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Le mystérieux docteur Cornélius - T. 2

Gustave Lerouge
© France-Spiritualités™






ONZIÈME ÉPISODE – CŒUR DE GITANE
II – Le courrier

Une grande auto stoppa brusquement à l'angle de California et de Montgomery street à San Francisco. Trois gentlemen, mis avec la plus grande élégance, en descendirent et pénétrèrent dans l'imposant édifice qui s'élève à l'angle des deux rues et qui porte, en gigantesques lettres d'or, cette inscription : California Safe Deposit and Trust Company (5).

      Ce bâtiment, dont les murs ont cinq mètres d'épaisseur et sont bâtis avec de grosses pierres de taille reliées par des ancres de fer, n'a que de rares fenêtres, grillées d'énormes barreaux d'acier.

      Les trois gentlemen pénétrèrent dans un grand hall, décoré des statues de Crésus et de Plutus, qui faisaient pendants à celles de deux milliardaires californiens, Messrs. Stanford et Fload. Ils suivirent un couloir à la voûte et aux murs d'acier, au bout duquel se trouvait un bureau, protégé par un grillage solide.

      Le premier des gentlemen s'approcha du guichet et dit à l'employé, en lui tendant une carte d'identité :

      – Mr le docteur Cornélius Kramm, de New York.

      – Well, sir ! répondit l'homme en tendant par le guichet un jeton de nickel perforé de trois numéros disposés en triangle.

      Le second gentleman s'avança alors.

      – Mr Fritz Kramm, de New York, dit-il.

      Et comme le premier, il reçut un jeton de nickel.

      Puis ce fut au tour du troisième, qui déclara se nommer Mr Joë Dorgan, de New York.

      Tous trois se trouvèrent dans un large corridor, dont le sol, la voûte et les parois étaient également en acier, et qui était coupé par trois grilles, près de chacune desquelles se tenait un employé, qui vérifia et pointa soigneusement chacun des numéros des jetons de nickel ; après ces formalités, qui rappelaient à Fritz Kramm, quoique d'une façon moins originale, le palais-labyrinthe de Balthazar Buxton, les trois hommes furent admis à descendre le gigantesque escalier qui conduisait aux caves de la banque et deux employés, armés d'un trousseau de clefs, se mirent à leur disposition.

      Les caves monumentales sont entièrement construites en fer et en acier, mais elles sont décorées de statues de chevaliers du Moyen Âge, aux armures dorées, casque en tête et bouclier au poing.

      A côté de ces guerriers de bronze, vingt policemen athlétiques, armés jusqu'aux dents, montent nuit et jour la garde dans le couloir extérieur et sont relevés d'heure en heure.

      Les trois gentlemen s'étaient arrêtés en face de leurs coffres-forts respectifs, qui se trouvaient placés l'un à côté de l'autre.

      Après avoir ouvert les serrures, les employés se retirèrent, laissant le docteur Cornélius et ses deux compagnons libres de remplir ou de vider leurs coffres-forts.

      – Combien avons-nous en caisse ? demanda Cornélius.

      – Chacun trois cent mille dollars environ, répondit Fritz, mais nous n'avions ici, bien entendu, que les sommes provenues de l'affaire Balthazar Buxton. Il est prudent de ne pas mettre tous nos capitaux dans la même banque. On ne sait jamais ce qui peut arriver.

      – Vous parlez d'or, fit le troisième personnage avec impatience, mais vous savez qu'aujourd'hui nous sommes pressés. De combien avons-nous besoin ?

      – Je crois, mon cher Baruch, ou plutôt mon cher Joë, répondit le docteur avec un ricanement, que trente mille seront suffisants, prenons-en donc dix mille chacun.

      Les trois associés comptèrent chacun une liasse de bank-notes, qu'ils glissèrent dans leur portefeuille. Dix minutes plus tard, ils remontaient en auto et se faisaient conduire au Palace-Hotel, où ils dînèrent rapidement dans un salon spécial, retenu pour eux à l'avance. Il faisait presque nuit lorsqu'ils regagnèrent leur voiture, mais cette fois ce fut pour entreprendre un véritable voyage. Pendant deux heures, ils filèrent à toute allure à travers les routes poussiéreuses de la banlieue de San Francisco. Enfin le chauffeur stoppa dans un lieu absolument désert. C'était, à quelques miles du bord de la mer, une lande sauvage hérissée de broussailles, coupée de marées stagnantes couvertes de roseaux.

      Tous trois paraissaient parfaitement connaître ce site désolé. Laissant leur chauffeur sur son siège, ils s'engagèrent délibérément dans un étroit sentier qui serpentait entre les mares et les buissons. Le chauffeur, l'Italien Léonello, les suivit quelque temps du regard ; mais, bientôt, ils se perdirent dans les ténèbres, et, n'ayant sans doute aucune inquiétude sur leur compte, Léonello rentra philosophiquement dans l'intérieur de la voiture pour se mettre à l'abri d'une petite pluie fine qui commençait à tomber.

      Les trois hommes continuaient leur chemin ; mais, à quelque distance de l'auto, chacun d'eux avait appliqué un masque de caoutchouc sur son visage et vérifié son browning.

      Le sentier qu'ils suivaient les mena jusqu'à une excavation profonde, qui paraissait une carrière abandonnée. Ils s'apprêtaient à y descendre, lorsqu'un homme se dressa devant eux pour leur barrer le passage ; mais Cornélius n'eut qu'un mot à prononcer, et l'homme s'effaça respectueusement.

      Ils dépassèrent ainsi sans accident une deuxième, une troisième et une quatrième sentinelle ; ils se trouvaient maintenant tout au fond du vaste trou, sans doute creusé autrefois par les mineurs au temps de la belle époque des placers. Là, adossée au roc, il y avait une chaumière faite de blocs informes, couverte d'un toit de roseaux, et qui n'offrait d'autre issue qu'une porte basse. Ils poussèrent le loquet et entrèrent ; l'intérieur de la cabane présentait plus de confort qu'on n'eût pu s'y attendre dans un pareil lieu. Un bon feu brûlait dans la cheminée d'argile et, sur une table, il y avait deux bougies dans des chandeliers de cuivre.

      Deux hommes, à la mine farouche, assis de chaque côté du feu sur des escabeaux, se levèrent avec respect à la vue des visiteurs, pour lesquels sans doute ces préparatifs avaient été faits ; puis ils se retirèrent.

      Cornélius, Fritz et Baruch s'étaient assis en face de la table.

      Ils étaient à peine installés que quatre coups, régulièrement espacés, furent frappés à la porte extérieure.

      – Entrez ! cria Cornélius.

      Une sorte de cow-boy, aux bottes boueuses, à la chemise de flanelle rouge, s'avança, son large chapeau de feutre à la main.

      – Milords, dit-il d'un ton respectueux mais sans obséquiosité, voilà la chose.

      Et il posa sur la table un carré de papier sur lequel étaient tracés quelques signes hiéroglyphiques. Au bas, se voyait une main grossièrement dessinée à l'encre rouge et dans l'angle de gauche une main semblable, mais plus petite.

      Cornélius et Fritz examinèrent soigneusement le papier.

      L'homme attendait.

      – C'est trois cents dollars, dit Cornélius.

      – Trois cents dollars, répéta Fritz.

      Baruch prit dans son portefeuille trois banknotes de cent dollars chacune et les tendit à l'homme qui les prit, salua et se retira sans mot dire.

      Cette scène se renouvela un grand nombre de fois, exactement pareille, à quelques variantes près.

      Enfin, Cornélius déclara que tous ceux à qui la Main Rouge devait de l'argent étaient payés.

      – Alors nous allons partir ? dit Fritz.

      – Pas encore, dit Baruch. Nous attendons des nouvelles importantes.

      Un quart d'heure se passa. On n'entendait que les huées du vent qui faisait rage sur la mer. Le feu commençait à s'éteindre. Tout à coup on frappa de nouveau à la porte ; l'homme qui entra sur l'injonction de Cornélius était couvert de boue jusqu'à la tête. Il avait de larges éperons mexicains à ses bottes.

      Il était facile de voir qu'il venait de faire une longue course à cheval, et son visage ruisselait de sueur et de pluie.

      – Milords, fit-il en se découvrant, voici les lettres.

      Il déposa sur la table une large enveloppe de toile scellée de cire rouge.

      Fritz brisa le cachet et retira de l'enveloppe une foule de papiers de tous formats. Les uns étaient couverts d'une écriture fine et serrée, les autres ne portaient que quelques mots péniblement tracés au crayon. Il y avait, dans ce tas de paperasses, plusieurs lettres et plusieurs télégrammes non décachetés.

      Silencieusement, les trois Lords de la Main Rouge se mirent en devoir de trier cette masse de documents ; c'étaient les rapports de tous les espions de l'Association dans la région ; ils étaient concentrés entre les mains d'hommes sûrs, qui les faisaient parvenir directement aux chefs suprêmes.

      Jetant au feu les choses insignifiantes, ils mettaient soigneusement de côté les messages intéressants, et quand ils en trouvaient un plus important que les autres, ils se le communiquaient immédiatement.

      Ils étaient presque arrivés à la fin de ce travail, lorsque Baruch mit la main sur un billet d'une maladroite écriture féminine et qui ne portait pour signature qu'un D majuscule.

      – Diable, fit-il en passant le billet à Cornélius, voilà qui est grave ! Il paraîtrait que Paganot et Ravenel connaissent exactement la situation de l'île des pendus. Ils n'auraient ajouté aucune créance au message trouvé dans la bouteille, et s'ils nous laissent croire qu'ils se dirigent vers le sud, ce n'est que pour nous donner le change !

      – Mais d'où vient ce renseignement ? demanda Fritz. Voilà qui va modifier notre plan !

      – Il nous parvient d'une gitane nommée Dorypha, une danseuse qui est la maîtresse d'Edward Edmond, l'homme de confiance du milliardaire Fred Jorgell. Elle nous est toute dévouée. Et, d'après le conseil de Slugh, elle est entrée comme femme de chambre au service des deux Françaises pour toute la durée du voyage.

      – On peut ajouter confiance à ses affirmations ? demanda Baruch.

      – Je le crois.

      Tout en parlant, Cornélius avait décacheté deux des télégrammes. Il eut tout à coup un murmure de mécontentement.

      – C'est complet ! grommela-t-il. Ce fameux lord Burydan, qui ne donnait plus signe de vie et que nous croyions reparti pour l'Angleterre, a, lui aussi, équipé un yacht à destination de l'île des pendus. Il emmène avec lui le Peau-Rouge Kloum et ce damné bossu qui nous a tant de fois mystifiés ; les renseignements viennent de Vancouver. Nos agents n'ont été prévenus que trop tard. Lord Burydan a mis à la voile hier soir. Nous ne pouvons nous opposer à son départ et, ce qui est grave dans cette affaire, c'est que son équipage, recruté avec grand mystère, ne renferme pas un seul des membres de l'Association !

      – Cela devient sérieux, murmura Baruch.

      Les trois bandits se regardèrent un instant avec une sorte de consternation. Ce fût Cornélius qui, le premier, recouvra sa présence d'esprit.

      – Un peu de calme, fit-il, ne nous affolons pas. Rien n'est encore perdu ! Il s'agit d'examiner froidement la situation.

      – Il faut, dit Fritz, prendre des mesures !

      – Elles sont tout indiquées ! Je vais, dès ce soir, expédier à la garnison de l'île l'ordre de se tenir sur le qui-vive. Lord Burydan a beau être rusé, il faudra toujours bien que, pour aborder dans nos possessions, il franchisse la ceinture des torpilles qui entoure l'île. D'un autre côté, que la Revanche se dirige vers le sud ou vers le nord, il n'en reste pas moins acquis que presque tout son équipage nous est dévoué, corps et âme. Vous voyez, en y réfléchissant bien, que le péril n'est pas si grave qu'il nous a paru tout d'abord.

      – On pourrait, proposa Fritz, lancer à la poursuite de Burydan le yacht de la Main Rouge !

      – Je ne suis pas de ton avis, riposta Cornélius. Notre navire à nous n'est pas muni de chaudières à pétrole inventées par Harry Dorgan et il arriverait beaucoup trop tard. D'ailleurs, je ne crois pas prudent, en ce moment-ci, d'attirer l'attention sur notre yacht !

      – Quelle décision, demanda Baruch, allons-nous prendre au sujet de Fred Jorgell et de sa bande ?

      – Laissons, pour le moment, Fred Jorgell tranquille, dit Cornélius. Ni lui, ni son futur gendre Harry, ni sa fille Isidora ne font partie de l'expédition dirigée contre nous. Nous nous occuperons d'eux plus tard, quand nous serons débarrassés des Français.

      – En somme, il n'y a à bord de la Revanche, remarqua Fritz, que Paganot, Ravenel, leurs fiancées, Andrée de Maubreuil et Frédérique Bondonnat, et cet autre Français, Agénor Marmousier, qui a aidé Burydan à s'évader du Lunatic-Asylum.

      – Il me semble, déclara Cornélius, que, pour ces cinq personnages, il n'y a pas d'hésitation à avoir ! Il y a assez longtemps qu'ils embarrassent notre route. Il faut en finir avec eux, une fois pour toutes.

      Baruch s'était levé, en proie à une singulière émotion.

      – Permettez-moi, fit-il, de donner mon opinion personnelle sur la question. Je tiendrais beaucoup à ce qu'Andrée de Maubreuil fût sauvée !

      – Vous êtes amoureux décidément, mon cher, ricana Fritz. Vous ne pourrez donc jamais surmonter cette faiblesse ?

      Baruch lui riposta avec aigreur :

      – C'est bien à vous de parler, quand, il y a huit jours à peine, vous avez mis en péril l'Association et compromis ses intérêts en vous amourachant d'une aventurière italienne, qui s'est moquée de vous de la plus belle manière. Il ne s'en est pas fallu de beaucoup que Lorenza, la guérisseuse de perles, ne vous envoie siéger – et nous avec vous – dans le fauteuil d'électrocution !

      – Laissons de côté cette sotte histoire, murmura le marchand de tableaux d'un air mécontent. Remarquez d'ailleurs que je me suis tiré de ce mauvais pas avec un remarquable sang-froid.

      – Il faut absolument, reprit Baruch, qu'Andrée de Maubreuil soit exceptée du massacre, et cela non seulement parce que je me suis juré qu'elle serait à moi, mais parce que mon union avec elle est la base d'un projet que je vais vous exposer.
      Supposons les autres Français disparus. Je sauve Mlle de Maubreuil, je me réconcilie avec mon frère Harry, et je vais délivrer moi-même le vieux Bondonnat, qui alors sera forcé de se montrer plein de gratitude à mon égard.

      – Je ne vois pas où vous voulez en venir ? dit Cornélius.

      – Patience ! Bondonnat n'ayant plus d'autre famille qu'Andrée, qui est sa pupille, la fera son héritière. Et nous serons ainsi, sans violence et d'une façon toute naturelle, possesseurs de toutes les découvertes du vieux savant ! Mon plan est grandiose ! Il ne nous restera plus ensuite qu'à nous débarrasser d'Isidora et d'Harry, puis, plus tard, de Fred Jorgell et de William Dorgan, pour concentrer entre nos mains deux ou trois trusts et autant de milliards !

      – Certes, s'écria Cornélius, le projet est admirable ! Mais il est audacieux ! Pour ma part, je ne vois pas grande objection à y faire.

      – Permettez, protesta Fritz, n'est-il pas à craindre que Bondonnat reconnaisse Baruch, qu'il a entrevu dans sa nouvelle personnalité de Joë Dorgan lors de l'enlèvement en aéroplane ?

      Baruch haussa les épaules.

      – L'argument ne tient pas debout, fit-il. Bondonnat m'a à peine entrevu dans un moment où il était beaucoup trop ému pour prêter attention à ma physionomie. D'ailleurs, j'ai beaucoup changé depuis ! Et il suffira d'une légère modification – par exemple, de laisser pousser mes moustaches – pour dérouter les souvenirs du bonhomme ; puis il est absolument impossible qu'il s'avise de reconnaître dans le fils du milliardaire Dorgan, dans l'homme qui l'aura arraché aux bandits de la Main Rouge, celui-là même qui l'a conduit à l'île des pendus.

      Cornélius approuva cette façon de voir, et Fritz lui-même finit par se rendre à ses raisons. Le nouveau plan élaboré par Baruch était aussi ingénieux qu'il était hardi. Les trois bandits convinrent donc qu'il serait suivi de point en point.

      – Seulement, conclut Cornélius en se levant après avoir jeté au feu le restant des papiers, il faut nous hâter. La Revanche doit prendre la mer un peu après minuit, et j'ai rendez-vous avec Slugh vers dix heures et demie, à la bodega du Vieux-Grillage. C'est là qu'il doit prendre nos dernières instructions.

      Les trois bandits s'empressèrent de sortir. Un quart d'heure plus tard ils remontaient dans leur automobile, qui filait en quatrième vitesse dans la direction de San Francisco.


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(5)  Compagnie californienne de sauvegarde pour les trusts et dépôts.




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