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Le mystérieux docteur Cornélius - T. 2

Gustave Lerouge
© France-Spiritualités™






DIXIÈME ÉPISODE – LE PORTRAIT DE LUCRÈCE BORGIA
IV – Un drame de la misère

L'esthétique mobilière du Yankee pur sang est totalement différente de celle de l'Européen, même si ce dernier est anglo-saxon : le Yankee recherche avant tout ce qui est immédiat et pratique, et il bannit, par principe, toute ornementation. Par exemple, un milliardaire new-yorkais se fera une loi de n'avoir que des meubles simples, sans moulures ; il se fera confectionner un fauteuil sur mesure, il dépensera huit ou dix mille dollars pour une adduction d'eau ou d'électricité, mais on ne verra chez lui ni un tableau ni une statue.

      En revanche, il possédera des classeurs archiperfectionnés, un téléphone haut-parleur, et tout le service de sa table se fera automatiquement.

      Si l'on trouve chez lui quelque tableau de maître, sa présence sera surtout due à la vanité. En général – car il y a d'honorables exceptions –, un milliardaire possède des tableaux ou des statues parce que c'est la mode d'en avoir, parce qu'un tel, qui est très riche, en possède et qu'il faut faire comme tout le monde, parce qu'enfin les tableaux et les statues sont une affirmation et une preuve de la richesse, parce qu'ils coûtent cher et qu'ils représentent un capital susceptible de s'accroître.

      Nous avons connu un milliardaire qui avait payé quatre-vingt-douze mille francs un superbe Corot et l'avait fait placer dans son salon, mais qui n'avait jamais eu le temps de le voir.

      On a des tableaux, dans le monde des Cinq-Cents, comme certaines femmes ont des bijoux. L'essentiel n'est pas de goûter une sensation esthétique, d'ailleurs accessible à bien peu de personnes, mais de faire crever de dépit les amis et connaissances qui ne peuvent se payer un objet aussi coûteux.

      Des financiers qui, dans le secret de leur âme, admirent les pires chromos ou les navrantes statues de la rue Saint-Sulpice ont une galerie de chefs-d'œuvre pour la même raison que certains parvenus qui, adorant le ragoût de mouton et le veau aux carottes, se repaissent à contrecœur de truffes, de caviar et de homard à l'américaine parce que ce sont des mets chics que l'on paie cher.

      Le milliardaire Fred Jorgell se rattachait par certains côtés à cette catégorie de richards vaniteux et fermés à tout véritable sentiment artistique ; mais il n'en était pas de même de son rival financier William Dorgan.

      Le père de l'ingénieur Harry, anglais de naissance, aimait et comprenait les belles choses. L'hôtel qu'il occupait et qu'il avait fait reconstruire après l'incendie de la Trentième avenue était exactement copié sur un château du temps de la reine Elisabeth, à l'architecture emphatique et maniérée. Ce n'était partout que tourelles, clochetons et arcades fleuries de sculptures.

      William Dorgan possédait une galerie composée surtout de tableaux de l'école anglaise de la fin du XVIIIème siècle et de quelques Français modernes. Il n'avait que peu ou point de tableaux anciens. Il avait fallu que le hasard d'une occasion lui permît d'acheter le portrait de Lucrèce Borgia, œuvre incontestablement plus belle que ce portrait de César Borgia qui appartient à Rothschild et se trouve actuellement au château de Ferrières (5).

      Le portrait de Lucrèce Borgia avait été placé dans un salon spécial, orné de meubles italiens de l'époque de la Renaissance. C'est là que, depuis quelques jours, Louis Grivard travaillait à faire une copie aussi exacte que possible du chef-d'œuvre.

      Il était tout à son travail, un matin, lorsqu'il entendit la porte s'ouvrir et qu'il aperçut le fils aîné de William Dorgan, le fameux trusteur Joë Dorgan – ou, comme on le sait, l'assassin Baruch qui avait usurpé sa personnalité. Comme il le faisait souvent, il venait jeter un coup d'œil sur les travaux de l'artiste et s'entretenir quelques instants avec lui.

      Bien que le fils du milliardaire montrât envers lui la plus grande courtoisie, Louis Grivard ne ressentait pour lui aucune sympathie, et leur conversation se bornait souvent à quelques phrases de politesse ; mais, ce matin-là, Baruch paraissait en veine de causerie :

      – Ce que vous faites là est admirable, dit-il au peintre. Il faut certainement être un connaisseur d'une grande habileté pour distinguer de l'original une copie aussi bien exécutée.

      – Je tâche de faire de mon mieux. En tout cas j'ai pris les plus minutieuses précautions pour que la reproduction soit aussi exacte que possible.

      – De quelles précautions parlez-vous ?

      – Ainsi, par exemple, la toile dont je me sers est de l'époque.

      – Vous n'avez pu sans doute faire de même pour les couleurs ? Quoique je sois assez ignorant, je sais que le Titien ne pouvait employer nos couleurs modernes qui sont toutes dues à la chimie et, d'ailleurs, beaucoup moins solides que les couleurs des anciens.

      – C'est ce qui vous trompe, fit Louis Grivard. Pour exécuter ce tableau je ne me sers, comme le Titien lui-même, que de terres broyées avec de l'huile et qui sont absolument inaltérables. Mon bleu d'outremer est fabriqué d'après l'ancien procédé, avec du lapis-lazuli finement broyé, et j'ai banni de ma palette les laques et les oxydes si sujets à se ternir.

      – Voilà qui est très intéressant ! Mais savez-vous à qui est destinée cette copie ?

      Une ombre passa sur le visage expressif de l'artiste.

      – Je l'ignore, répondit-il. Je suis aux gages de Mr Kramm, je fais ce qu'il me commande et je n'en sais pas plus long !

      – Je ne serais pas étonné que mon ami Mr Fritz Kramm, qui est lui-même un amateur distingué, ne gardât cette belle copie pour sa propre galerie.

      – Je vous l'ai dit, je ne puis vous renseigner à cet égard.

      – En tout cas, je suis heureux du hasard qui m'a permis de faire votre connaissance, et j'ai donné des ordres pour que vous soyez admis, chaque fois que vous le désirerez, à visiter les tableaux que possède mon père.

      – Je ne sais si je pourrai d'ici longtemps profiter de votre aimable permission. La copie de la Lucrèce Borgia est terminée. Il ne me reste plus que quelques glacis à poser et ce sera fini.

      – Vraiment, s'écria Baruch en se reculant pour mieux juger de l'effet, il est impossible de faire une copie plus parfaite !

      Et ses regards se portaient de l'un à l'autre des deux tableaux, dans une muette admiration.

      La belle princesse courtisane qui fut la maîtresse de son père, le pape Alexandre VI, et de son frère César avait été représentée par le Titien, négligemment assise dans un grand fauteuil de Venise, de forme raide. Ses beaux cheveux blonds, séparés sur le front en deux bandeaux, étaient serrés par un jaseron d'or que retenait, juste au-dessus des sourcils, une grosse émeraude. Une robe de velours vert accusait la souplesse de sa taille et laissait à découvert ses bras blancs et sa gorge ronde aux seins menus et placés un peu haut. Mais ce qu'il y avait de prestigieux, c'était le sourire innocent de ce beau visage aux yeux purs et limpides, à la bouche enfantine. Pourtant à l'époque où ce portrait avait été fait, Lucrèce, trois fois veuve et mère une fois déjà, avait épouvanté les contemporains par ses crimes et ses orgies.

      Les deux hommes s'entretinrent quelques instants encore de cette énigmatique Lucrèce, dont lord Byron fut amoureux par-delà la mort et les siècles révolus, et dont il garda longtemps une boucle de cheveux arrachée au tombeau de Ferrare et acquise pour une somme immense.

      Ce n'était pas par désœuvrement ou par simple curiosité que Baruch avait fait preuve de tant d'intérêt pour l'œuvre de Louis Grivard. Il avait surveillé le travail de ce dernier de très près, et pour des raisons qui n'avaient rien de commun avec les préoccupations artistiques.

      Fritz et Cornélius l'avaient mis au courant de la proposition faite par Balthazar Buxton, et comme tous trois savaient fort bien que William Dorgan ne consentirait jamais à se défaire de son tableau, il avait été décidé entre eux que le portrait de Lucrèce Borgia serait volé dans des conditions telles que le larcin ne pût jamais être découvert.

      Pour y réussir, Fritz avait songé à faire appel au talent de Louis Grivard. Il avait été convenu que l'artiste ferait du tableau une copie fidèle et qu'au dernier moment il remplacerait par la copie l'original qui, lui, serait livré à Balthazar Buxton.

      Ce plan avait les plus grandes chances de réussir, William Dorgan se trouvant précisément absent, parti en tournée d'inspection pour visiter les immenses domaines du trust des cotons et maïs dont il était le directeur.

      Fritz Kramm avait des raisons de croire l'artiste entièrement à sa discrétion et, malgré les protestations indignées de celui-ci, il lui avait intimé l'ordre d'opérer la substitution. Louis Grivard avait feint d'accepter, se réservant de trouver, au dernier moment, un stratagème qui lui évitât de se faire complice d'une action déshonorante.

      Baruch ne voulait paraître en rien dans l'affaire, mais c'est lui qui avait introduit l'artiste dans le palais paternel et avait rendu possible le vol du chef-d'œuvre.

      Après avoir longtemps résisté aux suggestions de ses deux complices, il commençait à croire que le larcin aurait un plein succès. L'exactitude de la copie rendait la chose très vraisemblable. Fritz Kramm, de son côté, se croyait sûr que l'artiste obéirait à ses intentions avec la docilité la plus aveugle.

      En quittant Louis Grivard, Baruch se rendit chez Fritz pour lui dire que les choses marchaient à souhait et que sans doute la Main Rouge ne tarderait pas à encaisser le million de dollars promis. Fritz n'était pas chez lui ; il venait de se rendre chez la guérisseuse de perles, dont il était de plus en plus épris, Baruch dut donc se diriger vers la demeure de Cornélius, qu'il tenait à mettre au courant.

      Demeuré seul dans le magnifique salon italien aux meubles de cuir doré, au plafond orné d'un lustre en verre de couleur de la fabrique de Murano, Louis Grivard travailla deux heures encore avec ardeur, s'enthousiasmant de plus en plus pour son œuvre à mesure qu'il avançait dans sa besogne. Tout à coup, il jeta ses pinceaux dans un élan de vive satisfaction.

      – Je n'y donnerai pas une touche de plus, s'écria-t-il, jamais je ne suis arrivé à une imitation aussi parfaite ! Je crois, dussé-je dire un blasphème, que le Titien lui-même, s'il revenait sur terre, ne pourrait distinguer son tableau du mien !...

      L'artiste demeura quelque temps plongé dans une profonde rêverie.

      Puis, distraitement, il se mit à feuilleter un album rempli de croquis, et il s'arrêta à une page où il y avait un profil de Baruch, tracé de verve en quatre coups de crayon.

      – Singulière physionomie, que celle de Joë Dorgan, murmura-t-il, je n'en ai jamais vu de semblable. Aucun des muscles ne se trouve à sa place. On dirait que ce visage a été trituré, retravaillé en sous-main. Ce Joë est décidément inquiétant ! Il a deux ou trois expressions de visage toutes différentes l'une de l'autre et, sous l'empire de quelque passion, ses traits ordinaires disparaissent pour faire place à d'autres, comme s'il y avait en lui deux individualités distinctes. Il y a là, décidément, un étrange mystère !

      Tout en suivant le cours de ses pensées, Louis Grivard avait remis en place son chevalet et sa boîte à couleurs, puis il quitta son vêtement de travail et sortit rapidement de l'hôtel du milliardaire.

      Il savait que, comme presque tous les jours, il était attendu par Lorenza, et il n'avait que le temps de déjeuner rapidement pour se trouver à l'heure indiquée chez la belle Florentine.

      Le Yankee, qui passe sa journée dans les bureaux et les offices des immenses maisons à trente étages, se retire généralement le soir dans un petit cottage à lui, entouré d'un jardin et situé dans une rue tranquille. La nuit, les monstrueux gratte-ciel sont à peu près inhabités ; aussi la banlieue et certains faubourgs de New York sont entièrement peuplés de ces maisonnettes toutes construites sur un modèle identique, avec une cour protégée par une grille, un parterre de géraniums, trois marches de pierre blanche et une porte sur laquelle le nom de l'habitant de la maison resplendit sur une large plaque de cuivre ou de nickel.

      C'était une habitation de ce genre qu'avait choisie Lorenza ; c'est là que Louis Grivard allait chaque jour passer tout le temps dont il disposait en dehors de ses travaux.

      Il s'était établi entre les deux jeunes gens une de ces soudaines amitiés qui seraient inexplicables si elles n'étaient presque toujours le début d'un ardent et durable amour.

      Il semblait à Louis et à Lorenza qu'ils se connaissaient déjà depuis des années. Ils n'étaient heureux que lorsqu'ils se trouvaient réunis, et leur mutuelle confiance était si grande qu'ils n'avaient entre eux aucun secret.

      Une vieille femme, à la mine débonnaire, au visage sillonné de milliers de rides, mais dont les yeux demeuraient encore vifs sous le foulard de couleur voyante qui entourait ses cheveux blancs, ouvrit la porte à Louis Grivard et l'introduisit dans le petit salon où Lorenza se tenait habituellement.

      C'était une pièce gaie et claire, tendue de toile écrue à fleurettes d'or et toute remplie de fleurs et de bibelots charmants. Près de la fenêtre, des tourterelles roucoulaient dans une grande cage de filigrane d'argent et, à côté d'elle, il y avait un pied de mimosa dans une caisse de faïence bleue. Les meubles, ornés d'arabesques de nacre, étaient de ce mauvais goût italien qui est parfois exquis. On voyait, d'ailleurs, que la belle Lorenza avait pour la nacre une vraie passion.

      Il y en avait partout : des coupe-papier de nacre, des étagères de nacre et, sur la cheminée, une collection de beaux coquillages aux reflets chatoyants.

      Lorenza portait elle-même un superbe collier de perles, à peine plus éclatant que la blanche poitrine sur laquelle il s'étalait.

      A la vue de l'artiste, la jeune femme s'était levée et était accourue la mine souriante.

      – Comment allez-vous, mon cher Louis ? lui dit-elle, Je suis contente de vous voir. Figurezvous que cette nuit j'ai rêvé que vous étiez malade.

      – Je vous assure, ma belle amie, que je me porte parfaitement !

      – Mais comme vous avez l'air préoccupé !

      – Mais non ! protesta faiblement le jeune homme.

      – Vous ne savez pas mentir. Vous devez avoir quelque ennui ! Je suis très superstitieuse, je crois beaucoup aux rêves ! Il doit y avoir un peu de vérité dans celui que j'ai fait la nuit dernière !

      Louis ne put s'empêcher de sourire.

      – Vous êtes une vraie magicienne, fit-il. Eh bien, je l'avoue, je suis, en ce moment-ci, un peu préoccupé... On ne peut rien vous cacher, ma chère Lorenza !

      – Il faut me raconter cela ! Tenez, asseyez-vous là, près de moi, et, si je suis satisfaite de votre franchise, je vous permettrai de m'embrasser.

      – Soit. Mais je veux être payé d'avance.

      Avec une simplicité et un manque de coquetterie qui prouvaient sa candeur et la pureté de ses intentions, Lorenza baissant les yeux offrit, d'un geste gracieux, sa joue au jeune homme qui y déposa un long baiser.

      Ils s'étaient assis l'un près de l'autre et Louis avait pris dans ses mains les mains de Lorenza, sans que celle-ci songeât à les retirer.

      – Maintenant, murmura-t-elle, je vous écoute.

      La physionomie de l'artiste s'était rembrunie.

      – Ce que j'ai à vous dire est sérieux, commença-t-il, et je ne ferais pas une pareille confidence à d'autres que vous.

      Très brièvement, il raconta dans quel embarras il se trouvait, maintenant que le portrait de Lucrèce Borgia était terminé.

      – Il m'est impossible, conclut-il, de me rendre complice d'un vol. Je ne m'y résoudrai jamais ! Et d'un autre côté, si je n'obéis pas à ce misérable Fritz Kramm, je m'expose à de terribles représailles !

      – Comment donc se fait-il, demanda la jeune femme, toute soucieuse, que cet homme exerce sur vous un tel empire ? Si vous lui devez de l'argent, je vous en prêterai pour le payer. Ne suis-je pas votre amie ?

      – C'est qu'il ne s'agit pas seulement d'argent, murmura Louis d'un air sombre.

      Puis il ajouta, comme s'il prenait une brusque décision :

      – Je vais tout vous dire, il vaut mieux que vous connaissiez la vérité... Mon père était un grand industriel français. Il était à la tête d'une usine d'automobiles et d'aéroplanes, dans les environs de Paris. Jusqu'alors, les affaires avaient marché admirablement ; mais, l'an dernier, un banquier, auquel mon père avait confié tous ses capitaux, passa à l'étranger en laissant un déficit de plus de trois millions...
      Nous étions ruinés. Pour faire honneur à ses échéances, mon père dut vendre ce qu'il possédait, céder son usine ; mais nos créanciers furent désintéressés jusqu'au dernier sou. C'est alors que je commençai à organiser des expositions, et, peu à peu, mon nom fut connu des amateurs et des marchands... Nous étions résolus, mon père et moi, à lutter courageusement contre l'adversité, mais, comme on dit, les malheurs vont par troupe... Ma mère et ma sœur moururent ; mon père, désespéré, prématurément vieilli par le chagrin, mais non vaincu, réunit, avec mon secours, quelques milliers de francs et s'embarqua pour New York où, grâce à sa compétence d'ingénieur et d'industriel, il espérait recommencer sa fortune.

      – Je devine qu'il n'y réussit pas, interrompit Lorenza en serrant affectueusement les mains de son ami.

      – Hélas ! au bout de trois mois, une dépêche m'apprenait que mon père venait de se suicider après avoir vu s'évanouir ses dernières ressources. Je vendis tout ce que je possédais et je partis pour New York. J'emportais avec moi mes tableaux. Un grand marchand parisien m'avait fourni les moyens d'organiser ici une exposition, dont les bénéfices devaient me servir à rembourser l'argent que j'avais dû emprunter pour subvenir aux frais de mon voyage et à ceux de la sépulture de mon père...

      – C'est là une douloureuse histoire ! murmura la jeune fille, dont les yeux étaient humides de larmes.

      – Mais il faut que j'aille jusqu'au bout de mon récit. Malgré les droits de douane très élevés dont les tableaux sont frappés en entrant en Amérique, mon exposition eut du succès et nous laissa une somme assez rondelette à l'organisateur et à moi. C'est alors que je fis la connaissance de Fritz Kramm. Il avait acquis, sans marchander, deux ou trois de mes toiles, et il avait hautement manifesté son admiration pour l'habileté toute spéciale dont je suis doué pour les copies des maîtres anciens ; aussi ne fus-je pas étonné quand je reçus un mot de lui, m'invitant à passer à son hôtel pour une affaire qui ne souffrait pas de retard.

      – Il a dû vous faire tomber dans quelque traquenard ?

      – Vous allez en juger :
      Après m'avoir fait entrer dans son cabinet, il tira brusquement de son portefeuille une lettre qu'il me mit sous les yeux. Je devins pâle en reconnaissant l'écriture de mon père, et c'est le cœur étreint par l'angoisse que je lus ces terribles mots :

      « Ruiné, vieux et malade, il ne me reste plus qu'à mourir. C'est librement et volontairement que je me donne la mort.
      J'ai volé cinquante mille francs à M. Fritz Kramm et je ne puis survivre à mon déshonneur.


Jérôme Grivard »

      J'étais atterré. Les caractères de la fatale lettre dansaient devant mes yeux.

      – Que comptez-vous faire, monsieur ? me demanda Fritz Kramm sans me donner le temps de réfléchir, rien ne vous oblige, vous le savez, à reconnaître la dette de votre père !

      – Monsieur, répliquai-je vivement ému, vous serez intégralement remboursé ; seulement, il me faudra du temps, hélas ! Il ne me reste presque rien du produit de ma vente.

      – Je suis charmé de vous voir si bien disposé, reprit-il avec satisfaction, ces sentiments de haute probité vous font le plus grand honneur, je vais vous indiquer comment vous pourrez vous acquitter envers moi. J'ai pu apprécier votre talent, qui est très grand. Un restaurateur de tableaux de votre habileté me serait très utile.

      Entrez donc chez moi à des appointements raisonnables, dont le chiffre sera réduit chaque année – du moins en partie, car il faut bien aussi que vous viviez – du total de la dette de votre père. Dans quelques années vous serez quitte envers moi.

      – Mais à combien se montent ces appointements ? demanda la jeune fille avec émotion.

      L'artiste eut un geste de colère.

      – A trois mille dollars. Et même en usant de la plus stricte économie, je suis obligé d'en dépenser au moins mille pour ma nourriture et mon entretien.

      – De sorte qu'il vous faudra cinq années pour vous libérer entièrement.

      – Si encore je devais réellement cette somme, reprit le jeune homme avec une irritation croissante, mais j'ai la conviction que mon père, qui était l'honneur et la probité mêmes, n'a jamais pu voler cinquante mille francs à ce misérable !

      – Cela me paraissait, à moi aussi, bien invraisemblable !

      – Le lendemain même du jour où j'avais signé à Fritz Kramm une reconnaissance de cinquante mille francs et un contrat en bonne forme me liant pour cinq ans, je reçus de Paris une lettre qui s'était croisée avec moi en chemin et qui venait me joindre à New York d'où elle était partie.

      C'était une lettre de mon père ! Dans quatre pages d'une écriture serrée où se voyaient encore des traces de larmes, le malheureux homme m'expliquait qu'à bout d'énergie et de ressources il se décidait à mourir. Et il insistait sur ce point, qu'il mourait sans devoir un sou à personne et que son fils aurait le droit de respecter sa mémoire comme celle d'un honnête homme !

      Louis Grivard ajouta d'une voix mouillée de sanglots :

      – Je vous ferai lire un jour cette lettre, chère amie. Mon père y met à nu ses douleurs les plus poignantes et me raconte les suprêmes déboires qui l'ont amené à sa fatale résolution. Mais, en même temps, il me donne les plus nobles conseils. Il me recommande de demeurer plutôt toujours pauvre et inconnu que d'obtenir le succès et la fortune par un moyen déloyal !...

      – Votre père n'a donc pas volé Fritz Kramm ! Que signifie alors cette lettre ? Un faux, sans doute ?

      – Non, pas entièrement. A force de réfléchir et de m'informer, je crois être arrivé à découvrir la vérité. Les premières lignes sont bien de mon père, mais Fritz Kramm a dû profiter de ce qu'il y avait un blanc entre le texte et la signature pour y ajouter une phrase imitant habilement l'écriture.

      – C'est abominable !

      – Fritz Kramm a ainsi trouvé le moyen de se procurer à bon compte un esclave. J'estime à plus de dix mille dollars la somme que mes travaux ont dû lui rapporter pendant l'espace d'une année.

      – Il y a là un point obscur, fit Lorenza, réfléchissant. Comment le billet écrit par votre père a-t-il pu tomber entre les mains du marchand de tableaux ? Voilà ce qui me paraît malaisé à expliquer.

      – J'ai fini par découvrir de quelle manière. Le médecin appelé pour constater le décès de mon malheureux père n'était autre que le docteur Cornélius, le sculpteur de chair humaine. Il a dû s'emparer à tout hasard du billet que son frère a utilisé quelques jours plus tard, lorsque mon exposition lui a permis de constater que j'étais tout à fait l'homme qu'il lui fallait.

      – Vous n'avez jamais fait part de vos découvertes à Mr Fritz ?

      – Mais si. Nous avons eu à ce sujet une très violente explication, mais il m'a soutenu avec un sang-froid glacial que la lettre qu'il avait entre les mains n'était nullement un faux, et il m'a démontré avec une cruelle ironie que personne ne tiendrait compte de ma réclamation, puisque j'avais reconnu implicitement l'authenticité de l'écriture de mon père en signant la reconnaissance de cinquante mille francs.
      Enfin, il ajouta que toute tentative de ma part pour me soustraire au paiement m'exposerait à un procès et à la publication de la lettre dans les journaux français. Je compris que, même si j'obtenais gain de cause, la mémoire de mon père n'en serait pas moins déshonorée et je me soumis !...

      – Ce Kramm est décidément un grand misérable !

      – Vous ne le connaissez pas encore entièrement. Il y a quelque temps, il est revenu sur sa menace de publier la lettre et il m'a ordonné d'exécuter la copie du portrait de Lucrèce Borgia et de la substituer à l'original. Tel est le scélérat auquel nous avons affaire !

      Le beau visage de Lorenza était devenu rose d'indignation. Les ailes de ses narines étaient gonflées par la colère et ses noirs sourcils froncés donnaient à sa physionomie l'expression majestueuse d'une déesse irritée.

      – Maintenant, demanda Louis, que me conseillez-vous de faire ?

      – Il faudrait rentrer en possession de votre contrat et de la reconnaissance de cinquante mille francs. Je ne vois pas encore, malheureusement, par quel moyen y parvenir.

      – Mais pour le tableau ?

      – Contentez-vous d'apporter à Kramm la copie que vous avez faite en lui disant que c'est l'original. Croyez-vous qu'il prendra le change ?

      – J'en suis sûr. Ma copie est très bonne. De plus, je vais passer une couche de vernis que je laisserai s'écailler au soleil, et le tableau aura tout à fait l'air d'être de l'époque.
      Mais, poursuivit l'artiste avec angoisse, je ne voudrais pas non plus que Mr Buxton fût volé. Vous le voyez, la situation est inextricable !

      – Ne vous découragez pas, je vais réfléchir à tout cela. Ne portez que demain votre copie à Kramm, cela nous fait toujours gagner un peu de temps ; d'ici là, j'aurai trouvé !

      Malgré les promesses de sa charmante amie, Louis Grivard demeurait sombre et silencieux. Lorenza mit tout en œuvre pour l'égayer et le consoler.

      – Je vois, dit-elle avec son apaisant sourire, que nous ne travaillerons pas encore aujourd'hui à mon portrait.

      Et elle montrait, dans le fond de la pièce, un chevalet dissimulé sous une épaisse draperie.

      – Je vais m'y mettre, si vous le désirez, fit l'artiste sans enthousiasme.

      – Non. Aujourd'hui vous êtes mal disposé. Vous ne feriez que de la mauvaise besogne ; puis, regardez comme vous êtes peu galant, vous n'avez même pas songé à me réclamer le baiser que je vous ai promis.

      Louis ne put s'empêcher de sourire.

      – Il est toujours temps, s'écria-t-il en jetant ses bras autour de la taille de Lorenza, qui faisait la coquette et se reculait.

      Enfin, elle consentit à tendre son front. Mais, par suite d'on ne sait quel faux mouvement, ce fut sur la bouche de Lorenza que les lèvres brûlantes de Louis se posèrent, dans un long et voluptueux baiser.


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(5)  Le portrait de César Borgia par Raphaël n'a été payé que 600 000 francs.




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