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Le mystérieux docteur Cornélius - T. 2

Gustave Lerouge
© France-Spiritualités™






NEUVIÈME ÉPISODE – LE COTTAGE HANTÉ
III – Les malheurs d'un manager

Installés sur la terrasse de Golden-Cottage, d'où l'on découvrait un des plus beaux paysages du monde, les hôtes de Fred Jorgell savouraient la fraîcheur de la brise embaumée des senteurs de la forêt, et ils écoutaient les mille bruits mystérieux qui montent des campagnes endormies.

      Au-dessus d'eux le ciel était d'un bleu de velours tout endiamanté d'astres éblouissants dont rien, dans nos climats humides et crépusculaires, ne saurait évoquer le glorieux éclat.

      Miss Isidora était assise près de Harry Dorgan, Frédérique près de Roger Ravenel, Andrée de Maubreuil aux côtés de l'ingénieur Paganot. Chaque couple avait pris une pose presque identique. Les yeux dans les yeux, les mains étroitement enlacées, les fiancés s'abandonnaient au charme de cette belle soirée. Et le grand silence n'était troublé que par le bruit imperceptible d'un soupir ou d'un baiser furtif.

      Tout à coup, lord Burydan se leva.

      – Sont-ils heureux ! murmura-t-il. Quel malheur que moi aussi je ne sois pas fiancé à une charmante miss ! Mais, en attendant, je crois qu'il serait urgent de prendre quelque distraction. Il y a bien longtemps que je ne suis allé à San Francisco.

      – Rien de plus facile, milord, répliqua Fred Jorgell. J'ai soin qu'il y ait toujours ici deux autos toutes prêtes à partir.

      – Eh bien, ma foi, c'est une idée. Il n'est guère plus de neuf heures, j'arriverai à Frisco juste au bon moment pour faire une tournée dans les tavernes du port.

      – On sait, fit le milliardaire, que vous êtes amateur de pittoresque. Je regrette de ne pouvoir venir avec vous, car je suis un peu fatigué.

      – Qui donc m'accompagnera ?

      – Moi, milord ! s'écria le bossu avec enthousiasme.

      – Moi aussi, dit Agénor. Mais où diable est Kloum ?

      – Cet honnête Peau-Rouge est déjà couché, répondit Oscar, d'ailleurs nous pouvons nous passer de lui.

      – Eh bien, c'est entendu ! s'écria l'excentrique, tout réjoui à l'idée de cette escapade. Le temps de prendre une arme dans ma chambre et je suis à vous !

      Dix minutes plus tard, lord Burydan, Agénor et le bossu filaient à toute vitesse sur une route blanche bordée d'arbres magnifiques à l'extrémité de laquelle on apercevait comme un halo de lumière qui décelait l'approche de la ville de San Francisco.

      La capitale du Pacifique n'a point la tristesse des villes puritaines de l'Est et du Centre. C'est une cité de fête et de noctambulisme. Quand lord Burydan et ses amis y arrivèrent, les grandes artères, Market street, California, Hearney et Montgomery street, étaient encore encombrées par une foule affairée et joyeuse.

      L'auto fut laissée au garage du gigantesque Palace-Hotel, qui ne compte pas moins de quinze cents chambres et qui est à lui seul toute une ville. Et les trois amis se servirent du cable-car – sorte de funiculaire – qui, pour quelques cents, les conduisit au quartier de Queen-City.

      Ils avaient à peine eu le temps de faire quelques pas lorsqu'ils furent abordés par un personnage grave et correctement vêtu. C'était un détective qui, moyennant quarante dollars, leur offrait de leur faire visiter les bouges les plus dangereux : tables d'hôtes de matelots, fumeries d'opium et maisons de filles.

      Lord Burydan refusa les services de l'officieux policier.

      – Je ne trouve d'intérêt, dit-il, à visiter les mauvais lieux que lorsque je les découvre moi-même et que je vais y courir quelque danger. D'ailleurs, je n'ai rien à craindre, je suis lord Burydan.

      – C'est différent, grommela l'inconnu en s'éloignant d'un air mécontent. Je sais que milord Bamboche est bien vu de toute la canaille.

      Ce surnom de milord Bamboche, qu'à Paris le populaire avait donné à l'excentrique, s'était trouvé, on ne sait comment, connu à San Francisco où il avait tout de suite fait fortune. Il avait suffi au noble lord de quelques promenades nocturnes pour que milord Bamboche fût devenu aussi sympathique aux aventuriers californiens qu'il l'avait été jadis aux apaches de Paris.

      Les trois noctambules, ne s'en rapportant qu'à leur propre inspiration pour découvrir des repaires pittoresques, entrèrent au hasard dans deux ou trois établissements d'aspect sordide ; mais ils n'y trouvèrent que des ivrognes peu intéressants.

      Ils furent plus heureux en s'engageant dans un long couloir à l'entrée duquel un nègre vêtu d'une sorte de robe réclamait un shilling d'entrée.

      Ils croyaient pénétrer dans quelque music-hall et ils ne changèrent pas d'avis en débouchant dans une salle carrée où un grand nombre de nègres et de négresses s'évertuaient. Accompagné sur le banjo (1), un grand diable noir, en chemise blanche, hurlait avec force gesticulations les paroles d'une chanson dans une langue inconnue et bizarre.

      Le Noir se démenait comme un possédé. Milord Bamboche se réjouit fort de ses grimaces et quand il eut fini, il applaudit à tout rompre en réclamant énergiquement du champagne.

      Cette démonstration fut fort mal accueillie : ce n'était pas dans un music-hall pour nègres, mais bien dans une chapelle de méthodistes hurleurs que le lord excentrique se trouvait. Tous les Noirs qui composaient l'assistance mirent de côté leur banjo et expulsèrent les intrus avec force bourrades.

      – Voilà qui est intéressant, dit Oscar ; continuons nos pérégrinations. Tenez, passons par ici, voilà une ruelle qui doit être curieuse !

      Le bossu désignait une étroite venelle où, de place en place, se balançaient des lanternes annonçant des hôtels garnis ou des tavernes de la dernière catégorie.

      Ils firent quelques pas sur un pavé raboteux qu'encombraient des tonneaux, des caisses, et toutes sortes d'objets laissés à l'abandon, lorsqu'un ivrogne, assez bizarrement accoutré, car il portait des bottes à revers et un chapeau haut de forme, s'avança au-devant d'eux en titubant.

      Il tenait si mal son équilibre qu'en passant près d'Agénor il s'affala sur lui et faillit presque le renverser.

      L'ivrogne, comme cela arrive souvent, se figura que c'était lui qui avait été bousculé.

      – Imbécile ! cria-t-il au poète.

      – Imbécile toi-même, riposta lord Burydan, peu patient de son naturel.

      – Idiot !...

      – Crétin !...

      – Brute !...

      – Sac à vin !

      Ces épithètes, et d'autres moins gracieuses encore, furent échangées entre l'excentrique et l'homme ivre, mais celui-ci entra tout à coup en fureur.

      – Moi, un sac à vin ! beugla-t-il d'une voix éraillée ; heu ! heu !... moi qui ne bois jamais que du gin et... même... avec de l'eau.

      Les poings en avant, il se rua sur lord Burydan. Celui-ci, on le sait, était un boxeur émérite. Nonchalamment, il allongea à son adversaire deux ou trois « directs » et autant de « swings » qui eurent pour résultat d'envoyer le buveur malappris rouler à quelques pas de là.

      Il se releva en fort piteux état. Le dos de sa houppelande était couvert de boue et son chapeau haut de forme, sur lequel il s'était assis dans sa chute, ressemblait maintenant à un accordéon.

      Cette constatation redoubla la fureur de l'ivrogne.

      – Et avec quoi, maintenant..., larmoya-t-il, heu ! heu ! pourrai-je me présenter dans le monde... Le vrai gentleman se reconnaît, heu ! heu !... à une tenue impeccable...

      Il était tellement exaspéré que, croyant sans doute avoir affaire à quelques-uns de ces escarpes qui pullulent à San Francisco, il dirigea contre Agénor le canon d'un énorme browning.

      C'est alors qu'Oscar, qui était passé maître dans l'art de la savate, fit, d'un coup de pied, sauter l'arme à quatre pas de là, pendant que lord Burydan, exaspéré à son tour, empoignait l'ivrogne au collet et le traînait jusqu'à une borne-fontaine située à l'entrée de la ruelle.

      – Tu as trop bu, mon garçon, lui dit-il, mais je vais t'appliquer un traitement hydrothérapique qui va certainement te faire le plus grand bien.

      Méthodiquement, il avait placé la tête de l'ivrogne sous le robinet de la fontaine et il commença par le rafraîchir d'une douche copieuse ; puis, apercevant un gobelet de fer blanc retenu par une chaînette, il le remplit et, pinçant le nez du patient, lui fit avaler une copieuse gorgée.

      – Que dis-tu du traitement ? railla lord Burydan.

      – Grâce ! grâce ! grâce, milord !

      – Non, ce n'est pas suffisant. Tiens, avale encore ce gobelet... et celui-ci... et celui-là...

      Entre deux gobelets, l'ivrogne poussa un soupir lamentable.

      – Sir, déclara-t-il humblement, vous avez juré ma mort ! Il y a dix ans que je n'ai bu autant d'eau pure, heu ! heu !... j'étouffe !... heu ! heu !

      Oscar Tournesol, qui assistait à cette scène en riant de bon cœur, poussa tout à coup un cri de surprise :

      – Mais c'est le père Sleary ! s'exclama-t-il, je ne me trompe pas ! Lâchez-le, milord, il est inoffensif ! Que diable peut-il être venu faire à San Francisco ?

      – Si c'est un de vos amis, c'est différent, fit l'excentrique, qui rendit à l'infortuné directeur du Gorill-Club la liberté de ses mouvements, en même temps que le bossu lui restituait son chapeau haut de forme et son browning qu'il avait eu soin de ramasser.

      – Mais qui êtes-vous donc ? heu ! heu !... demanda avec étonnement Mr Sleary, que l'eau froide avait à peu près dégrisé.

      – Comment, répondit le bossu, vous ne reconnaissez pas Oscar Tournesol, un des plus brillants pensionnaires du Gorill-Club, l'élève favori de l'illustre clown Bombridge ?

      Une silhouette féminine venait de paraître au milieu de la ruelle, et une voix criait avec mécontentement :

      – Eh ! monsieur Sleary, où êtes-vous donc ? Dépêchez-vous de rentrer ! Vous avez assez bu !

      – Voici précisément, dit le manager, miss Régine Bombridge qui me cherche partout ! Mais je vous reconnais parfaitement, master Tournesol !... heu ! Enchanté de vous voir, heu ! heu !... Et moi qui prenais vos amis pour de véritables bandits !...

      – Monsieur Sleary ! cria de nouveau la jeune fille.

      – Vous voyez, elle s'impatiente... heu ! heu !... allons la rejoindre !... D'autant plus que je ne serais pas fâché de prendre un grog bien chaud... heu ! heu ! J'ai absorbé tellement d'eau tout à l'heure, tant à l'extérieur qu'à l'intérieur, que je suis capable d'attraper une fluxion de poitrine... heu ! heu !...

      Tout le monde se rapprocha de la jeune fille, de qui Oscar se fit reconnaître en même temps qu'il la rassura sur les suites du combat singulier où Mr Sleary avait pris part. Puis on entra dans un modeste bar situé à deux pas de là. Lord Burydan, qui était curieux de connaître les aventures de l'ivrogne, fit apporter une bouteille de champagne.

      Pendant qu'on la débouchait, l'honorable directeur du Gorill-Club nettoyait ses vêtements, retapait d'un coup de poing son haut-de-forme et reprenait enfin les respectables allures qu'on lui connaît.

      Quant à miss Régine Bombridge, une petite blonde mince et pâlotte, avec de jolis yeux bleus pleins de candeur, elle n'en revenait pas de la rencontre de son directeur avec ces gentlemen si bien mis, qui paraissaient avoir les poches pleines de bank-notes.

      Oscar Tournesol fit gravement les présentations, ce qui parut causer un vif plaisir à Mr Sleary, toujours profondément respectueux des convenances ; puis le bossu s'enquit de l'aventure qui avait conduit à San Francisco le directeur du Gorill-Club. Celui-ci ne répondit d'abord que par un hochement de tête accompagné d'un soupir ; puis, sur les instances réitérées de lord Burydan, il se décida à entamer le récit de ses malheurs.

      – Mon établissement du Gorill-Club a été vendu, murmura-t-il avec accablement, heu ! heu !... Je devais trois termes à mon propriétaire... mes pensionnaires étaient tous en retard dans leurs paiements... enfin j'avoue, heu ! heu ! que je n'ai pas été toujours très sage dans mon administration... Je suis un artiste, moi, que voulez-vous... je ne suis pas un homme de chiffres !... heu ! heu !... Mais n'insistons pas sur cette catastrophe !...

      – C'est cela, dit Oscar en remplissant la coupe du manager, n'insistons pas et dites-nous comment il se fait que je vous retrouve à San Francisco.

      – Tout naturellement, j'ai essayé de me relever... heu ! heu !... et avec l'aide de ceux de mes pensionnaires qui se trouvaient sans emploi – c'était leur cas à presque tous –, j'ai monté une troupe qui, sans m'en vanter, était de tout premier ordre. Nous avons donné à Chicago des représentations assez brillantes, mais vous savez, quand la déveine s'acharne après un homme, tout ce qu'il peut tenter est inutile ! A San Francisco, ç'a été la débâcle ! Notre caissier a mangé la grenouille... on a refusé de nous louer des salles... heu ! heu !...

      – Et où en êtes-vous, maintenant ? demanda lord Burydan, très intéressé.

      – Au dernier degré de la misère et de la tristesse, répondit Mr Sleary d'une voix caverneuse. Il y a des moments où je songe au suicide ; aussi, ne soyez pas surpris, milord, de m'avoir rencontré dans un état d'ébriété peu avouable pour un vrai gentleman. Je bois pour oublier mes chagrins !

      Cette déclaration eut pour résultat de soulever, même de la part de la blonde miss Bombridge, une tempête de rires qui ne s'apaisa que difficilement. Mr Sleary, très vexé, vida le reste de son champagne d'un air de dégoût et pinça les lèvres en homme décidé à ne plus prodiguer ses confidences à des gens qui étaient indignes de les entendre. Ce fut miss Régine qui prit la parole.

      – La vérité, expliqua-t-elle, c'est que toute notre troupe est prisonnière d'un publicain qui a fait main basse sur nos costumes et sur nos bagages. Il nous accable tous les jours des plus amers reproches et ne nous accorde plus à chaque repas qu'une quantité de nourriture dérisoire. Il prétend que c'est le moyen de stimuler notre génie pour nous faire trouver de brillants engagements qui nous permettent de le payer.

      – Allons chez le publicain ! s'écria lord Burydan avec la rapidité de décision qui lui était particulière.

      Tout le monde se leva, même le cérémonieux Mr Sleary, et l'on se rendit jusqu'au misérable hôtel garni – il ne se trouvait qu'à deux pas de là heureusement – où s'étaient échoués les lamentables épaves du Gorill-Club.

      Le publicain, un gros homme apoplectique au crâne chauve, aux favoris roux, à l'œil torve et méfiant, se tenait sur le seuil de son établissement, guettant la rentrée de l'infortuné Mr Sleary, mais quand il le vit en si nombreuse compagnie, sa colère ne connut plus de bornes.

      – Gueux d'ivrogne, s'écria-t-il avec un fort accent allemand, non content de te goberger à mes dépens, tu veux sans doute introduire encore chez moi d'autres crève-la-faim ! Mais cela ne sera pas, der Teufel ! Personne ne rentrera ici, s'il n'a de l'argent comptant !

      Lord Burydan, en entendant ce langage, sentit la moutarde lui monter au nez. Il eut besoin de toute sa force d'âme pour ne pas infliger séance tenante au malotru une correction exemplaire.

      – Combien vous doit Mr Sleary ? lui demanda-t-il.

      – Cent dollars !

      – C'est bon, je vais vous les donner ; seulement, je vous préviens que, si vous ne montrez pas envers moi et mes amis la plus exquise politesse, rien ne m'empêchera de vous gratifier de la volée la plus magistrale que vous ayez jamais reçue !

      Sur un signe de son ami, Agénor tendit une bank-note au publicain abasourdi et qui, déjà, s'écriait d'un ton mielleux :

      – Que Votre Honneur veuille bien m'excuser, je n'ai voulu parler que de ces coquins d'acrobates. Si Votre Honneur veut bien se donner la peine d'entrer !

      – Tâchez d'être plus respectueux envers mes amis les acrobates, répliqua l'excentrique. C'est vous-même qui n'êtes qu'un plat coquin ou, comme l'on dit en France, un infâme taulier !

      Et sans attendre la réponse de l'homme, il pénétra dans l'intérieur de l'hôtel et suivit Mr Sleary jusqu'à une salle basse où les membres du Gorill-Club achevaient mélancoliquement leur soirée en jouant au poker des haricots secs, faute d'un enjeu plus sérieux. Un seul bec de gaz, dont le publicain avait baissé la flamme par économie, éclairait cette scène de désolation, laissant dans une sorte de pénombre les physionomies étranges et mélancoliques des acrobates.

      – Holà, drôle ! s'écria lord Burydan, de la lumière ! du champagne ! et à souper pour tous ces braves gens, qu'à ce qu'il paraît tu laisses crever de faim ! Et tâche que boissons et victuailles soient de premier choix ou tu auras affaire à moi !...

      Cet ordre fut exécuté avec une célérité surprenante. En un clin d'œil, des flots de clarté inondèrent la salle, se mirant joyeusement sur les goulots dorés des flacons et sur l'engageante blancheur des assiettes et le métal des couverts. Les acrobates, même les moins agiles, avaient fait un bond de surprise, et bientôt une acclamation monta de toutes les poitrines.

      – Milord Bamboche ! Vive milord Bamboche ! Un triple hourra pour milord Bamboche !

      Quand ce gai vacarme eut cessé, l'excentrique put admirer tout à son aise les bizarres figures qui l'entouraient.

      Il y avait là Goliath, le briseur de chaînes, l'athlète qui, suspendu par les jarrets à un trapèze, enlevait avec les dents un cheval et son cavalier, Goliath, l'homme le plus fort de l'univers, dont les biceps avaient un mètre de tour ; Fulguras, l'acrobate-salamandre, la torche humaine, aussi à l'aise au milieu du feu que si c'eût été son élément naturel ; Bob Horwett, le nageur émérite surnommé le triton moderne ; Romulus, l'obus vivant qui se faisait charger dans un canon et, projeté par l'explosion vers la voûte de la salle, saisissait au vol un trapèze sur lequel il exécutait les plus périlleux exercices ; les frères Macoco et Cambo, incomparables dans leurs imitations de la gent simiesque ; le prestidigitateur Matalobos ; le jongleur chinois Yan Kaï ; enfin les Robertson, deux clowns maigres, artistes de premier ordre.

      Nous allions oublier l'honorable Mr Bombridge lui-même, le maître et l'exemple de toute cette lignée d'acrobates.

      Du côté des dames, nous citerons la belle Nudita, admirable dans ses poses plastiques et dans ses danses lumineuses, l'équilibriste Winny, une Anglaise qui, comme le Français Blondin, avait traversé le Niagara sur une corde tendue, enfin les écuyères Isabelle et Olga et la blonde Régine Bombridge.

      Mr Sleary, dont la mauvaise humeur s'était dissipée comme par enchantement, présenta gravement tous ses pensionnaires à lord Burydan, et il profita de l'occasion pour faire, des talents de chacun, un éloge complet et détaillé. Cette cérémonie de la présentation dura bien une bonne demi-heure, mais les artistes et les dames n'attendirent pas qu'elle fût terminée pour livrer une attaque des plus sérieuses à un vaste plat de choucroute au jambon et aux saucisses de Francfort que le publicain avait déposé au centre de la table.

      Le plat de choucroute disparut aussi rapidement que si le prestidigitateur Matalobos lui-même l'avait escamoté dans une de ses manches. Il fut remplacé par une énorme tranche de rosbif froid qui eut le même destin que la choucroute.

      Lord Burydan contemplait avec admiration l'appétit de ces braves gens. On eût dit qu'ils n'avaient pas mangé depuis plusieurs semaines. Le publicain, trottinant sans cesse de la salle à manger à la cuisine, les bras chargés de victuailles et de bouteilles, avait les plus grandes peines du monde à se maintenir à la hauteur de son rôle.

      Enfin, cette fringale finit par se calmer peu à peu. Goliath seul continuait à s'acharner sur les ruines effondrées d'un vaste pâté, pendant que ses camarades s'engageaient dans une conversation générale.

      Tous fêtaient et choyaient le petit bossu, auquel, en somme, ils étaient redevables de cette bombance ; mais Oscar semblait à peine les entendre. Il s'était assis à côté de la blonde Régine, et tous deux avaient entamé à mi-voix une conversation tellement intéressante qu'ils semblaient avoir oublié tout le reste de l'univers.

      Cependant, il ne put s'empêcher d'éprouver une certaine émotion quand les deux clowns Macoco et Cambo, qui s'étaient absentés un moment, réapparurent vêtus de leur costume de singe. Légèrement émoustillés par le champagne qu'ils avaient bu, ils se livrèrent à mille facéties dont la plus goûtée de l'assistance consista à sauter sur les épaules du publicain et à le forcer à une partie de saute-mouton en dépit de ses énergiques protestations.

      – Dis donc, mon vieil Oscar, fit Macoco, pour nous montrer que tu ne fais pas le fier, tu devrais endosser ton ancien costume !

      – Oui, approuva Régine, c'est cela.

      – Cela nous rappellera le Lunatic-Asylum.

      – Vous n'avez pas besoin de tant me supplier, s'écria le bossu ; vous allez voir que je n'ai pas oublié les leçons du Gorill-Club !

      L'instant d'après, il apparaissait en tenue de gorille, et aux hourras enthousiastes de l'assistance, il exécutait par-dessus la table une série de sauts périlleux des plus réussis.

      L'allégresse était à son comble. Goliath avait déjà arraché le pied d'un fauteuil pour montrer sa force, la belle Nudita avait bondi sur la table et, s'armant des deux morceaux d'une assiette en guise de castagnettes, elle exécutait une danse de caractère. Fulguras, l'homme incombustible, réclamait à grands cris du punch pour donner une idée de ses talents.

      Les clowns faisaient sur la pointe de leur nez des équilibres invraisemblables ; le Chinois avait disparu : on devait ne le retrouver que le lendemain, enroulé dans un tapis où il dormait à poings fermés ; quant au prestidigitateur Matalobos, il faisait disparaître dans ses poches à double fond tout ce qui lui tombait sous la main : couverts, bouteilles et victuailles.

      Le publicain, consterné et blême, croyait avoir affaire à une troupe de diables déchaînés. Il n'osait plus élever la plus timide réclamation. Lord Burydan était plongé dans un véritable ravissement. Bien loin de s'opposer aux facéties des acrobates, il leur suggérait mille idées baroques que ceux-ci s'empressaient de mettre à exécution.

      Mr Sleary, qui s'était saoulé de nouveau, avait fini par s'endormir sur sa chaise, son chapeau haut de forme penché sur l'oreille, une bouteille vide entre les bras, mais gardant quand même un air digne.

      Cette animation finit cependant par s'apaiser, et le poète Agénor remarqua le premier que les clowns commençaient à bâiller formidablement et que les petites écuyères se frottaient les yeux comme des personnes qui ne seraient pas fâchées de regagner leur lit.

      Lord Burydan fit comparaître devant lui le publicain et lui demanda l'addition en même temps qu'une dernière tournée d'extra-dry ; les plus endormis des convives se réveillèrent alors pour porter la santé de l'honorable amphitryon, mais l'excentrique leur imposa silence d'un geste.

      – Mes amis, dit-il, je viens de passer en votre compagnie une fort agréable soirée, mais maintenant parlons, si vous voulez, un peu plus sérieusement. J'ai à vous faire une proposition.

      Il y eut dans l'assistance une profonde sensation, et ce fut au milieu du recueillement le plus parfait que lord Burydan continua :

      – Je sais qu'en ce moment-ci vous êtes sans engagement, que vous avez même des dettes, que vous êtes en somme en assez fâcheuse situation. Eh bien ! il ne tient qu'à vous de sortir de ce mauvais pas de la façon la plus brillante.

      – Et comment cela, milord ? demandèrent impatiemment plusieurs voix.

      – Il m'est venu la fantaisie de devenir imprésario. Si donc vous y consentez, je vous engage tous, et à des conditions telles qu'aucun de vous n'aura à s'en repentir. Il n'est pas dans mon caractère de marchander. C'est donc vousmêmes qui fixerez le chiffre de vos appointements.

      Une folle acclamation lui couvrit la voix. Les pauvres diables n'eussent jamais osé espérer une pareille aubaine. Assurément, ils acceptaient !

      C'étaient des acclamations délirantes, des cris mille fois répétés de « Vive milord Bamboche ! ».

      – Un instant, s'il vous plaît, dit l'excentrique, je ne vous ai pas tout expliqué. Il se peut que je vous emmène très loin d'ici, que nous soyons obligés de faire un long voyage...

      – Cela nous va, interrompirent impétueusement les clowns, nous acceptons tous ; à quand le départ ?

      – Je n'en sais rien moi-même. Il pourra avoir lieu dans trois semaines, dans un mois, peut-être plus tard, mais à partir de demain vous toucherez exactement vos appointements comme si vous étiez déjà entrés en fonction. C'est tout ce que je puis vous dire. Le reste est un secret qui me concerne seul.

      Lord Burydan et ses amis ne tardèrent pas à prendre congé des acrobates après les plus vives démonstrations de sympathie d'une part, et de reconnaissance de l'autre.

      Très emballé, le petit bossu trouva original de revenir à Golden-Cottage avec son costume de gorille, et c'est dans cet accoutrement qu'il remonta en auto aux côtés d'Agénor et de lord Burydan.

      Quand les trois noctambules franchirent les portes du cottage, le plus profond silence y régnait ; tous les habitants en étaient plongés dans le sommeil, ce qui, d'ailleurs, n'avait rien de surprenant, car il était près de quatre heures du matin.

      Ce ne fut qu'une fois dans sa chambre qu'Oscar commença à ressentir sérieusement la fatigue de la nuit blanche qu'il venait de passer. Il éprouva brusquement une telle lassitude que, sans prendre la peine de se déshabiller, il se jeta sur son lit où il ne tarda pas à ronfler à poings fermés.

      Il fut réveillé deux heures après par un rayon de soleil qui se glissa dans l'entrebâillement des volets demeurés ouverts. Il se frotta les yeux, se secoua, bâilla, s'étira et fut tout d'abord profondément surpris en se voyant si bizarrement attifé.

      – Est-ce que je suis changé en singe ? grommela-t-il, ou bien ferais-je encore partie des pensionnaires du Gorill-Club ?

      Cette idée lui arracha un franc éclat de rire, et il se rappela tout à coup les incidents de la nuit précédente. Il se sentait la bouche amère et la tête lourde, et ce fut avec une véritable jouissance qu'il aspira l'air frais et pur du jardin en ce moment désert et silencieux, et dont les bosquets et les massifs étaient encore couverts des humides perles de la rosée.

      – Tiens, une idée, s'écria-t-il, je vais faire un tour dans les allées. Personne n'est encore levé ; puis, quand j'aurai respiré tout mon content, j'irai prendre un tub et il n'y paraîtra plus.

      Par une gaminerie bien excusable à son âge, le petit bossu n'oublia pas de se coiffer du hideux casque de carton qui complétait son déguisement et qui était percé de deux trous à la place des yeux ; puis il descendit tout doucement l'escalier et se faufila à travers les bosquets d'orangers où les oiseaux commençaient à s'éveiller dans un gazouillis joyeux qui se mêlait aux sanglots des fontaines.

      Il entra dans une des grottes de rocaille qui se trouvaient à l'extrémité du jardin et où des sièges rustiques étaient creusés dans le rocher. Il se préparait à s'asseoir sur l'un d'eux lorsque miss Isidora, sortant d'un retrait de la grotte, se montra tout à coup à ses yeux.

      La jeune fille avait eu la même idée qu'Oscar. Elle était descendue, avant que personne fût levé, faire une matinale promenade.

      A la vue du hideux animal, elle avait jeté un cri d'épouvante et elle s'enfuyait éperdue. Oscar courut après elle pour la rassurer ; mais miss Isidora, de plus en plus effrayée, semblait avoir des ailes aux talons ; elle franchissait légèrement les plates-bandes, les petits ruisseaux et les bassins.

      – Mais n'ayez donc pas peur, miss ! criait le petit bossu tout essoufflé. C'est moi, Oscar Tournesol !

      Enfin la méprise fut expliquée, et la jeune fille rit de bon cœur de la frayeur que le jeune homme lui avait causée.

      Tous deux rentrèrent dans la grotte, et Oscar, avec sa verve habituelle, mit la jeune milliardaire au courant de ses aventures de la nuit précédente. Les péripéties du souper offert par lord Burydan à la troupe de Mr Sleary la divertirent franchement.

      – Par exemple, fit-elle, je me demande un peu ce que votre excentrique ami va faire de tous ses clowns et de ses acrobates. Il médite sans doute quelque nouvelle folie.

      – Il a, au contraire, un projet très sérieux et il me l'a confié pendant que nous revenions cette nuit en auto. Il veut utiliser tous ces individus, dont la force, l'adresse et l'agilité sont extraordinaires, à faire le siège de l'île des pendus. Il prétend, avec raison, que les nageurs, les hercules seront dans une pareille entreprise les plus précieux des collaborateurs.

      – C'est possible, mais il me semble que cette troupe acrobatique tiendra beaucoup de place dans notre yacht.

      – Aussi lord Burydan est-il décidé à fréter un autre navire qui marchera de conserve avec le yacht. Son immense fortune lui permet ce sacrifice, et il attend les meilleurs résultats de sa combinaison.

      L'entretien du petit bossu et de miss Isidora fut interrompu par l'arrivée de lord Burydan lui-même. Il venait de trouver dans son courrier une lettre timbrée du Canada. Elle était de M. et Mme Noël Fless, installés à la Maison Bleue dont ils étaient devenus propriétaires et qui avaient gardé près d'eux le fou Baruch, dans l'espoir que le grand air, l'exercice physique et les bons soins amèneraient une amélioration dans son état.

      Miss Isidora eut la satisfaction d'apprendre que, bien que son état mental demeurât stationnaire, la santé de son frère se maintenait aussi bonne qu'on pouvait le souhaiter.


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(1)  Le banjo se compose d'un tambour de basque auquel on a ajouté un manche sur lequel on a tendu des cordes.




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