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Le mystérieux docteur Cornélius - T. 2

Gustave Lerouge
© France-Spiritualités™






NEUVIÈME ÉPISODE – LE COTTAGE HANTÉ
IV – Un locataire fantastique

Grâce à sa situation exceptionnelle, Golden-Cottage n'avait pas de voisins immédiats. Il fallait faire près de dix miles pour arriver jusqu'à une ferme à pigeons qui était l'habitation la plus rapprochée.

      Les gens du pays avaient éprouvé une vraie satisfaction en apprenant que la propriété si longtemps abandonnée avait été achetée par un milliardaire de New York. Ils s'étaient dit que la contrée allait être enfin débarrassée des tramps, des Peaux-Rouges et des vagabonds de toutes sortes qui, pendant longtemps, avaient fait de Golden-Cottage leur lieu de réunion favori.

      Leur joie ne fut pas de longue durée. Après quelques semaines de séjour, le milliardaire et ses amis désertèrent Golden-Cottage d'une façon aussi soudaine qu'ils s'y étaient installés.

      Voici pourquoi :

      En compagnie d'Harry Dorgan, Fred Jorgell avait dû retourner à New York, où la distribution des dividendes de la Compagnie des paquebots Eclair rendait leur présence indispensable. Antoine Paganot et Roger Ravenel ne quittaient pas San Francisco, surveillant de près le montage des machines du yacht la Revanche.

      C'est alors que l'excentrique avait eu l'idée d'une longue excursion en auto jusqu'aux frontières mexicaines. Miss Isidora et les deux Françaises, après quelques hésitations, s'étaient décidées à l'accompagner, et naturellement Agénor, Kloum et le bossu furent invités à cette excursion qui promettait d'être très pittoresque.

      Agissant en cela d'une façon toute différente de Fred Jorgell, l'excentrique s'en était rapporté pour la construction de son yacht à une société industrielle avec laquelle il avait passé un traité stipulant la livraison à date fixe du petit navire. De cette façon, il ne se mettait en peine de rien et s'évitait les soucis et la responsabilité qu'avaient assumés l'ingénieur Dorgan et ses deux amis.

      Golden-Cottage était donc retombé dans le silence et dans l'abandon.

      Les gens du voisinage, qui ne connaissaient rien des projets de Fred Jorgell, ne manquèrent pas de dire que, si le milliardaire avait abandonné une habitation si confortable et si bien située, c'est qu'il avait été poursuivi par des apparitions, qu'il avait entendu dans la nuit des bruits étranges, et plus que jamais le luxueux cottage et le domaine qui l'environnait eurent la réputation d'être hantés par les mauvais esprits.

      Grâce à cette télégraphie bizarre dont les vagabonds et les malfaiteurs se servent pour se communiquer rapidement, à de très longues distances, les nouvelles qui peuvent les intéresser, le bruit ne tarda pas à se répandre parmi les tramps que Golden-Cottage était de nouveau sans défenseurs et, de plus, meublé avec une somptuosité qui permettrait de réaliser, sans risques, un opulent butin.

      Les tramps sont peu enclins aux superstitions ; ils ne firent que hausser les épaules en apprenant que le cottage était hanté. Cette mauvaise réputation de l'immeuble leur parut une garantie de sécurité dans leurs opérations.

      A peine si quelques jours s'étaient écoulés depuis le départ de Fred Jorgell que deux de ces chevaliers de la grand-route escaladaient les murs du jardin et, armés de fausses clefs et de pincesmonseigneur, pénétraient dans l'intérieur du cottage. Mais au moment où ils allaient enfoncer une porte, ils furent assaillis par un animal de forte taille, dont ils ne purent bien discerner l'espèce dans l'obscurité et qui les mordit cruellement aux mollets et à la joue.

      Les deux malandrins s'enfuirent à toutes jambes, abandonnant là leur outillage de cambrioleur, et ne sachant que penser.

      L'un d'eux était persuadé que l'animal qui les avait mordus n'était autre qu'un de ces pumas, carnassiers américains qui étaient autrefois très nombreux dans la région où ils ont été presque entièrement exterminés.

      Le second tramp pensait avec plus de vraisemblance que leur ennemi était tout simplement un chien de garde, ce qui prouvait que la villa n'était pas abandonnée comme ils l'avaient cru. Ce qui restait hors de discussion, c'étaient les terribles morsures que les deux vagabonds avaient reçues et dont ils devaient porter longtemps la marque.

      D'autres tramps, mis au courant, tentèrent aussi l'aventure, mais ne furent pas plus heureux ! Ils revinrent, eux aussi, sans aucune espèce de butin et après avoir reçu de dangereuses morsures.

      L'animal qui les leur avait infligées ne pouvait pas être un chien, car ils n'avaient entendu aucun aboiement ; de plus, ils s'étaient convaincus, en se renseignant à droite et à gauche, que le milliardaire n'avait laissé dans sa maison de campagne aucun gardien.

      Il y avait là quelque chose d'incompréhensible, et la légende du cottage hanté s'enrichit ainsi d'un nouvel épisode. On parla d'un animal diabolique en qui, sans doute, s'incarnait l'âme de l'ancien propriétaire assassiné.

      Cette espèce de fantôme ne voulait souffrir personne dans Golden-Cottage. Il était invulnérable. Les balles d'acier des revolvers les plus perfectionnés passaient au travers de sa carcasse sans lui faire le moindre mal. C'était lui qui avait chassé Fred Jorgell et qui chasserait de même tous ceux qui mettraient le pied dans la maison maudite.

      Des colons avaient eu l'occasion de passer de nuit sur la route qui longeait le jardin de Golden-Cottage. Ils avaient entendu des gémissements qui n'avaient rien d'humain, des bruits de pas, comme si quelqu'un montait et descendait précipitamment les escaliers.

      On en conclut que l'assassiné revenait dans sa maison pour y rechercher quelque objet qui lui faisait faute dans l'autre monde, et qu'il était condamné à découvrir pour avoir le droit de goûter le repos éternel.

      Pour les uns, cet objet était un poignard ; pour d'autres, un trésor ; pour d'autres encore, une cassette remplie de papiers mystérieux.

      Les imaginations allaient bon train. Il suffit d'un temps court pour faire de Golden-Cottage un lieu de répulsion et d'épouvante près duquel on n'aimait pas à passer et où personne n'eût osé mettre les pieds une fois le soleil couché.

      Il y avait bien une part de vérité dans ces légendes, mais l'animal qui les causait n'avait rien de fantastique. C'était un simple chien barbet à l'épaisse toison noire et frisée, de cette race intelligente, fidèle, mais féroce, dont on conte des traits d'une sagacité presque humaine.

      C'était ce même Pistolet qui avait été enlevé en aéroplane avec M. Bondonnat et qui, après avoir séjourné à l'île des pendus, en avait été emmené par Kloum et lord Burydan.

      Lorsque ces derniers, après avoir atterri heureusement près d'un village de Noirs situé à peu de distance du Mississippi, eurent été obligés de prendre la fuite, Pistolet, séparé de ses amis par une foule hurlante et pourchassé comme eux à coups de pierre et à coups de revolver, n'avait échappé à la mort qu'en se réfugiant dans un champ de cotonniers où il était demeuré jusqu'au soir, mourant de faim et de soif.

      A la nuit close, il s'était décidé à sortir de sa cachette et, avec de prudents détours, il avait retrouvé la piste de lord Burydan et de Kloum et l'avait suivie jusqu'au fleuve.

      Mais là, le pauvre animal n'avait plus su quelle direction prendre. Il s'était mis à errer à l'aventure.

      Que se passa-t-il alors dans son âme de chien ? A quel raisonnement se livra-t-il ? Toujours est-il qu'après deux jours de vaines recherches il se convainquit que ses protecteurs étaient définitivement perdus pour lui. Et courageusement il se mit en marche vers le nord.

      Son instinct lui indiquait sans doute que c'est en allant dans cette direction qu'il échapperait à la chaleur, aux moustiques et aux Noirs, trois ennemis qui ne lui donnaient pas de répit.

      Chaque fois, en effet, qu'il rencontrait des nègres, ils essayaient de le capturer, et l'on en comprendra la raison lorsqu'on saura qu'il portait, retenue à son collier par une ficelle, une bourse de cuir que M. Bondonnat y avait attachée lui-même. Ce qui faisait croire aux nègres que ce chien errant était porteur d'un trésor.

      Pistolet se vengeait à sa façon des persécutions de ses ennemis les Noirs. Il ne se passait guère de nuit qu'il ne leur enlevât un poulet, un lapin ou quelque autre animal du même genre. Une fois, il étrangla un cochon de lait dont il alla se repaître dans un champ de maïs et, chaudement poursuivi par le propriétaire de la bête, il eut l'oreille emportée par une balle de carabine.

      L'île des pendus se trouve sous une latitude très froide ; aussi, Pistolet qu'incommodait encore son épaisse toison faillit-il succomber à la chaleur. L'ardent soleil des tropiques le laissait sans force et sans courage, dévoré d'une soif inextinguible ; mais au bout de peu de jours, Pistolet trouva un remède à ses désagréments.

      – Puisqu'il fait trop chaud dans la journée, se dit-il sans doute, je dormirai le jour et je ne marcherai que la nuit.

      Et il le fit comme il l'avait résolu.

      Le savant météorologiste Prosper Bondonnat n'eût pas raisonné avec plus de logique.

      Quant aux moustiques, Pistolet trouva le moyen de déjouer leurs attaques. Il se roula dans la boue du fleuve qui, en séchant et en s'emmêlant à ses poils, le dota d'une cuirasse à l'épreuve des aiguillons les plus acérés.

      Mais, par exemple, il était hideux. L'oreille coupée, l'air farouche, et montrant les dents à tout ce qui l'approchait, il eût ressemblé à une bête féroce sans la bourse de cuir qui pendillait toujours à son collier.

      Au bout de peu de temps, l'intelligent animal s'était fait à cette existence vagabonde.

      Nous avons dit que son instinct le faisait tourner le dos aux contrées chaudes et se diriger vers le nord, mais il fut arrêté par un obstacle infranchissable. Il avait laissé à sa droite le Mississippi, et il se trouva bientôt en face d'un de ses affluents les plus importants, le Republican, une rivière à peu près trois fois large comme la Seine. Pistolet eût peut-être réussi à traverser cette étendue d'eau immense pour lui, mais il s'aperçut bien vite que la rivière était peuplée de caïmans.

      Un jour qu'il se désaltérait tranquillement, il faillit être dévoré par un de ces sauriens dont il entendit claquer la mâchoire presque à deux doigts de ses oreilles.

      Cette aventure fit faire à Pistolet de profondes réflexions. Dès lors, quand il avait soif, il prenait les plus grandes précautions et c'est tout juste s'il ne buvait pas en courant, comme ces chiens du Nil dont parle Hérodote au chapitre des crocodiles, dans sa description de l'Egypte.

      Limité à l'est par le Mississippi, au nord par le Republican et fuyant les chaleurs du sud, Pistolet fut donc forcé de prendre la direction de l'ouest. Il longea pendant plusieurs semaines les rives des cours d'eau qui descendent des montagnes Rocheuses pour aller se perdre dans le sein du Père des eaux (2).

      Disons-le, cet itinéraire ne déplaisait pas trop à l'élève d'Oscar Tournesol. A mesure, en effet, qu'il remontait vers les hauteurs d'où jaillissent les sources des fleuves, il trouvait une atmosphère plus fraîche, mieux appropriée à ses poumons de barbet français, dont les ancêtres en une longue suite de générations n'avaient connu qu'un climat absolument tempéré.

      Il trouvait encore un autre motif de satisfaction dans la disparition absolue de ses ennemis les nègres. En effet, les pentes des montagnes Rocheuses, en cette partie de l'Amérique, ont été surtout colonisées par des Blancs et des métis espagnols. Les fermes, très éloignées l'une de l'autre, sont à une grande distance des chemins de fer et des villes. Pistolet voyageait donc maintenant presque en touriste.

      D'ailleurs, il trouvait une pâture abondante en s'emparant subrepticement de quelque agneau sans défiance, car le pays qu'il traversait était un pays de pâturages, et il n'était pas de jour qu'il ne rencontrât d'immenses troupeaux qui paissaient sans gardien l'herbe fine qui tapisse les vallons. Pistolet était devenu décidément un chien quelque peu apache : il ne vivait plus que de meurtres et de rapines.

      Cependant il allait toujours droit devant lui, car d'instinct autant que de raisonnement, il savait que vers le sud toute issue lui était fermée. En outre, il avait sans doute conscience qu'il n'eût pas été prudent pour lui de revenir sur le théâtre des meurtres dont il avait sillonné son passage.

      Mais bientôt le paysage se modifia : plus de fermes, plus de troupeaux, plus de routes tracées, l'eau même se faisait rare.

      Pistolet se trouvait maintenant en pleine montagne. Des landes sauvages, des ravins, des précipices et des rocs abrupts l'entouraient. Quelquefois le chemin lui était barré par de gigantesques massifs de granit ou par d'impétueux torrents qu'il était obligé de contourner. Et, dans ces solitudes désolées, il lui arriva plus d'une fois de souffrir de la faim.

      Mais, sous l'aiguillon de la nécessité, ses instincts chasseurs s'étaient réveillés ; son cerveau retrouva le souvenir confus des ruses ancestrales, employées à la poursuite du gibier aux époques primitives. Il réapprit à forcer le lièvre au gîte, à arrêter les perdrix de roche, à saisir dans leurs nids les oiseaux aquatiques des marécages.

      De la même façon qu'il avait vécu de pillage, il vécut de chasse. C'est ainsi qu'au Moyen Âge, faute de mécréants et d'hérétiques à pourfendre, les nobles chevaliers se contentaient, pendant les loisirs de la paix, de courir le cerf et de forcer le sanglier.

      C'est pendant une de ces chasses que, sans même s'en apercevoir, Pistolet franchit un des défilés situés sur l'un des sommets les plus élevés de la chaîne.

      Sur les hauts plateaux des montagnes Rocheuses, le pauvre animal avait eu très froid ; ce fut donc avec une véritable satisfaction qu'il redescendit vers les contrées plus riantes qui s'étendent sur le versant occidental.

      La même logique ou, si l'on veut, la même nécessité qui l'avait poussé à remonter vers les sources des affluents du Mississippi, lui fit côtoyer la berge des rivières qui aboutissent au rio Colorado, puis enfin, au Colorado lui-même.

      Il eût peut-être suivi ce fleuve jusqu'à l'endroit où il vient se jeter dans le golfe de Californie, si la présence de ses anciens ennemis les crocodiles et l'augmentation de la chaleur ne l'avaient fait brusquement remonter vers le nord. C'est de cette façon qu'il fut amené à franchir la chaîne de la sierra Nevada, encore plus sauvage et plus glaciale que les montagnes Rocheuses.

      Mais sitôt qu'il eut redescendu dans la vallée, Pistolet se retrouva en plein pays civilisé. Les villes et les villages se touchaient presque. Les routes et les lignes de chemin de fer abondaient. Le gibier avait considérablement diminué : force fut donc à notre héros de reprendre son existence de rapines et de dormir le jour pour marcher la nuit, en profitant des routes assez bien tracées qui sillonnent l'Etat de Californie et convergent toutes vers sa capitale, San Francisco.

      C'est ainsi que, sans s'en douter, Pistolet se rapprochait de jour en jour de ses amis, obéissant à cette fatalité de la force des choses qui s'exerce aussi bien sur les êtres les plus humbles que sur les intelligences les plus altières.

      Une nuit que Pistolet trottinait allègrement sur la route poudreuse en aboyant de temps en temps sourdement vers la lune resplendissante, il tomba tout à coup en arrêt, en poussant un grognement de stupeur et de plaisir qui attestait la profonde émotion qu'il venait de ressentir.

      Il était resté immobile, les narines frémissantes, les yeux mi-clos, agité d'une inquiétude solennelle.

      C'est que, dans les imperceptibles corpuscules qu'apportait la brise à ses papilles olfactives, il venait de reconnaître des émanations connues. Tous ceux auxquels le pauvre animal s'était attaché, et qui avaient été bons pour lui, avaient passé dans cet endroit depuis peu de temps et, dans son raisonnement de chien, il dénombrait lord Burydan, Kloum, le petit bossu, Andrée, Frédérique, Roger Ravenel et Antoine Paganot.

      Il poussa vers le ciel un aboiement de triomphe, puis il se mit à tourner en rond, à bondir et à gambader en signe de satisfaction, la queue frétillante et son unique oreille toute droite.

      Ce moment d'exaltation ne dura guère. En chien pratique, il avait réfléchi qu'il fallait au plus vite retrouver ses amis et, le nez dans la poussière, il suivait patiemment leurs traces. Entre toutes il discernait mieux celles de lord Burydan et de Kloum. Elles le conduisirent jusqu'à un petit bois où le lord excentrique et son serviteur avaient chassé peu de jours auparavant. Le bois était bordé par une haie de cactus épineux que Pistolet franchit non sans quelques égratignures, et il se trouva dans un magnifique jardin qui n'était autre que celui de Golden-Cottage.

      Toute cette nuit-là, Pistolet l'employa, mieux que n'eût pu le faire un détective de profession, à démêler et à suivre les pistes qu'il avait découvertes. Malheureusement, tous les habitants de la villa y étaient venus et en étaient repartis en automobile, et il arrivait fatalement un instant où la piste était coupée net et où Pistolet, grondant de désappointement et de fureur, était obligé de revenir sur ses pas.

      Au petit jour, le fidèle animal était harassé de fatigue. Il avait tourné en cercle, toute la nuit, comme dans un invisible labyrinthe. Il alla dormir dans une des grottes de rocailles qui ornaient le jardin, et à la nuit suivante il reprit, sans plus de succès que la veille, ses investigations.

      La troisième nuit, la faim força Pistolet à gagner un village voisin où faute de mieux il se contenta de quelques os glanés dans les tas d'ordures ; mais après ce repas improvisé, il se hâta de revenir à Golden-Cottage où, désormais, il se trouvait prisonnier comme ces chevaliers de la légende qui ne pouvaient sortir d'un cercle enchanté. Toute la nuit il tournait à travers les jardins comme une âme en peine, revenant sans cesse sur ses pas, se condamnant ainsi lui-même à un supplice qu'un Dante de race canine eût certainement placé dans l'enfer cynégétique.

      Mais, jusqu'alors, Pistolet n'avait pu pénétrer dans l'intérieur de Golden-Cottage, et bien des fois il avait gratté aux portes pendant des heures en parlant plaintivement. Les tramps cambrioleurs qu'il mit en fuite une première fois après les avoir mordus, lui donnèrent le moyen de pénétrer dans l'habitation par la porte qu'ils avaient fracturée.

      Pistolet parcourut toutes les pièces du cottage, avec aussi peu de résultat, on le devine, qu'il en avait exploré les jardins. Décontenancé, mais non découragé, il installa son quartier général dans une sorte de mansarde où il trouva une gerbe de paille de maïs et, dès lors, son existence s'organisa régulièrement.

      Après une sieste qui durait toute la journée, il se mettait en chasse au coucher du soleil, et sitôt qu'il avait trouvé une pâture quelconque, il revenait se livrer à ses inutiles et patientes perquisitions.

      Devenu presque sauvage, Pistolet faisait comme on l'a vu une guerre acharnée aux maraudeurs dont il reconnaissait de loin l'odeur suspecte déjà flairée à l'île des pendus. Il se couchait à terre sitôt qu'on faisait le geste de le mettre en joue, aussi ne fut-il jamais blessé, ce qui accrédita la légende de son invulnérabilité.

      Pistolet en était à la troisième semaine de son séjour à Golden-Cottage, lorsqu'il se produisit un fait qui amena une certaine modification dans ses habitudes et dans son genre de vie.

      Un jour, dans le passage d'une haie épineuse, la ficelle qui attachait à son collier la bourse de cuir qui avait tant excité la curiosité des Noirs se rompit. Le sac tomba à terre. Et Pistolet, qui avait sans doute compris que cet objet avait une certaine importance, le saisit entre ses dents et le rapporta jusqu'à sa niche. Là il se mit à jouer avec, le lançant en l'air et le rattrapant comme eût pu le faire un footballeur de profession.

      Cet exercice violent eut pour résultat de relâcher la ficelle serrée autour du col du sac de cuir. Celui-ci s'ouvrit enfin, et les vingt-quatre lettres de l'alphabet découpées dans des planchettes par M. Bondonnat à l'île des pendus s'en échappèrent avec bruit et s'éparpillèrent sur le plancher.

      Pistolet était demeuré immobile. Tout un travail se faisait dans sa cervelle. Il se rappelait les patientes leçons que lui avaient données d'abord Oscar Tournesol, puis M. Bondonnat luimême.

      Tout à coup, obéissant à la secrète impulsion de l'habitude, il se mit à former des mots, qu'il effaçait ensuite avec sa patte pour en former d'autres, tout en aboyant joyeusement.


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(2)  Le Père des Eaux, le Meschacébé, c'est ainsi que les Indiens Peaux-Rouges désignaient le Mississippi avant l'arrivée des Européens.




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