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Le mystérieux docteur Cornélius - T. 2

Gustave Lerouge
© France-Spiritualités™






DIXIÈME ÉPISODE – LE PORTRAIT DE LUCRÈCE BORGIA
II – Le chèque

Mr Steffel, directeur de la police de New York, se trouvait dans son cabinet, fort occupé à parcourir un rapport que venait de déposer sur son bureau le sergent Grogmann, celui-là même qui avait été chargé d'opérer l'arrestation des évadés du Lunatic-Asylum à la buvette du Grand Wigwam.

      – Ce Grogmann est vraiment stupide, grommelait-il entre ses dents, il croit tout ce qu'on lui raconte ! Si je n'avais que de pareils agents pour opérer la destruction de l'association de la Main Rouge, je crois que je serais longtemps avant d'y arriver...

      A ce moment, le garçon de bureau remit à Mr Steffel une carte de visite :

      « Lord Astor BURYDAN
      Présente ses respects à Mr Steffel et serait heureux d'avoir avec lui quelques instants d'entretien au sujet des bandits de la Main Rouge.
»

      Le directeur de la police remit brusquement en place dans un cartonnier le rapport de Grogmann qui lui apparaissait maintenant dénué de toute espèce d'intérêt.

      – Lord Burydan, dit-il au garçon de bureau ébahi, faites entrer immédiatement !

      Et il ajouta en aparté :

      – Lord Burydan, mais c'est cet Anglais excentrique qui a donné tant de fil à retordre à mes agents et contre lequel j'ai dû cesser toutes poursuites par ordre supérieur. Il doit avoir des choses intéressantes à me raconter.

      La minute d'après, lord Burydan entrait dans le cabinet du policier, accompagné du poète Agénor, dont il ne se séparait guère depuis qu'après tant de périlleuses aventures il avait eu la satisfaction de le retrouver. Mr Steffel accueillit courtoisement ses visiteurs, leur indiqua des sièges et attendit qu'ils prissent la parole pour les communications qu'ils avaient à lui faire.

      – Je ne suis pas un inconnu pour vous, mon cher monsieur Steffel, dit malicieusement lord Burydan.

      – Mais non, répondit le policier en souriant.

      J'ai même sur vous un dossier passablement volumineux. C'est vous qui, entre autres facéties, jetez les chauffeurs en pâture aux crocodiles ; c'est vous qui mettez en révolution les asiles d'aliénés où l'on vous enferme...

      – Et le plus drôle, répliqua lord Burydan sans s'émouvoir, c'est qu'en me livrant à toutes ces démonstrations plus ou moins joviales j'étais absolument dans mon droit.

      – Il faut bien le croire, puisque j'ai reçu l'ordre formel de ne plus vous inquiéter ; mais je vous avoue qu'il est resté, dans toute cette histoire, bien des points obscurs pour moi.

      Et Mr Steffel arrêtait sur l'Anglais ce regard spécial aux gens de police qui sont toujours prêts à voir des criminels dans tous ceux avec lesquels ils se trouvent en rapport.

      – Cela tombe à merveille, répliqua l'excentrique avec un imperturbable sourire. Je ne suis précisément venu vous trouver que pour élucider avec vous ces points obscurs auxquels vous faites allusion.

      Et lord Burydan raconta dans le plus grand détail, en reprenant les faits à partir du naufrage de la Ville de Frisco, sa captivité à l'île des pendus, son évasion, sa captivité au Lunatic-Asylum, enfin de quelle manière audacieuse il était parvenu à rentrer en possession de ses biens, et il termina son récit en narrant à Mr Steffel comment il avait pu découvrir la latitude et la longitude de l'île qui servait de repaire aux bandits de la Main Rouge.

      Mr Steffel avait écouté son interlocuteur sans l'interrompre ; seulement, d'un geste rapide, il avait furtivement noté les chiffres exacts de la longitude et de la latitude.

      – Je vous remercie beaucoup, milord, dit-il ; les renseignements que vous me donnez là sont précieux, et je compte bien en tirer tout le parti possible pour arriver à l'arrestation des chefs de la bande.

      – J'ai regardé comme un devoir de vous faire cette communication. Je ne me trouve à New York que pour quelques heures encore et j'en ai profité pour venir vous voir avant de partir en expédition.

      – Vous avez fort bien fait. Et si je puis vous être utile de quelque façon...

      – Il n'y en aurait qu'une, ce serait de faire en sorte que le gouvernement de l'Union mît à notre disposition un navire de guerre pour nous aider à faire une descente dans l'île des pendus.

      Le policier prit un air grave.

      – Milord, répondit-il, je vous promets de faire tout ce que je pourrai pour obtenir l'envoi d'un cuirassé. Je vais, dès aujourd'hui même, demander une audience au directeur de la marine, en lui faisant part de vos révélations qui changent complètement la face de l'affaire.

      L'entretien se prolongea pendant plus d'une heure, et ce ne fut qu'après avoir répondu à une foule de questions que lui posa Mr Steffel que lord Burydan se retira, respectueusement reconduit par ce dernier jusqu'à l'auto qui l'avait amené.

      Une fois rentré dans son cabinet, le policier réfléchit un instant, puis, tout à coup, il sonna le garçon de bureau.

      – Faites en sorte, lui dit-il, de me procurer le plus tôt possible l'atlas de l'état-major, édité par les soins du département de la guerre.

      – C'est que, repartit le garçon avec embarras, cet atlas est volumineux ; comme vous le savez, il renferme un grand nombre de feuilles et il constitue presque à lui seul une vraie bibliothèque.

      – C'est juste, mais je n'ai besoin pour l'instant que de la carte du Klondike et des îles voisines.

      – Bien, monsieur le directeur.

      Une demi-heure après, le garçon de bureau était de retour avec l'atlas demandé. S'armant d'un crayon, Mr Steffel repéra soigneusement sur la carte la latitude et la longitude que lui avait indiquées lord Burydan et il trouva sans peine l'île Saint-Frédérik, appartenant aux Etats-Unis.

      Evidemment, c'était bien cette île Saint-Frédérik qui était l'île des pendus, la capitale secrète des bandits de la Main Rouge.

      Un dictionnaire de géographie fournit au policier quelques renseignements complémentaires :

      « L'île Saint-Frédérik est située un peu au sud des îles Aléoutiennes, à cent kilomètres environ de l'île Sakhaline. Elle fut découverte au XVIIIème siècle par des navigateurs allemands qui l'appelèrent l'île Saint-Frédérik. Depuis, comme elle ne se trouve sur le passage d'aucun navire, elle a été complètement oubliée non seulement par les marins, mais encore par la plupart des géographes.

      A un moment donné, elle fut l'objet d'un échange de notes diplomatiques entre la Russie et le gouvernement des Etats-Unis, mais ce territoire glacé paraissait à tout le monde si peu intéressant que la question ne fut définitivement tranchée qu'en 1901. A cette époque, elle fut officiellement adjugée à l'Amérique qui, depuis, l'a concédée à un riche particulier. »

      Mr Steffel eut un malicieux sourire.

      – Hum ! fit-il, je crois que, quand je connaîtrai le nom du « riche particulier » en question, j'aurai fait un sérieux pas en avant dans la connaissance des secrets de la Main Rouge.

      Mr Steffel avait saisi le récepteur de l'appareil téléphonique, il demanda la communication avec le ministre des Colonies et, grâce aux déclenchements automatiques dont sont munis les téléphones new-yorkais, il obtint cette communication presque instantanément.

      – Allô !

      – Qui me parle ?

      – C'est moi, Mr Steffel, le directeur de la police ! Voulez-vous prier M. le chef du bureau des concessions coloniales de venir à l'appareil ?

      – Me voici, dit une seconde voix quelques instants après. Qu'y a-t-il pour votre service, monsieur Steffel ?

      – Oh ! un simple renseignement. Je voudrais savoir le nom de la personne à laquelle a été concédée une petite île, qui s'appelle l'île Saint-Frédérik, dans les parages du Klondike.

      – Très facile. L'île Saint-Frédérik appartient à l'heure actuelle à l'un de nos concitoyens, Mr Fritz Kramm, le fameux marchand de tableaux, qui y a fait, d'ailleurs, sans beaucoup de succès, je crois, une tentative d'élevage des phoques à fourrure.

      – Très bien, merci, c'est tout ce que je désirais savoir.

      Et Mr Steffel accrocha le récepteur de l'appareil.

      En entendant le nom de Fritz Kramm, le policier avait cru avoir un éblouissement. Confusément la vérité lui était apparue comme dans un éclair.

      Mr Steffel, grâce aux notes de ses agents, n'ignorait pas les fâcheux antécédents des deux frères Cornélius et Fritz. Il savait que l'antiquaire avait été maintes fois soupçonné de servir de receleur aux détrousseurs de musées et aux voleurs internationaux. Dès lors, sa conviction était faite. Il ne s'agissait plus maintenant pour lui que de découvrir les preuves matérielles, ce qui, sans doute, ne serait pas difficile.

      Disons-le en passant, la mentalité des policiers américains diffère beaucoup de celle des policiers français. Il était arrivé maintes fois à Mr Steffel lui-même de toucher la forte somme de la part de tenanciers de maisons de jeu, ou même de riches criminels auxquels on permettait, moyennant finances, de gagner l'ancien continent.

      Le directeur de la police, après mûres réflexions, résolut de ne point brusquer les choses ; peut-être après tout y aurait-il moyen de conclure une transaction avantageuse avec le propriétaire de l'île Saint-Frédérik.

      En proie à ces préoccupations, Mr Steffel se fit conduire immédiatement chez Fritz Kramm qui habitait un luxueux hôtel dans le voisinage de Central Park.

      L'antiquaire était absent. Il était allé, à ce que dit le domestique, rendre visite à son frère, le docteur Cornélius. Mr Steffel remonta en auto et se fit conduire chez Cornélius où l'Italien Léonello l'introduisit cérémonieusement dans le grand salon d'attente de style Louis XIV.

      Dès qu'ils connurent la présence du haut fonctionnaire de la police, Cornélius et Fritz accoururent le sourire aux lèvres, la main tendue, mais ils furent décontenancés par la mine grave et presque menaçante de Mr Steffel.

      – Sirs, dit-il d'une voix brève, ce n'est pas une simple visite de politesse qui m'amène, et je crains bien d'avoir à remplir aujourd'hui près de vous une pénible mission.

      Le policier guettait du coin de l'œil l'effet de ses paroles sur les deux frères, mais ils ne bronchèrent pas.

      – De quoi s'agît-il ? demanda Fritz d'un ton parfaitement naturel.

      Mr Steffel résolut de brusquer les choses.

      – Je ne vous cacherai pas, monsieur Fritz Kramm, dit-il, que de graves soupçons pèsent sur vous. C'est bien vous, n'est-ce pas, qui êtes propriétaire de l'île Saint-Frédérik, plus connue dans le monde des bandits de la Main Rouge sous le nom de « l'île des pendus » ?

      Fritz était devenu blême ; pourtant, ce fut avec assez d'assurance qu'il répondit :

      – Il est parfaitement exact que je suis propriétaire de l'île Saint-Frédérik, mais il y a bien des années que je l'ai entièrement abandonnée et je ne comprends pas ce que vous voulez dire avec vos pendus !

      – Drôle d'histoire, murmura doucement Cornélius, mais tout en parlant il jetait sur Mr Steffel de si étranges regards derrière les vitres de ses lunettes d'or que le policier ne put s'empêcher de frissonner.

      Il se rappela les bruits qui avaient couru sur les laboratoires souterrains du sculpteur de chair humaine.

      – Notez bien ceci, crut-il bon de dire, c'est que, si je subissais de votre part la moindre voie de fait au cours de cette visite, les documents que je possède contre vous, et qui sont en mains sûres, paraîtraient ce soir même dans trois des plus grands journaux de New York.

      – Il n'est pas question de voies de fait, dit le docteur Cornélius toujours parfaitement calme, nous tenons seulement à avoir quelques explications sur l'étrange accusation que vous faites peser sur mon frère.

      – Je crois, interrompit Fritz, que Mr Steffel est en train en ce moment-ci de commettre une lourde bévue. Est-ce que des gens comme moi et mon frère, dont la fortune est considérable, qui possédons même une part dans le trust de William Dorgan, pouvons avoir quelque chose de commun avec les bandits de la Main Rouge ?

      – Protestations inutiles, s'écria Mr Steffel avec emportement, je sais tout ! Vous et votre frère faites partie des Lords de la Main Rouge. J'ai contre vous des témoignages précis.

      Fritz et Cornélius échangèrent un coup d'œil rapide. La situation était évidemment embarrassante.

      – C'est vous, poursuivit le policier, qui avez enlevé le savant français, M. Bondonnat, que vous séquestrez encore à l'heure qu'il est ; c'est vous qui avez longtemps retenu prisonnier l'honorable lord Burydan. Mais prenez garde ! Le gouvernement de l'Union va expédier un cuirassé contre l'île des pendus, et ce repaire de bandits sera complètement anéanti. Tenez, ajouta-t-il après un silence, le meilleur parti que vous ayez à prendre serait d'avouer carrément, de me donner les noms de tous vos complices, et peut-être qu'à cette condition je pourrais obtenir que vous ne soyez pas poursuivis.

      Le docteur Cornélius eut un sourire ironique.

      – Je connais cette vieille ruse de guerre, dit-il, mais nous serions fort embarrassés, mon frère et moi, de vous révéler les noms de nos complices, puisque nous n'en avons pas et que d'ailleurs nous ne sommes coupables d'aucun crime !

      – Parbleu ! s'écria Fritz, je devine d'où part cette dénonciation. Elle émane sans doute de ce lord Burydan tout fraîchement évadé du Lunatic-Asylum, après avoir assassiné un citoyen américain.

      – L'honorable lord Burydan, reprit Mr Steffel en pesant lentement ses paroles, ignore encore que c'est Mr Fritz Kramm le propriétaire de l'île Saint-Frédérik. Je n'ai pas encore jugé à propos de l'en informer.

      – Vous êtes libre de le faire. Je ne suis pas responsable, moi, de ce qui se passe dans une île déserte et glaciale où je ne suis pas allé depuis des années.

      – Savez-vous ce qui se produira si je mets lord Burydan au courant de la chose ? C'est qu'il sollicitera et obtiendra immédiatement l'envoi d'un cuirassé. Dans tous les cas, cette affaire vous causera un tort considérable, même en admettant que vous ne soyez pour rien dans les agissements de la Main Rouge.

      Fritz et Cornélius commençaient à comprendre où voulait en venir Mr Steffel.

      – Je vous affirme, dit le docteur, que mon frère n'a absolument rien à se reprocher, et l'enquête que vous mènerez avec votre sagacité habituelle établira certainement son innocence.

      – Ce que vous dites est possible, reprit le policier avec hésitation, mais qui me dit que vous ne chercherez pas à vous soustraire à l'action de la justice ?

      – Tenez, dit Cornélius, je vais vous donner une preuve de ma bonne foi. Je vais déposer entre vos mains une caution de cinquante mille dollars ; comme cela, vous serez sûr que ni mon frère ni moi ne chercherons à nous échapper.

      – Evidemment, fit Mr Steffel, qui avait amené ses interlocuteurs au point où il voulait les voir, cette proposition milite en votre faveur. Il est possible après tout qu'une erreur ait été commise à votre sujet. Avant de déchaîner un scandale tel que celui que causerait votre arrestation, je veux élucider cette affaire en toute impartialité.

      – Vous reconnaîtrez bien vite que l'on s'est trompé en nous dénonçant. Attendez un instant, je vais vous signer le chèque de cinquante mille dollars.

      Le docteur Cornélius traça sur une feuille de son mémorandum quelques lignes en caractères hiéroglyphiques, puis il sonna Léonello et lui remit le papier. Une minute après, l'Italien revenait avec un carnet de chèques dont Cornélius et Fritz contresignèrent une feuille en y inscrivant le chiffre de cinquante mille dollars.

      Mr Steffel s'en saisit, enchanté d'avoir si bien conduit une aussi délicate négociation.

      – Au revoir, sirs, dit-il en se retirant. Plus je réfléchis, plus je suis persuadé que vous avez été victimes d'une dénonciation calomnieuse. Ce n'est pas des hommes comme vous qui sont affiliés à l'association de la Main Rouge ! Décidément, cette accusation est absurde et je vais classer l'affaire.

      – N'oubliez pas, monsieur Steffel, fit Cornélius avec un sourire plein de sous-entendus, que, s'il arrivait qu'on nous accusât de nouveau, nous sommes toujours prêts à fournir caution.

      – Entendu, au revoir, mes chers amis.

      Et tous trois échangèrent une cordiale poignée de main.

      Tout en traversant le magnifique jardin qui entourait l'hôtel du docteur, Mr Steffel se disait qu'il serait bien sot de s'en tenir à ce premier acompte, et il se proposait de continuer son enquête dans le plus grand secret, quitte à opérer une arrestation en masse de tous les chefs de la Main Rouge sitôt qu'il serait parvenu à connaître leurs noms.

      – Je sais bien, parbleu, songeait-il, qu'ils ne me réclameront jamais ces cinquante mille dollars, et que je me suis tacitement engagé à laisser la Main Rouge tranquille, mais on n'est pas forcé de se montrer honnête avec de pareils bandits ! Si Cornélius et Fritz étaient innocents, ils n'auraient pas essayé d'acheter mon silence au prix d'une somme aussi considérable.

      Le policier remonta en auto, en criant à son chauffeur :

      – A la Central Bank ! Et mettez de l'avance à l'allumage pour que j'arrive à temps pour toucher un chèque !

      Sitôt que le policier se fut retiré, Cornélius et Fritz se regardèrent anxieusement.

      – Nous l'avons échappé belle ! murmura l'antiquaire.

      – Le danger reste le même, répliqua le docteur. Je n'ai aucune confiance dans ce Steffel, qui est un maître chanteur sans scrupules. Je suis sûr que, maintenant qu'il nous a tiré cette plume de l'aile, il n'aura rien de plus pressé que de nous trahir !

      – Que faire ?

      – J'ai déjà donné des ordres à Léonello, sous prétexte de me faire apporter le carnet de chèques.

      – Je m'étais bien aperçu que tu griffonnais quelque chose, mais je n'avais pas vu de quoi il s'agissait !

      – Avec des gaillards de la trempe de Steffel, il faut riposter du tac au tac. En ce moment même, Slugh est déjà en route avec la grande automobile, et il se peut que d'ici une heure nous soyons débarrassés de ce malencontreux policier.

      – N'est-ce pas imprudent, murmura Fritz avec inquiétude, et si Steffel a, comme il s'en vante, mis en mains sûres la dénonciation qui nous concerne ?

      – Mais non, je connais Steffel. Il est bien trop rusé pour s'être confié à qui que ce soit. Il sait fort bien que, du moment où il aurait révélé à quelqu'un le nom du véritable propriétaire de l'île des pendus, il ne serait plus le maître de la situation.

      – Ceci dans tous les cas est une leçon, reprit Fritz. Il est indispensable que l'île des pendus ne soit plus à mon nom. Je vais m'occuper de faire une vente fictive. Je dirai que je me suis débarrassé de cette île glaciale dont il est absolument impossible de tirer parti.

      – Il y a longtemps que cette précaution aurait dû être prise. Nous devons en ce moment, ne l'oublie pas, redoubler de vigilance. Jamais nous n'avons traversé une période de malchance pareille !

      – Rien n'est encore perdu !

      – Non, mais il va falloir déployer beaucoup d'énergie. La Main Rouge a fait des pertes d'argent considérables, beaucoup de nos affiliés sont en prison et notre prestige diminue ; enfin, nous n'avons réussi aucune affaire importante depuis longtemps. Baruch lui-même a si mal dirigé sa barque que William Dorgan s'est réconcilié avec son fils Harry et a refait un testament où il partage également ses biens entre ses deux fils. Par conséquent, impossible pour le moment de faire disparaître le vieux milliardaire et d'entrer en possession du trust.

      – Non, il faut attendre. Je tiens à avoir l'esprit en repos au sujet de l'expédition qu'organisent contre l'île des pendus Fred Jorgell et ses amis.

      – Je suis moi-même un peu à court, reprit le docteur ; j'ai dépensé, ces temps derniers, des sommes énormes en expériences, et je n'ai pas obtenu les résultats que j'espérais.

      – J'ai une intéressante affaire en vue, et qui pourrait faire rentrer dans nos caisses une somme d'un million de dollars !

      – By God ! cela en vaut la peine ! De quoi s'agit-il ?

      Fritz mit son frère au courant de la proposition que lui avait faite la veille Balthazar Buxton. Les deux bandits échafaudèrent minutieusement le plan qui devait les mettre en possession du célèbre tableau du Titien, le portrait de Lucrèce Borgia, actuellement dans la galerie du milliardaire William Dorgan. C'était sur la complicité de Baruch qu'ils comptaient pour arriver à atteindre leur but.

      Cependant, les deux frères jetaient de temps à autre des regards impatients sur la grande horloge de Boulle en ébène incrusté de cuivre et d'écaille qui se dressait au fond du salon.

      – Slugh ne revient pas vite, grommela Cornélius.

      – Malheureusement, je ne puis l'attendre, répliqua Fritz, j'ai chez moi un rendez-vous important.

      – Eh bien, va ! Je te téléphonerai s'il y a quelque chose de nouveau.

      – Je voudrais bien que cette affaire soit terminée. Je tremble que, si nous ne nous débarrassons pas de Steffel, lord Burydan et ses amis ne viennent à connaître l'exacte situation de la capitale de la Main Rouge !

      – Ne sois donc pas si poltron. Les renseignements que j'ai reçus de San Francisco sont excellents, en ce sens que Fred Jorgell et sa bande sont toujours persuadés que notre île se trouve dans le voisinage du pôle Sud. D'ailleurs, quoi qu'il arrive, toutes nos précautions sont prises. Il faut que pas un des passagers de la Revanche n'échappe au naufrage que je lui prépare !

      Les deux frères prirent enfin congé l'un de l'autre ; chose extraordinaire entre de pareils bandits, ils s'étaient toujours parfaitement entendus entre eux ; jamais ils n'avaient eu une discussion sérieuse. D'ailleurs, l'antiquaire professait à l'égard du savant un véritable culte et s'inclinait toujours très docilement devant ses décisions.




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