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Le mystérieux docteur Cornélius - T. 2

Gustave Lerouge
© France-Spiritualités™






ONZIÈME ÉPISODE – CŒUR DE GITANE
I – Jalouse !

Frédérique venait de terminer sa toilette. Ses cheveux d'un blond ardent, presque roux, se massaient sous un élégant chapeau en fibres de Panama, qui donnait à sa physionomie enjouée un air plein de désinvolture, et ses formes agréables se dessinaient dans un léger pyjama à raies vertes et bleues.

      Le visage de la jeune fille n'offrait pas cette beauté classique qui induit à de sévères méditations. Elle était plus jolie que belle et plus gracieuse encore que jolie. Son nez était légèrement retroussé, sa bouche un peu grande, mais son teint délicatement rosé offrait cette fraîcheur admirable que l'on ne rencontre guère que dans certains pays scandinaves. Ses yeux étaient d'un gris très doux et toute sa physionomie respirait la bonté, la tendresse, la joie de vivre ; un aimable embonpoint ajoutait encore à ses charmes.

      On devinait en elle, du premier coup d'œil, une prédisposition à tirer des éléments que nous offre la vie tout le bonheur qu'ils sont susceptibles de procurer ; heureuse, Frédérique devait aimer à faire des heureux autour d'elle.

      Un observateur aurait cependant remarqué – léger défaut auprès de tant de perfections – que la lèvre supérieure, un peu forte et retroussée, indiquait une certaine prédisposition à la jalousie, mais quelle femme n'est pas un peu jalouse de ceux qu'elle aime ?

      La jeune fille se préparait à descendre à la salle à manger où, déjà, sans doute, ses amis avaient dû la précéder. Elle achevait de ranger le joli nécessaire de toilette dont elle venait de faire usage, et elle regardait l'azur profond de la mer, étale comme un lac, étincelant sous les rayons du soleil. Il commençait à faire très chaud et Frédérique ne put s'empêcher de le remarquer.

      – C'est singulier, songea-t-elle, je ne sais si je me trompe, mais on dirait que plus nous avançons vers le nord, plus la chaleur augmente ! Il faudra que j'en parle à Roger.

      A ce moment, on frappa légèrement à la porte de la cabine.

      – Entrez ! cria la jeune fille.

      Frédérique s'attendait à voir son amie Andrée ou sa femme de chambre Ketty. Elle éprouva quelque surprise en reconnaissant, dans ce visiteur matinal, l'Irlandais Edward Edmond, un des hommes de confiance du milliardaire Fred Jorgell. Il entra en saluant respectueusement, mais Frédérique remarqua tout de suite que ses manières paraissaient hésitantes et gênées.

      – Mademoiselle, fit-il, excusez-moi de vous déranger, mais j'aurais quelques mots à vous dire en particulier.

      – Parlez, monsieur Edmond, dit Frédérique, dont la curiosité était vivement excitée.

      – Vous savez, reprit-il, que Mr Fred Jorgell a pour moi une certaine estime et qu'il m'a chargé tout spécialement de veiller au bon ordre du bord, à la bonne tenue du personnel.

      – Je ne vois pas où vous voulez en venir. J'espère que vous n'avez eu à vous plaindre de personne ? La conduite de tous les gens de service me semble, jusqu'ici, absolument correcte.

      – Permettez-moi de vous dire, mademoiselle, que ce n'est pas tout à fait mon opinion. Pour vous parler franchement, la conduite de Mercédès, la femme de chambre de Mlle de Maubreuil, est absolument scandaleuse !

      – Elle a des allures un peu vives, il est vrai, mais c'est une bonne fille ! Et je la crois incapable de se mal conduire ; puis, enfin, monsieur Edmond, cela ne me regarde pas ! C'est plutôt à mon amie Andrée que vous devez vous adresser, ce me semble !

      – Vous verrez que c'est vous, surtout, que la chose intéresse.

      – Comment cela ? s'écria la jeune fille qui commençait à s'impatienter de toutes ces précautions oratoires. Dites-moi vite quel crime a commis cette pauvre Mercédès ?

      – Elle lance continuellement des œillades aux matelots, mais cela ne serait rien. Hier soir, elle avait, à ce que j'ai supposé, donné rendez-vous à l'un de ces hommes. Une discussion s'est élevée entre eux. Le marin a tiré son couteau et, sans l'intervention de M. Roger Ravenel, qui a mis l'ivrogne à la raison, ce rendez-vous galant aurait peut-être fini de la façon la plus sanglante.

      Frédérique se sentit le cœur serré.

      – M. Ravenel est intervenu ? répéta-t-elle d'une voix faible.

      – Oui, mademoiselle. Il a désarmé le brutal et il a porté secours à Mercédès qui s'est évanouie dans ses bras. Elle l'avait pris par-dessus le cou et, soit qu'elle ne sût plus ce qu'elle faisait, ce qui est possible, soit qu'elle voulût lui prouver à sa façon sa reconnaissance, elle l'embrassait, et M. Ravenel a eu les plus grandes peines du monde à s'en débarrasser.

      Le visage de Frédérique était devenu rose d'indignation et de colère, un sanglot lui montait à la gorge, et ses yeux gris, si doux habituellement, lançaient des flammes.

      – C'est une infamie ! s'écria-t-elle. Je suis sûre, moi, que M. Ravenel n'a pas embrassé cette fille...

      L'Irlandais demeurait tout interloqué de la fureur de la jeune fille.

      – Remarquez, mademoiselle, répliqua-t-il, que je n'ai pas dit que M. Ravenel avait embrassé Mercédès. C'est le contraire qui a eu lieu ! Elle était affolée par la peur, il n'a pas pu l'en empêcher.

      Frédérique fit un héroïque effort pour refouler les larmes qui lui montaient aux yeux.

      – C'est bien, monsieur Edmond, balbutia-t-elle d'une voix saccadée. Je vais voir M. Ravenel. Je suis certaine que dans cette occasion il n'a fait que ce qu'il devait faire.

      – Ne trouvez-vous pas, mademoiselle, dit encore l'Irlandais, qu'une fille de ce genre ne peut demeurer au service de Mlle de Maubreuil, et qu'il serait prudent de la reléguer dans les cabines du personnel où je pourrais surveiller plus aisément ses faits et gestes ?

      Il ajouta, après un moment de silence :

      – Je ne me permettrais pas, mademoiselle, de vous donner un conseil ; pourtant, ne croyez-vous pas qu'il serait préférable d'éloigner, comme je vous l'ai dit, Mercédès sous un prétexte, et de ne rien dire à M. Ravenel ?

      La colère de Frédérique ne demandait qu'un prétexte pour déborder.

      – Que voulez-vous insinuer par là ? s'écria-t-elle, le visage pourpre d'indignation. Craignez-vous donc que M. Ravenel ne prenne la défense de cette fille ?

      – Mademoiselle...

      – Je ne veux plus entendre parler de cette affaire !... Et, d'ailleurs, n'est-ce pas vous, monsieur Edmond, qui avez arrêté cette Mercédès et qui vous êtes porté garant de sa moralité ?

      L'Irlandais baissa piteusement la tête.

      – Je me suis lourdement trompé, bégaya-t-il en battant en retraite, Mercédès possède d'excellents certificats !

      – Retirez-vous, monsieur. Je vous ai dit que je ne voulais plus rien entendre.

      La jeune fille, exaspérée, ferma brusquement la porte au nez d'Edward Edmond, qui se retira tout décontenancé ; pourtant, il était au fond enchanté de sa ruse. Il ne doutait pas qu'après une pareille dénonciation Dorypha ne fût envoyée avec les gens de service et ne vînt habiter une de ces cabines qui se trouvaient près de la sienne et où il pourrait l'avoir à sa disposition et l'empêcher de lui faire des infidélités.

      Restée seule, libre de s'abandonner à son chagrin, Frédérique pleura à chaudes larmes.

      – Roger ne m'aime pas !... balbutiait-elle entre deux sanglots. Il fait la cour à cette fille !... Ce coquin d'Irlandais ne m'a pas tout dit !... Mais j'en sais assez !... C'est indigne !... Si Roger a fait cela, il mériterait que je rompe avec lui... et je romprai ! Mon Dieu, que je suis malheureuse !

      Après avoir versé un torrent de larmes, Frédérique finit par se calmer un peu mais elle demeurait mortellement triste ; la révélation de l'Irlandais l'avait atteinte en plein cœur.

      Elle lava ses yeux rougis pour qu'on ne s'aperçût pas qu'elle avait pleuré, et descendit enfin à la salle à manger.

      – Comme tu as l'air de mauvaise humeur, lui dit Andrée de Maubreuil. Je te trouve, ce matin, la figure toute chiffonnée.

      – J'ai très mal dormi cette nuit ! répliqua Frédérique pour couper court à toute explication.

      – On dirait que vous avez pleuré, vous avez les yeux rouges, dit à son tour Roger Ravenel.

      – Pourquoi voulez-vous que j'aie pleuré ? lui fut-il répondu d'un ton glacial, auquel il ne comprit rien.

      Cependant, au milieu de l'animation générale, la préoccupation de Frédérique fut à peine remarquée et le déjeuner s'acheva gaiement, comme de coutume. Ensuite les convives se séparèrent et la plupart d'entre eux se rendirent sur le pont pour y prendre le frais.

      Roger Ravenel se disposait à suivre ses amis Agénor et Paganot, lorsque Frédérique l'arrêta d'un geste.

      – Monsieur Roger, lui dit-elle d'un ton grave auquel il n'était pas accoutumé, j'aurais quelques mots à vous dire.

      – A vos ordres, mademoiselle, répliqua le naturaliste en s'effaçant pour laisser passer la jeune fille, qui le précéda jusqu'à un petit salon-bibliothèque, en ce moment désert.

      Frédérique essaya d'abord de conserver le ton cérémonieux et froid qu'elle avait pris tout d'abord.

      – Monsieur Ravenel, commença-t-elle, il est venu à ma connaissance des faits très graves...

      Mais elle ne put soutenir longtemps ce rôle, la vivacité du naturel l'emporta.

      – Roger, s'écria-t-elle, déjà prête à pleurer de nouveau, ce que vous avez fait est très mal, vous me brisez le cœur ! Comment, vous me trompez avec une femme de chambre !

      – Je vous assure, Frédérique, protesta le naturaliste en rougissant.

      – Vous l'avez embrassée ; je le sais. Vous la teniez dans vos bras ! Allez donc dire que ce n'est pas vrai, si vous l'osez !

      Roger Ravenel aimait Frédérique de toute la puissance de son âme. Devant une pareille accusation, qui pouvait mettre à néant ses espérances les plus chères, il demeura atterré et comme anéanti ; Frédérique n'était pas moins émue.

      – Mais défendez-vous donc ! s'écria-t-elle, vous ne protestez même pas !... Alors, c'est donc vrai ? Roger, vous me percez le cœur !...

      Mais ces quelques secondes avaient donné au jeune homme le temps de se ressaisir.

      – Frédérique, s'écria-t-il la main tendue dans un geste solennel. Je vous jure que je n'ai rien à me reprocher, rien, vous m'entendez ! Mais il ne doit exister entre nous rien qui ressemble à un mensonge. Vous allez connaître l'exacte vérité.

      Très loyalement, Roger Ravenel conta dans tous leurs détails les scènes dont le pont de la Revanche avait été le théâtre, la veille. Pendant ce récit, Frédérique pâlissait et rougissait tour à tour, mais elle n'interrompit pas une seule fois le narrateur. Quand il se tut, sa physionomie s'était complètement rassérénée et un sourire de bonheur brillait de nouveau dans les yeux de la jeune fille.

      – Roger, dit-elle, j'ai eu bien du chagrin.

      J'étais persuadée que vous étiez l'amant de Mercédès... J'en ai pleuré de dépit... Cette fille m'est odieuse ! Que ce soit volontairement ou non qu'elle vous ait embrassé, je ne veux pas la revoir ! Il faut qu'aujourd'hui même elle quitte sa cabine pour aller avec les gens de service.

      – Voulez-vous que je lui donne immédiatement des ordres à ce sujet ?

      – Non, pas du tout. Je ne veux pas que vous lui parliez ! Cette fille vous aime peut-être, qui sait ?

      – Jalouse !

      – On n'est jaloux que de ce que l'on aime !

      – Vous m'aimez donc un peu ?

      – En doutez-vous, méchant !

      Et Frédérique, dans un geste adorable et pudique, tendit son front à Roger qui l'effleura d'un chaste baiser.

      A cet instant, Andrée de Maubreuil entrait en coup de vent dans le petit salon.

      – Ah ! dit-elle en riant, je vous y prends, les amoureux !

      Frédérique se recula, toute confuse.

      – Nous étions en train de nous réconcilier, murmura-t-elle.

      – Il ne faut pas que ma présence empêche que la réconciliation soit complète ! s'écria Andrée en faisant mine de se retirer.

      – Reste, au contraire, ma chère amie, répliqua Frédérique, il faut précisément que je te parle.

      – Alors, je vous laisse, mesdemoiselles, fit Roger, qui, au fond, n'était pas fâché d'esquiver une seconde réédition des aventures de Mercédès.

      Andrée écouta patiemment les confidences détaillées de son amie.

      – Tu comprends, lui dit celle-ci en terminant, qu'après ce qui s'est passé Mercédès ne peut plus demeurer à ton service.

      – Tu as raison, répondit Andrée. Je vais à l'instant même lui signifier son congé. Et pourtant, c'est dommage, car elle m'était très dévouée. Veux-tu venir avec moi ?

      – Non, car je ne serais pas capable de me contenir ! Je lui dirais des injures, à cette fille qui s'est permis d'embrasser mon Roger !

      – Eh bien, soit, reste ici ! Je vais seule me charger de cette corvée.

      Andrée de Maubreuil retourna dans sa cabine et sonna la soubrette, qui accourut aussitôt.

      Très calme, Mlle de Maubreuil lui expliqua que, tout en étant, pour son compte personnel, très satisfaite de son zèle, elle se trouvait forcée, à cause de la scène de la veille, de se priver de ses services.

      En entendant cet arrêt la danseuse pâlit ! Elle était à la fois humiliée et désolée, car elle était très sincèrement attachée à Mlle de Maubreuil, qui, la commandant sans rudesse, lui faisant de temps en temps de petits présents, avait su gagner son amitié.

      – Moi qui avais tant d'affection pour Mademoiselle, murmura Dorypha. Vrai, j'ai le cœur gros de quitter Mademoiselle de cette façon-là ! Mais croyez-vous que, si je faisais mes excuses à M. Roger, on ne me permettrait pas de rester près de vous ?

      – Impossible, ma pauvre Mercédès ! Mr Edward Edmond lui-même a exigé que vous alliez désormais habiter dans la partie du yacht réservée au personnel.

      Au nom d'Edward Edmond, la gitane avait bondi. Ses sombres yeux noirs lançaient des éclairs.

      – Comment, c'est lui ! s'écria-t-elle d'une voix rauque, le poing sur la hanche, dans une pose qui eût rappelé ses attitudes favorites sur les planches des music-halls. Le misérable !... Eh bien, puisqu'il en est ainsi, je vais vous apprendre une chose... Edward Edmond est mon amant... et cela, depuis longtemps... Et c'est pour ne pas se séparer de moi qu'il m'a fait entrer à votre service !

      Elle ajouta, en cambrant son torse dans un mouvement plein de fierté :

      – Est-ce que j'ai l'air d'une femme de chambre, moi ! Je suis une danseuse, une gitane, une fille de joie, tout ce que l'on voudra, mais je ne suis pas une servante !...

      Sa voix prenait des intonations crapuleuses et stridentes que Mlle de Maubreuil ne lui connaissait pas ; la jeune fille était stupéfaite de cette soudaine transformation.

      – Oui, continua la gitane de plus en plus irritée, si Edward Edmond veut que je revienne près du personnel, c'est pour m'avoir près de sa cabine et pour se glisser le soir dans mon lit, quand tout le monde dormira !

      – Taisez-vous ! s'écria Andrée de Maubreuil, toute rougissante de cette crudité d'expression.

      Mais il eût été aussi impossible de faire taire la Dorypha que d'arrêter dans son cours un torrent déchaîné. Elle parlait avec une volubilité increvable, accablant l'Irlandais d'injures en toutes les langues collectionnées par elle dans tous les bouges de l'univers.

      Andrée était abasourdie de ce déluge de mots argotiques, dont le sens, heureusement, lui échappait en grande partie. La danseuse était comme secouée des pieds à la tête d'une épouvantable fureur. Elle s'arrêtait quelques secondes pour reprendre haleine, puis elle se lançait de nouveau dans une kyrielle d'invectives.

      A la fin, pourtant, Andrée réussit à la faire taire en l'assurant qu'elle garderait toujours un bon souvenir d'elle. Elle lui remit la somme convenue pour ses gages et, en même temps, elle lui fit cadeau d'une petite montre de femme en argent dont la gitane avait depuis longtemps grande envie.

      Cette munificence toucha profondément la danseuse.

      – Je ne suis pas digne de vos bontés, mademoiselle, murmura-t-elle humblement. Je vous ai trompée, mais vous avez été très bonne pour moi et je ne l'oublierai jamais ! Avant de vous quitter, je vais vous donner un conseil et vous révéler un secret. Méfiez-vous d'Edward Edmond et des autres. Il y a, sur le yacht, des gens de la Main Rouge qui vous veulent beaucoup de mal. Soyez sur vos gardes, c'est tout ce que je puis vous dire !...

      Avant qu'Andrée de Maubreuil, atterrée, ait songé à lui poser de nouvelles questions, Dorypha pirouetta sur ses talons et sortit de la cabine.

      Andrée demeura quelques minutes plongée dans le silence de la consternation ; elle était persuadée que la danseuse n'avait pas menti et maintenant, une foule de petits faits, auxquels elle n'avait pas d'abord fait attention, lui apparaissaient sous leur véritable jour.

      – Il faut, murmura-t-elle, toute palpitante d'angoisse, que j'aille prévenir de tout cela M. Ravenel, M. Paganot et M. Agénor.

      Sans perdre un instant, elle se dirigea vers le salon de lecture où se tenaient les trois Français.




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