé, beaucoup vieilli depuis son internement !

      Mr Steffel fut interrompu par l'arrivée du garçon de bureau qui lui apportait une demidouzaine de lettres et de télégrammes.

      – Donnez, fit-il nerveusement.

      Tout de suite, il décacheta une grande enveloppe fermée d'un cachet rouge, mais le contenu de ce pli était sans doute satisfaisant, car à mesure qu'il lisait sa physionomie se détendait. Et quand il eut achevé la missive, qui ne portait ni date ni signature et qui était écrite à la machine, il poussa un soupir de satisfaction.

      – Allons, murmura-t-il, voici heureusement une dénonciation anonyme qui va nous éviter bien des démarches inutiles.

      Et il relut, mais cette fois à voix haute :

      « Les quatre aliénés qui se sont échappés du Lunatic-Asylum ont trouvé un refuge dans un cabaret de la banlieue de New York, qui n'est guère fréquenté que par les Indiens et les métis : la buvette du Grand Wigwam, à Tampton. C'est le Peau-Rouge Kloum qui a conduit dans cet endroit ses compagnons de fuite. Si la police prend bien ses mesures et surtout si elle ne perd pas de temps, elle mettra la main sur eux sans coup férir. »

      – Certainement que je ne perdrai pas de temps, fit Mr Steffel en se frottant les mains. Grogmann, vous allez prendre deux escouades d'agents et partir immédiatement. Pendant ce temps, je téléphonerai au poste de Tampton pour que deux ou trois escouades se mettent en marche de façon à cerner cette buvette du Grand Wigwam, que je connais d'ailleurs parfaitement. Elle est notée comme un repaire de rôdeurs indiens, d'ivrognes et de mauvais drôles de toute espèce.

      Mr Steffel n'eut pas un seul instant de doute sur l'exactitude du renseignement qui lui parvenait si à point dans ce billet anonyme. L'habitude qu'il avait de ces sortes de dénonciations lui avait permis de se rendre compte, d'un coup d'œil, que celle-là disait bien la vérité.

      Mais, par exemple, le chef de la police eût été fortement étonné s'il avait pu deviner que c'étaient les Lords de la Main Rouge eux-mêmes qui le renseignaient gracieusement. C'était, en effet, de Cornélius qu'émanait le billet. Le diabolique docteur avait pensé que le meilleur moyen d'avoir sous la main les quatre personnages dont il redoutait tant les révélations était de leur faire réintégrer le Lunatic-Asylum où il les savait à sa merci.

      Aussitôt que Grogmann se fut retiré pour exécuter l'ordre qu'il venait de recevoir, Mr Steffel saisit le récepteur du téléphone placé sur sa table et demanda la communication avec le chef du poste de police du village de Tampton ; mais à ce moment le garçon de bureau lui remit une carte de visite ainsi libellée :

AGENOR MARMOUSIER
Secrétaire particulier de Mr Fred Jorgell

      – Faites entrer, dit immédiatement Mr Steffel ; et, se composant une physionomie à la fois digne et souriante, il salua le représentant du milliardaire et lui désigna courtoisement un fauteuil.

      – Monsieur le directeur, dit Agénor après avoir échangé avec le haut fonctionnaire les politesses d'usage, je viens au sujet de la révolte dont le Lunatic-Asylum de Greenaway a été cette nuit le théâtre...

      – Et vous n'ignorez pas, sans doute, interrompit Steffel, que le fils de Mr Fred Jorgell est un des quatre fugitifs qui ont réussi à franchir les murailles de l'établissement.

      – C'est précisément à cause de lui que je viens, et tout d'abord je vais vous dire que ce n'est pas le père du dément qui m'envoie : il a maudit une fois pour toutes le fils indigne et il ne veut plus entendre parler de lui sous quelque prétexte que ce soit.

      – De la part de qui venez-vous donc ? demanda le chef de la police avec étonnement.

      – De la part de miss Isidora, la sœur de Baruch. Plus pitoyable que le milliardaire envers le fou assassin, elle tremble que ce misérable, perdu dans New York et ne possédant pas sa raison, ne soit victime de quelque accident, et elle vous supplie instamment de le faire rechercher et de le réintégrer sans violence dans l'établissement où il reçoit les soins nécessaires à son état. Voici d'ailleurs, ajouta le poète en déposant un petit portefeuille sur le bureau, quelques bank-notes de cent dollars chacune pour stimuler le zèle de vos agents.

      Mr Steffel jeta négligemment le portefeuille dans un des tiroirs de son bureau.

      – Merci pour mes hommes, de la part de la charmante miss, dit-il, mais cette prime n'était pas nécessaire...

      Le directeur de la police fut interrompu par la vibration sonore du téléphone.

      – Une minute, cher monsieur, dit-il à Agénor, vous permettez ?... Et prenant en main le récepteur qu'il avait quitté lorsque son visiteur était entré :

      – Allô ! cria-t-il.

      – C'est vous ?... le chef du poste de Tampton ?

      – ...

      – Ah ! parfaitement. Il s'agit de faire cerner par vos hommes, et cela sans perdre un instant, un repaire d'Indiens et de métis que je vous ai d'ailleurs donné ordre de surveiller ! C'est la buvette du Grand Wigwam...

      – Oui, je sais. C'est là qu'ils sont tous les quatre. Deux escouades sont déjà parties qui arriveront dans la direction du sud. Que vos escouades à vous se portent dans la direction nord et ne laissent passer personne ! Vous pourrez opérer l'arrestation à la nuit tombante...

      – ...

      – Alors, je compte sur vous. Ces arrestations, surtout celles de Baruch Jorgell et de lord Burydan, sont très importantes !

      Mr Steffel raccrocha le récepteur et, se tournant avec son sourire le plus aimable vers Agénor qui était devenu pâle en entendant ce lambeau de conversation dont il n'avait pas perdu un seul mot :

      – Je vous disais donc, cher monsieur, reprit-il, qu'il était absolument inutile que miss Isidora offrît une prime à mes agents. Nous savons d'ores et déjà où se trouvent les évadés du Lunatic-Asylum. J'ai envoyé des hommes pour procéder à leur arrestation. Toutes nos mesures sont prises. Vous pouvez rassurer miss Isidora et lui dire que son malheureux frère sera traité avec tous les égards possibles et réintégré sans violence dans la maison de santé où il est en traitement.

      Agénor se hâta de prendre congé du haut fonctionnaire et sitôt qu'il fut sorti des bâtiments de la police, il sauta dans un cab, promit cinq dollars au cocher en lui jetant l'adresse de la buvette du Grand Wigwam dans le village de Tampton.

      – Pourvu que j'arrive à temps, répétait-il en jetant de minute en minute des coups d'œil impatients sur sa montre.

      Pendant une demi-heure, le cab attelé d'un vigoureux cheval du Far West fila au grand galop à travers les mornes paysages de brique et de plâtras de la banlieue new-yorkaise. On était arrivé au haut d'une montée lorsque Agénor vit, à cinq cents mètres en avant de lui, une demidouzaine de policemen qui s'avançaient d'un pas tranquille, sous la conduite d'un sergent qui n'était autre que le jovial Grogmann.

      Le poète réfléchit un instant. Il apercevait tout à fait dans le lointain un amas de cahutes sordides qui ressemblaient plus à des tanières de romanichels qu'à la demeure d'honnêtes citoyens yankees.

      – Arrêtez ! cria-t-il au cocher ; sommes-nous bientôt à Tampton ?

      – Mais nous y sommes depuis quelques minutes.

      – Et ces masures, là-bas, ne serait-ce pas la buvette du Grand Wigwam ?

      – Mais oui, nous allons y arriver.

      – Alors, c'est bien, je n'ai plus besoin de vos services !

      Agénor descendit, paya le cocher et se mit à marcher à grandes enjambées sur la route déserte.

      Il n'eut pas de peine à dépasser le petit groupe des policemen qui continuaient à avancer avec un flegme tout britannique, comme des gens qui sont sûrs, quoi qu'il arrive, de toucher leurs appointements à la fin du mois. La présence d'Agénor ne parut nullement suspecte à Grogmann, car il l'avait précisément aperçu au moment où il sortait du Police-Office.

      L'honnête sergent pensa que ce monsieur si bien mis qui suivait le même chemin que lui était sans doute un agent supérieur de l'administration, chargé par Mr Steffel d'assister en personne à l'arrestation des quatre dangereux aliénés.




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