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Le mystérieux docteur Cornélius - T. 2

Gustave Lerouge
© France-Spiritualités™






SEPTIÈME ÉPISODE – UN DRAME AU LUNATIC-ASYLUM
IV – Le repas des caïmans

Pendant tout le temps que Baruch était demeuré à bord de l'Arkansas, Andrée de Maubreuil, subissant, sans s'en rendre compte, une sorte de suggestion, avait été en proie à un malaise proche de l'angoisse. Sitôt que le bandit et ses deux acolytes eurent quitté le navire, elle éprouva, sans en bien comprendre la cause, un soulagement immédiat. Elle respira comme si elle eut été tout à coup délivrée d'un accablant fardeau. La nuit se passa pour elle d'une façon très tranquille dans la cabine qu'elle partagea avec Frédérique, et qui, sans être luxueuse, offrait un confort très suffisant.

      Levées de bonne heure, les deux jeunes filles montèrent sur le pont, où leurs fiancés les avaient déjà précédées. Tous quatre s'extasièrent devant le panorama qui était splendide. La végétation plus luxuriante et d'un caractère différent annonçait l'approche de la zone tropicale. Les rives étaient bordées de bambous géants, les bois devenaient plus fréquents, et les palmiers, les tulipiers, les lauriers et les cèdres y étaient nombreux. Le fleuve lui-même avait doublé de largeur et il était maintenant parsemé d'îlots marécageux et verdoyants d'où l'approche du vapeur faisait s'envoler des nuées d'oiseaux aquatiques. Les embarcations de toutes sortes, steamboats, voiliers, chalands, pirogues, etc., voguaient en grand nombre autour de l'Arkansas. Andrée et Frédérique aperçurent même d'énormes trains de bois qui descendaient au fil de l'eau. Il y avait là les preuves d'un trafic intense dont nos calmes fleuves de la vieille Europe ne sauraient donner la moindre idée.

      La température était devenue intolérable. Des vapeurs jaunâtres montaient des eaux surchauffées du fleuve et les caïmans devenaient innombrables. Ils s'ébattaient par centaines, par milliers tout autour du vapeur. On entendait distinctement le claquement sec de leurs mâchoires et on distinguait leurs petits yeux féroces qui étaient comme allumés d'une lueur sanglante.

      Les passagers s'amusèrent d'abord à leur jeter des épluchures de toutes sortes : croûtes de pain, pelures de banane et jusqu'à des journaux roulés en boule. Puis, des sportsmen qui se trouvaient à bord s'avisèrent de tuer quelques-uns de ces monstres avec des carabines de précision.

      Cette idée eut le plus grand succès. Toutes les armes à feu du bord furent mises en réquisition et bientôt le vapeur avança au milieu d'un feu roulant de détonations, d'un vrai crépitement de fusillade.

      La plupart des balles des chasseurs improvisés allaient ricocher sur l'épaisse cuirasse d'écaille dont les caïmans sont couverts. Pour les tuer, il fallait les atteindre à l'œil ou au ventre, les deux seules parties vulnérables de leur individu. Ce n'était pas chose commode. Seuls quelques tireurs émérites réussirent à accomplir ce tour de force ; mais sitôt qu'un caïman était tué ou simplement blessé à mort, ses congénères se précipitaient sur lui et le déchiquetaient férocement, avec de petits cris assez semblables aux vagissements d'un nouveau-né.

      Le fleuve s'était teint de sang sur une large surface. Andrée et Frédérique, qui trouvaient le spectacle de cette boucherie profondément répugnant, se disposaient à descendre dans leurs cabines, lorsqu'il se produisit un incident tout à fait inattendu.

      Pour éviter les îlots, qui occupent en cet endroit le centre du fleuve, le vapeur avait dû se rapprocher de la côte où d'immenses champs de cotonniers apparaissaient, parsemés de villages composés de huttes de paille et habités par des Noirs, pour la plupart anciens esclaves, qui sont très nombreux dans la région.

      Tout à coup, les passagers de l'Arkansas virent déboucher d'un fourré de bananiers et de palmiers épineux deux hommes en haillons, qui détalaient de toute la vitesse de leurs jambes, espérant sans doute trouver un refuge dans les vastes marécages dont le fleuve est bordé.

      Ils étaient chaudement poursuivis par une troupe de Noirs, armés de bâtons, de fourches et même de fusils et de revolvers. Les nègres gagnaient du terrain de minute en minute et ils poussaient déjà des hurlements de triomphe en déchargeant leurs armes dans la direction des fugitifs qui paraissaient à bout de forces.

      Le capitaine de l'Arkansas, en bon Yankee passionné pour tous les sports, même pour la chasse à l'homme, donna l'ordre au timonier de se rapprocher du rivage pour permettre aux passagers de suivre les péripéties de la lutte. On vit alors que les deux fuyards étaient un Blanc et un Peau-Rouge. Déjà les paris s'engageaient.

      – Je mets cinq dollars sur le Blanc.

      – Et moi dix sur le Peau-Rouge. Il a des jarrets superbes.

      – Tenu ?

      – Tenu !

      – J'accepte les Noirs à dix contre un.

      Mais tout à coup les choses prirent une autre tournure. On sait quels sont aux Etats-Unis le mépris et la haine des hommes blancs pour les nègres. Ceux-ci ont au théâtre des places spéciales, en chemin de fer on ne leur permet de monter que dans certains wagons, dans les restaurants même un Noir ne s'aviserait jamais de venir s'asseoir à la table où un Blanc se trouve déjà.

      Les parieurs, qui s'étaient d'abord amusés de la poursuite, ne tardèrent pas à passer de la curiosité à l'indignation.

      – C'est une honte, s'écria un gros marchand de blé de Saint-Louis, Yankee pur sang ; voilà maintenant que les hommes noirs se mettent à chasser les citoyens américains comme si c'étaient de simples sangliers.

      – C'est indigne !

      – Il faut empêcher cela.

      – Sus aux moricauds !

      – Il faut tirer sur les nègres !...

      – C'est cela !...

      Les cervelles étaient arrivées à un état d'exaltation intense. Quelques gentlemen, plus décidés que les autres, intimèrent au capitaine l'ordre d'approcher l'Arkansas du rivage autant que cela serait possible et en même temps de détacher du vapeur un canot pour recueillir les fugitifs. Le capitaine yankee qui, au fond, était exactement de l'avis de ces passagers ne se fit pas tirer l'oreille pour obéir. Louvoyant avec précaution entre les bancs de boue, et de joncs, le vapeur se rapprocha du rivage. Pendant ce temps, les tireurs qui venaient d'exercer leur adresse contre les caïmans s'empressaient de recharger leurs armes et couraient chercher de nouvelles munitions dans leurs cabines.

      Sitôt qu'ils furent à bonne portée, les Noirs furent accueillis par une décharge générale. Trois ou quatre tombèrent, plus ou moins grièvement blessés, aux cris de joie de l'assistance.

      – Bien tiré, sir ! un coup superbe. Hourra pour la vieille Amérique !

      – Mort aux Noirs !

      Voyant leurs camarades blessés, les nègres s'étaient arrêtés net, tout ébahis de cette intervention inattendue. Ils se gardèrent bien de riposter, sachant combien il aurait été grave pour eux d'attaquer un navire américain. Le moins qui eût pu leur arriver eût été d'être pendus haut et court comme pirates.

      Après une courte délibération, ils battirent prudemment en retraite et ils eurent bientôt disparu dans l'immense et ondoyant océan des plantations de coton et de maïs. Les deux fugitifs, sans que personne s'y opposât, gagnèrent paisiblement le canot qui les transporta à bord du vapeur.

      A peine eurent-ils mis le pied sur le pont qu'ils furent entourés d'un cercle de curieux pleins de sympathie pour l'état lamentable où ils se trouvaient. Ils offraient, il faut le dire, un spectacle pitoyable. De leurs vêtements arrachés, brûlés par place, il ne leur restait que des lambeaux. Ils étaient couverts de boue et de sang, balafrés d'égratignures et meurtris de coups.

      De tous côtés les exclamations se croisaient.

      – Coquins de Noirs, dans quel état ont-ils mis ces pauvres gens !

      – Il faut leur donner des habits !

      – Et, avant tout, leur faire boire un bon coup de whisky, cela les remettra.

      – Ils doivent avoir faim !

      – Non, le whisky d'abord, ils mangeront après.

      Cinq minutes ne s'étaient pas écoulées que les deux fuyards, si miraculeusement échappés à la mort, étaient en possession chacun d'une veste et d'un pantalon de matelot en bonne toile à carreaux et tenaient en main un gobelet d'étain rempli d'excellent rye-bourbon. Ils absorbèrent à longs traits la généreuse liqueur.

      – C'est un vrai velours sur l'estomac, dit le Blanc.

      Le Peau-Rouge ne fit aucune réflexion, mais il but comme si c'eût été de l'eau pure le second gobelet de l'ardent breuvage qu'une passagère complaisante venait de lui verser.

      – Maintenant, dit quelqu'un, ils vont nous expliquer d'où ils viennent et nous raconter leurs aventures.

      – Volontiers, répondit le Blanc, je vous dois bien cela.

      Il n'acheva pas sa phrase. Dans la foule des passagers, il venait d'apercevoir le chauffeur Dodge et sa physionomie avait pris une expression de colère et de haine épouvantable.

      – Ah ! voici un de ces coquins ! rugit-il. Je me suis juré que j'étranglerais le premier qui me tomberait sous la main.

      Et il ajouta d'une voix tonitruante :

      – Gentlemen, cet homme est un bandit, un tramp. Je le connais et je vais en faire justice séance tenante.

      Malgré la couche de charbon qui recouvrait son visage, Dodge était devenu livide.

      – Ce n'est pas vrai, c'est un mensonge, bégaya-t-il d'une voix étranglée.

      – Ah ! ce n'est pas vrai, attends un peu ; tu vas voir de quel bois je me chauffe !

      Profitant de la surprise générale, le fugitif avait saisi Dodge par sa cravate et le serrait à l'étouffer. Une courte lutte s'ensuivit, mais Dodge était loin d'être aussi vigoureux que son adversaire. En un clin d'œil celui-ci l'eut renversé, râlant, sous son genou. La galerie se préparait déjà à l'applaudir lorsque se produisit une péripétie tout à fait inattendue. Le vainqueur empoigna le vaincu à bras-le-corps et, l'élevant en l'air à la force du poignet, il le lança pardessus le bord.

      Un cri d'horreur s'échappa de toutes les poitrines. Les passagers se penchèrent vers le fleuve. A la place où était tombé le misérable, il n'y avait plus qu'une grande tache rouge au milieu de laquelle une dizaine de crocodiles se battaient furieusement avec de sinistres claquements de mâchoires.

      Le premier moment de surprise passé, les passagers de l'Arkansas, indignés d'un acte sanglant dont ils ne s'expliquaient pas la raison, se précipitèrent contre les deux fugitifs avec des cris menaçants !

      – La loi de lynch ! la loi de lynch !

      Tel était le cri dominant.

      – Il faut les jeter à l'eau.

      – Tous les deux !

      – Le Blanc et le Rouge !

      – Ils ne valent pas mieux l'un que l'autre !

      – Cela va régaler les crocodiles !

      En présence de tous ces poings menaçants qui se tendaient vers lui, l'inconnu était demeuré impassible. Lui et l'Indien, son compagnon, s'étaient adossés à la porte d'une cabine et semblaient décidés à vendre chèrement leur vie. Le premier qui s'approcha d'eux reçut un formidable coup de poing dans le creux de l'estomac. Un autre fut lancé d'un coup de pied à l'autre extrémité du pont. Cinq adversaires furent ainsi successivement mis hors de combat.

      Quelqu'un proposa d'abattre ce redoutable boxeur à coups de revolver, mais cette motion fut accueillie par des protestations unanimes.

      – Non, pas de revolver, ce n'est pas le franc jeu ! Il faut voir s'il sera le plus fort !

      Les Américains sont très appréciateurs du véritable courage, sous quelque forme qu'il se manifeste. Comme on le voit, l'attitude résolue des deux fugitifs leur avait déjà concilié certaines sympathies parmi les passagers. Antoine Paganot jugea que le moment était peut-être opportun pour intervenir en faveur de ces deux hommes dont la conduite était trop extraordinaire pour n'avoir pas une raison d'être sérieuse.

      – Ladies et gentlemen, dit le Français en s'avançant hardiment au milieu du groupe, il me semble qu'il serait imprudent d'agir avec précipitation. Ces hommes ont le droit d'être jugés légalement. Je suis sûr, d'ailleurs, qu'il y a là-dessous quelque mystère.

      – Oui, répliqua l'inconnu, j'ai agi comme je le devais ; le bandit que j'ai jeté en pâture aux caïmans était un membre de la Main Rouge.

      – Au fait, dirent quelques voix, il a peut-être raison.

      Une discussion acharnée se produisit entre les partisans des deux opinions, mais tout à coup le capitaine apparut, flanqué de quatre robustes matelots armés de brownings et de coutelas.

      – C'est moi seul qui suis le maître à bord de mon navire, déclara-t-il. Je sais ce que j'ai à faire.

      Et, tirant son chronomètre, il ajouta :

      – Je donne trois minutes à ces deux vauriens pour se rendre à discrétion. Passé ce délai, je les tue comme des chiens.

      Les quatre matelots avaient mis en joue les fugitifs et le capitaine, l'œil sur son chronomètre, attendait la dernière seconde de la troisième minute pour commander le feu.

      Dans ces conditions, toute résistance était impossible. Les fugitifs se rendirent. On les garrotta solidement et on les enferma dans une cabine vide.

      Le coup de force du capitaine avait produit une grande impression. Un profond silence régna quelque temps sur le pont, et ce ne fut qu'au bout d'une dizaine de minutes que les conversations et les discussions recommencèrent aussi passionnées et aussi bruyantes qu'auparavant. La curiosité de tous était excitée au plus haut point. On voulait savoir quels étaient les deux étranges personnages qui venaient de faire une si belle défense et d'où ils arrivaient. Quelques-uns des plus importants parmi les passagers supplièrent le capitaine de procéder à un interrogatoire qui donnât satisfaction à l'opinion, et il s'y résolut sans peine car il était lui-même très intrigué par cette aventure.

      Pour donner à ses agissements une sorte de forme légale, il s'adjoignit un constable qui allait passer ses vacances à La Nouvelle-Orléans et un marchand de suif qui avait été membre du jury l'année précédente.

      L'Indien déclara se nommer Kloum ; quant à son compagnon, il affirma être ce même lord Astor Burydan, dont plusieurs mois auparavant la mort avait été annoncée par tous les journaux. Cette affirmation était déjà invraisemblable, mais quand le capitaine lui demanda d'où il venait il se perdit dans une histoire tellement incroyable qu'il devint évident pour les membres du tribunal improvisé qu'ils se trouvaient en présence de deux fous, car l'Indien Kloum appuyait énergiquement toutes les affirmations de son compagnon.

      Le prétendu lord Burydan racontait que, s'étant trouvé en compagnie de Kloum sur un navire chargé de cercueils de Chinois, il avait fait naufrage, avait été jeté dans une île glacée, l'île des pendus, qui appartenait à la Main Rouge, et où il avait été chargé de surveiller les phoques à fourrure.

      – Vous avez le cerveau fêlé, mon garçon, dit le capitaine, et où est-elle, cette île ?

      – Je ne sais pas.

      – Et comment vous en êtes-vous échappé ?

      – Dans un aéronef merveilleux qui nous a déposés au milieu d'un village de Noirs. Ces misérables ont brisé notre machine et vous connaissez le reste de notre histoire.

      – Et pourquoi avez-vous tué mon chauffeur ?

      – Parce que je l'ai reconnu pour être un des bandits de la Main Rouge qui, dans l'île des pendus, avaient été chargés de me garder.

      Le capitaine ne voulut pas en entendre davantage. Son opinion et celle de ses assesseurs étaient désormais irrévocablement fixées. Ils avaient affaire à deux fous dangereux, échappés de quelque asile.

      En dépit de toutes leurs protestations, lord Burydan et Kloum furent gardés à vue, surveillés plus étroitement que jamais et le soir du même jour, quand l'Arkansas prit terre à La Nouvelle-Orléans, ils furent conduits sous bonne escorte à la prison de la ville en attendant qu'on décidât de leur sort.




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