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Le mystérieux docteur Cornélius - T. 2

Gustave Lerouge
© France-Spiritualités™






ONZIÈME ÉPISODE – CŒUR DE GITANE
I – T. S. F.

Dix heures du soir venaient de sonner à peine distinctes dans l'épais brouillard qui ensevelissait, comme d'un linceul d'ouate grise, les docks, les édifices et les navires du port de Vancouver.

      La ville déjà livrée au sommeil, les quais déserts étaient plongés dans le silence.

      C'est à travers la solitude des rues où, dans l'épaisseur de la brume, il était à peine possible de reconnaître son chemin qu'une dizaine d'hommes se hâtaient, s'arrêtant de temps à autre pour déchiffrer les inscriptions placées à l'angle de chaque voie et difficilement lisibles sous le halo bleuâtre des becs électriques.

      Ces étranges promeneurs étaient tous uniformément vêtus de cabans de gros drap et chacun d'eux portait à la main une valise. C'étaient assurément des voyageurs, mais si quelque curieux se fût avisé de les espionner, il eût été fort surpris de voir qu'ils tournaient le dos à l'importante gare du Canadian Pacific Railroad et qu'ils s'éloignaient des quais où sont amarrés les paquebots en partance pour le Klondike, le Japon et les Grandes Indes.

      Bientôt, ils laissèrent derrière eux les dernières maisons de la ville dont les lumières n'étaient plus qu'une tache blafarde dans les ténèbres humides, et ils longèrent la côte basse et sablonneuse où soufflait un vent glacial et où venaient déferler les lames du Pacifique.

      Jusqu'alors ils avaient marché sans prononcer une parole ; mais, arrivés devant un bouquet de sureaux et de saules nains qui semblait leur servir de point de repère, ils firent halte et se réunirent en cercle pour tenir conseil.

      – Je me demande un peu où l'on va nous emmener, murmurait un homme d'une colossale stature, un véritable géant, à un maigre personnage sur l'épaule duquel il s'appuyait familièrement.

      – Je n'en sais rien, mon brave Goliath, répondit l'autre, mais tout cela me semble, en effet, assez mystérieux !

      – Qu'est-ce que cela peut faire ? dit un troisième, puisque nous sommes payés d'avance.

      – D'ailleurs, interrompit une jeune fille à la voix grêle et perçante, c'est notre ami Oscar Tournesol, le sympathique bossu, qui nous a engagés dans cette affaire et il est incapable de nous jouer un mauvais tour.

      – Possible, grommela le géant Goliath, mais il fait un froid de chien et, avec cette brume, du diable si nous sommes capables d'apercevoir le signal !

      – Heu ! heu ! toussota une voix plaintive, je boirais bien un verre de gin pour me réchauffer ! Tu aurais dû emporter une gourde de voyage, ma petite Régine.

      – Vous boirez tout à l'heure, Mr Sleary, un peu de patience !

      – Le signal, cria tout à coup Goliath ; et, de sa main énorme, il montrait, dans la nuit livide, une tache lumineuse qui semblait grandir en se rapprochant.

      Aussitôt, Mr Sleary tira de sa poche une lanterne électrique dont il fit jouer le commutateur. Une vive lumière éclaira la grève déserte et la vague écumeuse et grise.

      Deux minutes s'écoulèrent, puis le signal ayant sans doute été aperçu, la lumière lointaine disparut brusquement et aussitôt Mr Sleary éteignit lui-même sa lanterne.

      Dix minutes plus tard, le bruit cadencé des avirons se faisait entendre et une yole, montée par quatre rameurs, venait s'échouer doucement sur le sable ; au gouvernail était assis un personnage chétif, légèrement bossu qui, tout de suite, sauta à terre et mettant un doigt sur ses lèvres :

      – Pas de bruit, fit-il, que tout le monde embarque dans le plus grand silence ! Il est très important que personne ne vous voie et qu'aucun policeman, aucun douanier ne s'avise de vous demander où vous allez !

      Tous parurent comprendre la valeur de cette recommandation et ce fut sans prononcer un mot que la petite troupe prit place sur les bancs de la yole. Régine s'était assise aux côtés du bossu et se serrait frileusement contre lui.

      Tout le monde étant embarqué, les rameurs se courbèrent sur leurs avirons et la légère embarcation, si chargée qu'elle enfonçait presque jusqu'au bordage, fila entre les hautes vagues.

      Fouillant les ténèbres de ses prunelles aiguës, le petit bossu corrigeait de temps en temps la direction d'un coup de barre, guidé à travers le brouillard par les appels stridents d'une sirène à vapeur.

      A mesure qu'on s'éloignait du rivage, les vagues devenaient plus hautes et, de temps en temps, déferlaient sur la yole et couvraient ses passagers d'un nuage d'écume. Le bossu voyait grelotter Régine à côté de lui. Enfin, la masse sombre d'un navire à la mâture élancée se profila dans la nuit ; la yole accosta par la hanche de tribord, un escalier mobile fut jeté et bientôt les passagers montèrent un à un sur le pont du navire.

      Un personnage luxueusement vêtu d'une pelisse de renard bleu et coiffé d'un bonnet de la même fourrure accueillit les nouveaux venus et les fit entrer dans un confortable salon meublé d'un divan circulaire et d'une vaste table de roulis où se trouvaient disposés tous les éléments d'une collation.

      – Messieurs, dit-il quand chacun eut pris place, permettez-moi de vous faire les honneurs du yacht l'Ariel, qui doit nous conduire à notre destination. Pendant que vous prendrez un grog bien chaud, ce qui n'est pas une précaution inutile par ce terrible brouillard, je vous expliquerai le but d'un voyage qui doit vous sembler à tous quelque peu mystérieux !

      – Heu ! heu ! milord, dit Mr Sleary, je crois, en effet, qu'un grog bien chaud est une précaution indispensable, heu ! heu ! Mais nous vous écoutons, milord !

      Le gentleman au bonnet de fourrure se débarrassa de sa pelisse, choisit dans une boîte un cigare de La Havane bien sec qu'il alluma tranquillement, puis, au milieu d'un silence attentif il commença en ces termes :

      – Je me nomme, comme vous le savez, lord Astor Burydan, et ma principale occupation est de dépenser, de la façon la plus intéressante qu'il soit possible, l'immense fortune que je possède. Je n'ai jamais reculé devant aucune excentricité pourvu qu'elle soit amusante, et c'est sans doute ce qui m'a valu, aussi bien en Amérique que sur le vieux continent, le populaire surnom de milord Bamboche.

      Et lord Burydan, avec une grande clarté d'expressions et un grand luxe de détails, raconta comment il avait fait naufrage dans une île inconnue qui servait de repaire aux tramps et qu'ils appelaient entre eux l'île des pendus. Là on l'avait gardé captif de longs mois, ainsi qu'un vieux savant français, le célèbre Prosper Bondonnat et un brave Peau-Rouge nommé Kloum.

      L'excentrique et Kloum avaient réussi à s'évader dans un aéronef, construit d'après les données de M. Bondonnat, mais le vieux savant était demeuré prisonnier des bandits.

      – Vous devez comprendre, conclut lord Burydan après un long récit de ses aventures, que, désormais, je n'ai et ne puis avoir qu'un but : délivrer M. Bondonnat, exterminer les habitants de l'île des pendus. C'est pour atteindre ce but que j'ai fait construire dans le plus grand secret ce yacht, l'Ariel, à bord duquel nous nous trouvons. Il est monté par quatre-vingts hommes d'équipage et formidablement armé.

      Les assistants avaient suivi avec un vif intérêt le récit du noble lord, ils commençaient à entrevoir la vérité.

      – Mes amis, continua-t-il, lorsque, à San Francisco, je vous ai dit que j'avais le caprice d'être imprésario, je vous ai trompés ! La vérité est que j'ai eu l'idée d'utiliser vos talents d'acrobates pour faire le siège de la capitale de la Main Rouge. C'est à vous de me dire maintenant si cette entreprise vous convient ! Ceux auxquels il répugnerait de m'accompagner n'ont qu'à le dire. Ils vont être immédiatement reconduits à Vancouver après avoir, bien entendu, comme cela est légitime, touché l'indemnité convenue. Que ceux qui veulent rester en Amérique lèvent la main !

      Personne ne bougea.

      – Milord, dit le géant Goliath prenant la parole au nom de tous, personne ne veut vous quitter, vous avez été notre bienfaiteur, nous sommes prêts à vous suivre partout où il vous plaira de nous conduire. Et s'il y a des dangers à courir, tant mieux ! Nous sommes des artistes et nous aimons les entreprises nobles et aventureuses !

      Un sourire de satisfaction s'esquissa sur la physionomie de l'excentrique. Il se préparait à répondre, mais le petit bossu ne lui en laissa pas le temps.

      – Mes chers camarades, s'écria-t-il, je n'en attendais pas moins de votre courage ! Vous soutenez l'antique renommée du Gorill-Club dont nous sommes tous fiers de faire partie. Avec votre collaboration précieuse, nous sommes sûrs de triompher ! Et, interpellant tour à tour chacun des artistes, il ajouta :

      – Il faudra que la garnison de l'île des pendus soit vraiment forte, vraiment rusée, pour résister à une armée qui va compter dans ses rangs Goliath, l'homme le plus fort de l'univers, qui brise d'un seul coup des chaînes d'acier comme si ce n'étaient que des fils d'étoupe ; Goliath dont les biceps ont un mètre de tour ! Goliath qui, les jarrets suspendus à un trapèze, enlève avec les dents un cheval et son cavalier....
      Fulgaras, l'acrobate salamandre, la torche humaine, aussi à l'aise au milieu des flammes que si c'était son élément naturel !...
      Bob Horvett, le nageur émérite, surnommé le Triton moderne !...
      Romulus, l'obus vivant, qui se fait charger dans un canon et, projeté dans les airs par l'explosion, saisit au vol un trapèze !...
      Nos camarades Makoko et Kambo, aussi robustes et aussi agiles que les gorilles et les orangs-outangs dont ils empruntent le costume !... »

      Le bossu fut plusieurs fois interrompu par des applaudissements frénétiques et des toasts portés en l'honneur de milord Bamboche. Mais, pareil au héros du vieil Homère, il tenait à faire une complète énumération des paladins du Gorill-Club.

      – Comment, continua-t-il, la Main Rouge résisterait-elle à la dextérité de notre ami Matalobos, le fameux prestidigitateur, qui mettrait dans sa manche, s'il lui en prenait envie, un cheval et son cavalier, une locomotive ou un troupeau de moutons ?... Au Chinois Yan-Kaï, le tireur au coup d'œil infaillible ? Au clown Robertson, aux jarrets d'acier, aux muscles de caoutchouc, capable de franchir d'un seul bond les fossés et les ponts-levis ?

      Oscar Tournesol présenta de la même façon élogieuse le clown Bombridge, professeur d'acrobatie, le maître et l'exemple de toute cette lignée d'artistes et le manager Mr Sleary, le fondateur du Gorill-Club et le directeur de la troupe.

      A ce moment, les acrobates s'aperçurent que le yacht était agité d'un violent mouvement de roulis et de tangage et que la trépidation des machines augmentait.

      Lord Burydan eut un sourire.

      – Oui, mes amis, dit-il, l'Ariel est déjà en route vers l'île des pendus. Pendant que vous écoutiez Oscar, j'ai crié un ordre au mécanicien par le tube acoustique. On a, pour gagner du temps, coupé les amarres et dans trois quarts d'heure nous aurons perdu de vue la côte américaine.

      « J'avais mes raisons pour que notre départ s'opérât dans le plus grand mystère ! J'ai fait annoncer dans les journaux que je me rendais en Angleterre ; j'ai même fait prendre un billet en mon nom sur un paquebot de New York. Enfin, depuis huit jours, personne ne m'a vu. Je pense, grâce à toutes ces précautions, avoir échappé aux espions de la Main Rouge. Il était de la plus haute importance qu'ils ne connaissent pas notre départ. Maintenant, je suis sûr de les avoir dépistés !

      – D'ailleurs, reprit Oscar, nous ne sommes pas seuls à tenter cette expédition ! C'est demain, vendredi 13 janvier, que part de San Francisco un yacht plus puissant et mieux armé que celui-ci, la Revanche. Il est équipé par les soins du milliardaire Fred Jorgell et doit rester, grâce à la télégraphie sans fil, en constante communication avec nous. Vous voyez que, dans ces conditions, les risques sont de beaucoup diminués et le succès certain.

      – Vous comprenez, maintenant, reprit lord Burydan, la raison qui m'a empêché d'emmener avec nous les dames du Gorill-Club, miss Winy, l'équilibriste, la belle Nudita et les charmantes écuyères Olga et Isabelle...

      Lord Burydan s'était interrompu et son visage exprimait un certain mécontentement ; il venait d'apercevoir la blonde Régine Bombridge qui, jusqu'alors, s'était dissimulée derrière la vaste carrure du géant Goliath.

      – Je vois, dit l'excentrique, qu'une de ces dames a trouvé bon de passer outre et de s'embarquer en fraude !

      Miss Bombridge s'était levée toute confuse.

      – Milord, murmura-t-elle d'une voix émue, j'espère que vous voudrez bien me pardonner cette supercherie, mais je n'ai pas voulu me séparer de mon père. D'ailleurs, je passe pour une écuyère habile et je pourrai, j'espère, vous rendre des services. Enfin, si je ne suis bonne qu'à cela, je remplirai les fonctions d'infirmière. Ce sera moi la Croix-Rouge et je soignerai les blessés.

      – Espérons qu'il n'y en aura pas, dit lord Burydan qui avait fini par prendre son parti de la présence de la jeune fille à bord.

      – Puis, ajouta le bossu avec vivacité, il serait bien difficile de renvoyer mademoiselle, maintenant que l'Ariel est en marche.

      Lord Burydan acquiesça de bonne grâce.

      Aux regards qu'échangeaient le bossu et la petite écuyère, il avait compris qu'Oscar n'était pas étranger à la supercherie qui avait permis à la jeune fille de se glisser parmi les membres de l'expédition.

      A ce moment, un grand barbet noir aux poils frisés vint se jeter impétueusement sur les genoux d'Oscar et le couvrit de caresses.

      – A bas, Pistolet, dit lord Burydan, en caressant le fidèle animal, va plutôt me chercher Kloum !

      – Oui, ajouta Oscar en regardant le chien d'une certaine façon, va trouver Kloum et dis-lui de venir !

      Pistolet s'élança, rapide comme une flèche, et revint bientôt suivi du Peau-Rouge, impassible et grave à son ordinaire.

      – Kloum, dit lord Burydan, comme il n'est pas loin de minuit, je pense que ces messieurs seraient peut-être bien aises d'aller se reposer. Veux-tu, s'il te plaît, les conduire à leurs cabines !

      Cette proposition fut accueillie avec joie, car tous étaient plus ou moins fatigués. Les uns après les autres, les acrobates prirent congé du lord excentrique. Bientôt tout le monde dormit sur l'Ariel, et l'on n'entendit sur le pont du yacht que le pas monotone des hommes de quart et la trépidation des machines mêlés aux sifflements de la bise et au grincement mélancolique des cordages sur leurs poulies.

      La nuit s'écoula sans incident. Le lendemain, en montant sur le pont, lord Burydan trouva tous ses passagers acrobates déjà levés et s'amusant des ébats d'une troupe de marsouins qui suivaient le navire en faisant la roue ; le brouillard était moins épais que la veille, l'Ariel faisait route sur une mer grise, sous un ciel pâle, qui semblaient présager quelque averse de neige. D'ailleurs le froid n'était pas excessif. En somme, c'était un temps excellent pour une navigation paisible.

      Lord Burydan présida lui-même le repas pris en commun dans la salle à manger du bord et il en profita pour expliquer divers plans d'attaque qu'il avait formés, et pour montrer à ses alliés une carte de l'île des pendus, dressée de souvenir, et qui devait être à peu près exacte.

      Acrobates et clowns montraient d'ailleurs un excellent appétit et s'accommodaient parfaitement du régime du lord. Personne ne s'était encore plaint du mal de mer, pas même la délicate miss Bombridge.

      La jeune fille ne quittait guère Oscar Tournesol, qui se faisait un plaisir de lui expliquer l'usage de tous les objets du navire ; entre le bossu et l'écuyère, il s'était établi une de ces sympathies instinctives, qui sont souvent le prélude d'une affection plus sérieuse.

      D'un tempérament très sentimental, la blonde écuyère avait été profondément touchée des attentions du bossu, et elle ressentait une grande pitié pour ce pauvre être disgracié de la nature, pour lequel les autres femmes du Gorill-Club n'avaient eu jusqu'ici que des sourires méprisants.

      Dans l'après-midi, ils étaient entrés tous deux dans le poste de télégraphie sans fil, installé près de la dunette, et Oscar avait de son mieux démontré le fonctionnement de l'appareil, puis peu à peu la conversation avait pris un autre tour.

      – Hélas ! soupira le bossu, j'ignorerai sans doute toujours ce que c'est que l'affection d'une femme adorée ! Je ne saurai jamais ce que c'est que la tendresse et les câlineries d'une compagne. Quelle est la jeune fille qui voudrait unir son sort à celui d'un misérable bossu ?

      – Ne parlez pas ainsi, murmura Régine profondément émue, vous me faites de la peine !

      – Je suis laid, chétif, contrefait ! Tout le monde se moque de moi et personne ne m'aime...

      – Voilà qui est faux, par exemple, répliqua vivement la jeune fille, vous êtes adoré de tous vos camarades... Par exemple croyez-vous que moi je ne vous aime pas ?

      – Oui, je sais, soupira le pauvre Oscar, vous m'aimez comme une amie, comme une sœur, mais pas comme je le voudrais.

      – Je vous assure, mon cher Oscar, que je vous trouve beaucoup de qualités et que j'ai pour vous une réelle affection !

      Régine en prononçant cette phrase, quelque peu ambiguë, était devenue rouge comme une cerise.

      – Régine, murmura le jeune homme avec amertume, vous ne me comprenez pas. Vous avez beaucoup d'amitié pour moi, mais jamais vous ne consentiriez à m'accorder votre main.

      – Qui sait ! murmura la jeune écuyère d'une voix presque imperceptible.

      Tous deux se regardèrent en silence. Oscar avait pris doucement la petite main de Régine dans les siennes et la jeune fille n'eut pas le courage de la retirer.

      Mais, à ce moment, le timbre d'appel de l'appareil de télégraphie sans fil se mit à résonner. Oscar et Régine se levèrent précipitamment, comme deux écoliers pris en faute, et se hâtèrent de sortir de la cabine pour aller prévenir lord Burydan.

      L'excentrique accourut en hâte et se rendit à l'appareil, dont il connaissait parfaitement le maniement.

      Quelques minutes après, il revenait avec une dépêche rassurante que Fred Jorgell et Harry Dorgan venaient de lui expédier de San Francisco.

      Le yacht la Revanche avait pris la mer dans d'excellentes conditions et, avant son départ, les ingénieurs qui le montaient en avaient soigneusement vérifié la machinerie, les agrès et la coque. Enfin l'équipage, très bien discipliné, paraissait animé de bonnes intentions. Suivant un plan concerté d'avance, on avait répandu le bruit que c'est vers le sud que se dirigeait le yacht ; de cette façon l'on avait quelques chances sérieuses d'éviter les complots des bandits de la Main Rouge.

      Lord Burydan s'empressa de répondre à ce marconigramme, en rendant compte à ses amis de la situation de l'Ariel. Il leur rappela qu'ainsi qu'il avait été convenu longtemps à l'avance il entrerait le lendemain en communication avec le poste sans fil installé à bord de la Revanche, et que, cette communication une fois établie, les deux yachts échangeraient des nouvelles d'heure en heure, jusqu'à ce qu'ils eussent opéré leur jonction, qui devait avoir lieu à un point du Pacifique, exactement déterminé à l'avance, à une dizaine de lieues marines de l'île des pendus.

      – Pourquoi donc, demanda Oscar, n'est-ce pas aujourd'hui même que vous télégraphiez à nos amis de la Revanche ?

      – J'ai pour cela une raison excellente. En attendant que la Revanche soit beaucoup plus rapprochée de l'Ariel, je diminue le risque de voir nos messages interceptés par un des postes installés sur la côte et par suite transmis à la Main Rouge. Il est convenu, toujours pour la même raison, que je ne communiquerai de nouveau avec San Francisco qu'en cas d'absolue nécessité.

      – S'il en est ainsi, il eût été même plus prudent de ne pas communiquer aujourd'hui.

      – C'est juste. Mais avouez que nous aurions bien de la malchance si notre premier message, qui sera peut-être le seul, tombait entre les mains des chefs de la Main Rouge.

      Oscar et lord Burydan discutaient encore cette question en se promenant à pas lents sur le tillac, lorsque la sonnerie du récepteur retentit de nouveau dans la cabine.

      Lord Burydan s'élança, vaguement inquiet de ce nouvel appel. Il resta plus d'une demi-heure enfermé dans la cabine. Quand il en ressortit, il était très pâle.

      – Que se passe-t-il donc ? demanda Oscar anxieusement.

      – Quelque chose de terrible ! La Main Rouge est déjà au courant de nos projets.

      – Mais c'est impossible ! Comment pouvez-vous le savoir ?

      – Je viens d'intercepter un message, ou plutôt un fragment de message, adressé d'une des stations de la côte à l'île des pendus. Vous savez que, quand les ondes lancées d'un poste rencontrent en chemin un autre appareil que celui auquel elles sont adressées, il est très facile à l'opérateur qui se tient à l'appareil intermédiaire de happer, pour ainsi dire au vol, le message transmis, et cela sans que les correspondants placés aux deux bouts de la ligne puissent s'en apercevoir. C'est ce que j'ai fait.

      – Eh bien ?...

      – Voici la phrase, l'unique phrase malheureusement, que j'ai pu surprendre :
      ... Mettre tous forts en état de défense... doubler les sentinelles... faire rondes fréquentes... visiter les torpilles... l'île des pendus peut être attaquée...

      – Que concluez-vous de là ? dit Oscar.

      – Cela est malheureusement trop clair ! Les espions de la Main Rouge sont au courant de nos intentions. Au lieu de surprendre la garnison de l'île des pendus, nous la trouverons sur le qui-vive !

      – C'est impossible qu'ils soient si bien informés !

      – Les faits sont là ! Et je m'explique même qu'ils aient pu deviner notre secret.

      – Je ne vois pas comment ?

      – Je le vois, moi. Je suis d'autant plus furieux que c'est de ma faute ! N'ai-je pas eu la sottise, lors de mon dernier voyage à New York, d'aller prévenir Steffel, le chef de la police, et de lui donner la latitude et la longitude exactes de l'île !

      – Ce n'est pas lui qui a pu vous trahir. Il a d'ailleurs, été victime d'un accident, le jour même de votre visite.

      Lord Burydan réfléchit.

      – Qui sait, fit-il, si ce n'est pas précisément parce qu'il en savait trop long qu'on l'a fait disparaître. Pour moi, il est évident que c'est Steffel qui nous a trahis ! Tout le monde sait, à New York, que les hauts fonctionnaires de l'administration sont loin d'être incorruptibles !

      – Ne seriez-vous pas d'avis, dit le bossu, de prévenir immédiatement Messrs. Fred Jorgell et Harry Dorgan ?

      – Non, votre idée ne vaut rien ! Mon message serait certainement intercepté, comme l'a peut-être été déjà celui que je viens d'envoyer. Ah ! je suis furieux d'avoir été assez naïf pour m'adresser au policier !

      A ce moment-là, la cloche du dîner se fit entendre.

      – Surtout, dit lord Burydan en se dirigeant avec Oscar vers la salle à manger, pas un mot de tout ceci à nos braves acrobates ! Ce serait les décourager inutilement !

      – Soyez tranquille, milord, je serai discret !

      Chacun prit place autour de la table, servie avec autant de luxe que d'abondance, mais les acrobates remarquèrent que lord Burydan paraissait moins gai que de coutume. Le repas se ressentit de ses préoccupations et l'on se sépara de meilleure heure que la veille.

      Lord Burydan passa une nuit très agitée ; levé un des premiers, il se rendit aussitôt à la cabine télégraphique pour se mettre en communication avec ses amis de la Revanche, mais, à sa grande surprise, il n'obtint aucune réponse.

      Après deux heures d'efforts inutiles, il dut y renoncer. En dépit de la beauté du temps et de la puissance des ondes émises, la Revanche ne donnait pas signe de vie.




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