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Le mystérieux docteur Cornélius - T. 2

Gustave Lerouge
© France-Spiritualités™






DIXIÈME ÉPISODE – LE PORTRAIT DE LUCRÈCE BORGIA
III – Un déplorable accident

Fritz Kramm s'était tout à coup rappelé qu'il avait donné rendez-vous à Lorenza, la guérisseuse de perles, et aussitôt toutes les préoccupations que lui donnaient les sinistres complots de la Main Rouge avaient disparu comme par enchantement. Il n'avait plus qu'un seul souci en tête : retrouver la jeune femme un instant entrevue dans la fastueuse galerie de Balthazar Buxton.

      Chemin faisant, il stimulait le zèle de son chauffeur et tremblait à la seule pensée de se trouver en retard et de manquer de quelques minutes la charmante visiteuse.

      – Personne n'est encore venu ? demanda-t-il à son valet de chambre en pénétrant en coup de vent dans un petit salon mauresque, meublé de divans bas recouverts de peaux de tigre et orné de panoplies d'armes orientales.

      – Si, lui fut-il répondu. M. Grivard est dans l'atelier et il s'est mis au travail en vous attendant.

      – Bien. Je vais le rejoindre. Si une dame vient me demander, vous l'introduirez immédiatement.

      La pièce que Fritz avait désignée sous le nom d'atelier était une petite salle située à côté du magasin principal, et qui servait de resserre et de débarras ; là se trouvaient empilés des tableaux sans cadre, des châssis à clef, des toiles roulées, tout cela entassé au hasard dans un désordre qui n'avait rien d'artistique.

      Installé devant un grand chevalet qui supportait une scène d'orgie du Pinturicchio, un jeune homme à la chevelure d'un blond doré, à la barbe soyeuse et rousse, travaillait avec ardeur. Sous les touches rapides de son pinceau, le torse satiné d'une belle courtisane endormie semblait peu à peu sortir de la pénombre. Les seins aux pointes roses se gonflaient de nouveau et tendaient le velours du corsage saccagé dans d'amoureux ébats ; le cou d'une blancheur de lait retrouvait sous l'effort laborieux de l'artiste ses veinules d'azur.

      Cette restauration était si parfaite que les fragments surajoutés se reliaient harmonieusement au reste de la composition sans qu'il fût possible de distinguer les solutions de continuité.

      Fritz Kramm, qui était entré sur la pointe du pied, contempla quelque temps le tableau en silence, puis, frappant à l'improviste sur l'épaule du peintre :

      – Vraiment, monsieur Grivard, lui dit-il en français, vous êtes un homme admirable ; vous avez le génie de vous approprier le style des maîtres de toutes les époques, et le Pinturicchio lui-même reconnaîtrait pour sien ce beau torse de femme endormie qui semble avoir succombé il y a un instant à peine à d'amoureuses fatigues.

      – Vous êtes trop indulgent, monsieur Kramm, répondit le peintre d'un ton mélancolique, je vous assure que ce n'est pas difficile, pour un homme qui connaît un peu son métier, de mener à bien un semblable travail.

      – Ce n'est pas mon avis. Jusqu'ici je n'ai trouvé personne qui fût en état de s'en acquitter aussi bien que vous.

      – C'est sans doute pour cela, reprit l'artiste avec amertume, que vous tenez à me conserver près de vous ?

      Fritz eut un sourire sardonique.

      – Mais oui, fit-il, je tiens énormément à vous conserver ! Que vous manque-t-il, en somme, près de moi ? Ne vous payé-je pas suffisamment ?

      – Certes, oui.

      – Ne vous laissé-je pas la liberté de faire ce qui vous plaît ?

      – Sans doute, murmura le jeune homme, mais vous me retenez à New York par une violence morale que je ne veux pas qualifier, et vous m'empêchez de revoir la France où m'attendent le bonheur et la gloire !

      – Patientez encore ! Un jour viendra où vous me remercierez de la contrainte que je vous impose...

      A ce moment, le valet de chambre entra et remit à Fritz une mignonne carte de visite.

      – La signora Lorenza ! s'écria joyeusement l'antiquaire, faites-la entrer ici ! Mais ayez soin de la faire passer par la grande galerie et par les deux salons.

      Et, se tournant vers l'artiste, il ajouta :

      – Monsieur Grivard, vous allez voir une belle personne ! Une jeune femme digne en tout du pinceau des vieux maîtres que vous admirez !

      Presque aussitôt la porte s'ouvrit et Lorenza, dans un bruissement de soie, pénétra dans la pièce avec cette démarche harmonieuse et noble que les poètes anciens prêtaient aux déesses, et qui faisait ressortir sa taille souple et svelte au-dessus des hanches voluptueusement balancées. L'artiste s'était levé pâle et éperdu d'admiration. Son premier sentiment, instinctif et irréfléchi, fut qu'il se trouvait en présence d'une princesse ou d'une reine ; et il s'inclina vers la jeune femme avec un profond respect.

      Fritz s'était hâté d'offrir un fauteuil à la signora Lorenza en s'excusant de ne pas l'avoir reçue dans un des riches salons qu'elle venait de traverser.

      – Cette pièce est plus intime, fit-il, et je n'y admets que les amis. Je vous présente M. Grivard, un artiste du plus haut talent !... La signora Lorenza ! la magicienne des perles ! celle qui a reçu le don merveilleux de leur rendre la vie et la splendeur !

      L'artiste demeurait silencieux, si intimidé qu'il ne trouvait aucun compliment qui lui parût digne de la jeune femme. Il avait la sensation que cette admirable Lorenza appartenait à une race supérieure à la simple humanité, et qu'elle allait peut-être s'évanouir comme ces profils mystérieux que l'on croit apercevoir dans la pénombre des clairs de lune et qui, dès qu'on s'approche, s'effacent dans la nuit.

      Lorenza elle-même se trouvait tout émue et toute confuse. Avec son exquise délicatesse de sensation, elle s'était vite aperçue de l'impression qu'elle produisait sur l'artiste et elle était profondément touchée de cette muette et respectueuse admiration.

      Du premier coup, elle se sentait entraînée vers le jeune homme par une étrange sympathie. Cette physionomie, qui respirait la franchise, l'intelligence et la bonté, l'avait charmée.

      Les regards de l'artiste, dont les grands yeux bleus avaient une expression très douce, avaient rencontré ceux de Lorenza et les deux jeunes gens avaient ressenti au cœur une étrange commotion. Un trouble inconnu les envahissait. Ils avaient compris que dans cette mystérieuse seconde il s'était passé quelque chose d'irrévocable comme si chacun d'eux venait de pénétrer dans un monde inconnu.

      Fritz Kramm, qui ne s'était point aperçu de ce rapide échange de coups d'œil, s'empressait autour de la jeune femme vers laquelle il était invinciblement attiré.

      – Vous savez, signora, dit-il, que j'aurai beaucoup de travaux à vous confier. J'ai des quantités de perles anciennes sur lesquelles votre merveilleux pouvoir pourra s'exercer tout à son aise. Voulez-vous que je vous en fasse voir quelques-unes ?

      – Volontiers.

      – Tenez, dit-il en ouvrant un coffret d'acier qu'il avait pris dans un bahut, voici des colliers et des bracelets, des pendentifs et des aigrettes qui datent de toutes les époques de l'histoire. Voici des pendants d'oreilles trouvés dans un sarcophage égyptien ; leurs perles sont sans doute contemporaines de celle qu'avala la reine Cléopâtre après l'avoir fait dissoudre dans le vinaigre. En voici d'autres qui ornèrent le pourpoint de Charles le Téméraire et plus tard le toquet des mignons de Henri III. Celles-ci, jaunes et bleues, paraient la garde du poignard de Tippo-Sahib, un radjah indien...

      Tout en continuant cette savante énumération, Fritz Kramm posait sur les genoux de Lorenza d'anciens bijoux aux curieuses montures d'or ou d'argent, mais les perles qui les ornaient, privées de leur orient, devenues absolument mates et ternes, faisaient songer aux prunelles sans regard des aveugles.

      Tout à coup la sonnerie du téléphone se fit entendre dans la pièce voisine.

      – Vous m'excuserez, dit Fritz furieux d'être dérangé, je reviens dans un instant.

      Son absence, en effet, ne se prolongea que quelques minutes, mais quand il reparut dans l'atelier, sa physionomie avait revêtu une expression maussade.

      – C'est assommant, dit-il, il faut absolument que je passe chez mon frère. Heureusement qu'avec l'auto je n'en ai pas pour plus d'un quart d'heure. J'espère que la signora Lorenza voudra bien attendre mon retour, en compagnie de M. Grivard.

      – Certainement, répondit la jeune femme. En votre absence j'examinerai ces beaux bijoux. Ils sont tous très curieux.

      – Oui, j'ai là quelques pièces assez rares. Distrayez-vous le mieux possible avec ces bibelots, et à tout à l'heure...

      Fritz Kramm sauta dans son auto en jetant au chauffeur l'adresse de son frère, mais, à quelques pas de l'hôtel, son attention fut attirée par un crieur de journaux dont la foule s'arrachait les feuilles encore tout humides de la presse.

      – Le chef de la police de New York victime d'un accident grave ! Nouveaux détails !

      Fritz fit signe au camelot en lui montrant de loin un dollar. L'homme se hâta d'accourir, enchanté de l'aubaine, et remit à l'antiquaire, en échange de la pièce d'argent, un numéro d'une édition spéciale du New York Herald.

      Le regard de Fritz alla tout de suite à l'article de tête composé en caractères très apparents.

Le chef de la police de New York victime d'un accident mortel
Fatale imprudence d'un chauffeur
Une erreur impardonnable.

      « Le chef de la police de notre ville, l'honorable Mr Steffel, se rendait, il y a quelques heures, à la Central Bank pour y toucher le montant d'un chèque ainsi qu'il l'avait dit à son chauffeur, lorsqu'en traversant la Cinquième avenue l'auto où il était monté fut violemment heurtée par une grande automobile de course, une cent chevaux, pilotée par un seul homme et lancée à une allure vertigineuse.

      La voiture de Mr Steffel fit panache et le chef de la police, grièvement blessé à la tête, aux bras et à la poitrine, alla rouler inerte sur la chaussée.

      L'auteur de l'accident, redoutant sans doute la terrible responsabilité qu'il avait encourue, n'eut pas honte de disparaître et ne put être rejoint par les voitures de la police municipale qui s'étaient lancées à sa poursuite. Le chauffeur de Mr Steffel, qui n'a heureusement reçu que des blessures insignifiantes, s'empressa de venir au secours de son maître et, avec l'aide de plusieurs témoins de l'accident, le transporta dans une pharmacie voisine où les soins les plus empressés lui furent prodigués.

      Ce zèle, hélas ! devait être fatal au blessé.

      En l'absence du pharmacien, l'honorable Mr Wells, le garçon de laboratoire de ce dernier lui fit absorber le contenu d'un flacon qu'il supposa rempli d'éther et qui, en réalité, contenait une potion éthérée additionnée d'une forte dose de morphine.

      L'employé s'aperçut presque aussitôt de son erreur, mais, en dépit des soins énergiques qu'il prodigua au chef de la police, le malheureux ne tarda pas à succomber sans avoir repris connaissance.

      Détail singulier : le chèque dont Mr Steffel avait dit être porteur n'a pu être retrouvé, non plus que son portefeuille. Ce larcin s'explique aisément par la présence de la foule de curieux qui, en dépit des policemen, avait envahi la pharmacie.

      Une enquête a été immédiatement ouverte sur ce double et déplorable accident.

      La bonne foi du garçon de laboratoire, un certain Smith, natif de New Jersey, ne peut être soupçonnée. Cependant il sera poursuivi pour homicide par imprudence.
»


      A la suite de cet article venait une notice biographique où l'on célébrait pompeusement le courage, l'intelligence, l'habileté et les autres vertus du chef de la police, en énumérant les arrestations sensationnelles auxquelles il avait collaboré.

      Après avoir terminé la lecture de ce fait divers impressionnant, Fritz Kramm se sentit délivré d'un poids énorme. Une fois de plus, la Main Rouge venait de triompher d'un de ses plus redoutables ennemis ; le crime avait été commis avec une si foudroyante rapidité que certainement Mr Steffel n'avait pu faire de confidences à personne. Tout était donc pour le mieux. Et ce fut avec la mine souriante et paisible qui lui était habituelle que Fritz Kramm pénétra chez le docteur Cornélius de qui il brûlait d'apprendre des détails complets.

      C'était à Slugh et à Léonello que revenait tout l'honneur de la criminelle expédition. C'était Slugh qui, d'une habileté extraordinaire comme chauffeur, avait très volontairement culbuté le chef de la police et c'était Léonello qui avait transporté le blessé chez un pharmacien affilié à la Main Rouge et avait présidé en personne à l'empoisonnement du malheureux policier.

      C'était encore Léonello qui avait dérobé le chèque de cinquante mille dollars et le portefeuille de la victime.

      Fritz Kramm ne demeura chez son frère que le temps strictement indispensable. Maintenant qu'il était délivré des inquiétudes que lui avaient causées les menaces de Steffel, il avait hâte de rentrer chez lui et de retrouver la belle Lorenza dont il était passionnément épris.

      – Je n'ai jamais aimé aucune femme, songeait le bandit, jamais je n'ai ressenti un trouble pareil à celui que j'éprouve en ce moment !... Oui, je veux que Lorenza soit à moi, dussé-je dépenser des millions ! Dussé-je me marier avec elle ! Dussé-je même abandonner la Main Rouge et me séparer de mon frère !

      Malheureusement pour Fritz, il n'était guère probable que la belle Italienne répondît jamais à sa passion. Avec cette délicatesse des sens qui arrivait presque à la divination, Lorenza avait eu vite fait de deviner, sous les apparences correctes du gentleman, l'homme rusé, brutal, hypocrite et sans foi qu'était le second Lord de la Main Rouge.

      Elle éprouvait pour lui une des ces antipathies irraisonnées qui mettent en défense les êtres faibles contre ceux qui pourraient leur nuire. En revanche, elle avait tout de suite été gagnée par les manières à la fois franches et timides du bel artiste.

      Pendant l'absence de Fritz Kramm, tous deux causèrent doucement, tout en examinant les bijoux et les œuvres d'art dont l'hôtel de l'antiquaire était bondé de la cave au faîte. Ils s'entretenaient de choses indifférentes, mais il y avait dans leurs opinions, même sur les points de détail les plus insignifiants, une concordance absolue ; ils se comprenaient d'un mot, d'un geste, parfois même d'un simple sourire.

      – Mr Kramm va revenir, dit enfin Grivard, et je vais vous laisser discuter avec lui de la guérison de ses perles, mais j'aurais été bien heureux de vous revoir.

      – Rien ne s'y oppose, murmura la jeune femme qui rougit imperceptiblement.

      – Signora, je voudrais demander une grande faveur, celle de faire votre portrait.

      – Bien volontiers, répondit Lorenza. Retenez mon adresse. J'habite un petit hôtel situé au n° 333 de l'avenue Broadway. Je suis chez moi tous les matins ; mais surtout pas un mot à Mr Kramm, il n'a pas besoin de savoir que nous sommes tout de suite devenus si bons amis.

      – Soyez tranquille, je serai discret. Adieu, signora !

      Mettant un genou en terre, Louis Grivard déposa un respectueux baiser sur la main blanche et fine que lui tendait Lorenza, et se retira l'âme extasiée, le cœur débordant d'une joie qu'il n'avait jamais connue.




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