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Le mystérieux docteur Cornélius - T. 2

Gustave Lerouge
© France-Spiritualités™






NEUVIÈME ÉPISODE – LE COTTAGE HANTÉ
V – Le guet-apens

Malgré le zèle d'Harry Dorgan et des deux Français qui l'assistaient, les travaux de construction et d'aménagement de la Revanche avaient d'abord marché avec une extrême lenteur.

      En dépit de l'or jeté à pleines mains par Fred Jorgell, rien ne marchait au gré de l'ingénieur. Il n'était pas de jour où il ne se produisît quelque contretemps ou quelque accident. Tantôt c'étaient des pas de vis qui n'étaient pas de calibre et qu'il fallait changer, tantôt des pièces d'acier qui présentaient une paille ou une défectuosité quelconque.

      – Je ne me dissimule pas, disait Harry Dorgan, que ces contretemps doivent venir de la Main Rouge. Malgré toutes les précautions que nous avons prises, les bandits ont dû deviner le but de notre entreprise et ils cherchent par tous les moyens possibles à nous causer des retards.

      Maintes fois avant le départ de lord Burydan pour son excursion, l'ingénieur avait eu à répondre aux boutades et aux plaisanteries de l'excentrique.

      – Vous voyez, lui disait-il, que c'est moi qui ai choisi la bonne méthode ! Mon yacht l'Ariel, dont j'ai confié la construction à l'industrie privée sans souffler mot à personne de mes intentions, a été mis en chantier bien longtemps après le vôtre et cependant il est tout aussi avancé et il sera terminé en même temps.

      – Parbleu, répliquai Harry Dorgan, il y a à cela une raison excellente, c'est que l'Ariel est d'un tonnage moitié moins fort que la Revanche, qui ne jauge pas moins de deux mille tonneaux.

      – La Revanche sera notre cuirassé de premier rang, notre dreadnought, et l'Ariel nous tiendra lieu de croiseur. Ce n'est pas trop de deux unités aussi puissantes pour faire le siège de l'île des pendus qui, j'ai pu m'en rendre compte par moi-même, est admirablement fortifiée.

      – Mr Fred Jorgell, reprit l'ingénieur, avait l'intention de demander qu'on mît à sa disposition un cuirassé de la marine américaine, mais les directeurs du ministère se sont jusqu'ici refusés à lui donner satisfaction. Ils sont persuadés que l'île des pendus n'existe pas ou n'a pas l'importance qu'on veut lui attribuer.

      – Je ne serais pas surpris que la Main Rouge ne possédât quelques affidés parmi les hauts fonctionnaires de la marine comme elle en possède dans toutes les grandes administrations.

      – Pour moi, ça ne fait pas l'ombre d'un doute !

      – Eh bien, tant pis ! Nous nous passerons des cuirassés de l'Etat, voilà tout. Si tout le monde montrait la même initiative dont nous faisons preuve, il y a longtemps que les bandits de la Main Rouge auraient été exterminés.

      C'était toujours à peu près sur cette conclusion que se terminaient les conversations entre lord Burydan et l'ingénieur Harry.

      Cependant, grâce à l'énergie de ce dernier, qui expulsait des chantiers pour la moindre peccadille les ouvriers soupçonnés de sabotage et stimulait par de fortes primes le zèle des ouvriers sérieux, les travaux avançaient maintenant avec une grande rapidité. Harry Dorgan, qui avait cru d'abord que le yacht ne serait terminé qu'en janvier, constata avec satisfaction que la Revanche serait prête à prendre la mer dès la fin de décembre.

      Il écrivit immédiatement à lord Burydan pour lui apprendre cette bonne nouvelle, et l'excentrique, qui excursionnait alors sur les frontières de l'Arizona et du Mexique, s'empressa d'abréger la durée de son voyage et se hâta de reprendre le chemin de New York où il avait différentes affaires à régler.

      Andrée et Frédérique, que pilotait miss Isidora dans les magasins, employèrent huit jours entiers à toutes les emplettes nécessaires à la longue croisière qu'elles allaient entreprendre, car, dès le début, Mlle de Maubreuil, aussi bien que son amie, avaient affirmé avec insistance qu'elles ne se sépareraient pas de leurs fiancés et qu'elles contribueraient pour leur part à la délivrance de M. Bondonnat, quelque danger qu'elles dussent courir.

      A New York, elles retrouvèrent Fred Jorgell en ce moment accablé de besogne à cause de l'extension qu'il venait d'imprimer à la Compagnie des paquebots Eclair qui, maintenant, ne possédait pas moins de cinquante grands navires sur l'Atlantique.

      Le départ de l'expédition avait été fixé à la seconde quinzaine de janvier. Il fut convenu que les deux Françaises ainsi que lord Burydan et ses amis se reposeraient une quinzaine de jours à Golden-Cottage afin d'être mieux en état de supporter les fatigues d'un long voyage. Miss Isidora, Frédérique, Andrée, ainsi que lord Burydan, Oscar, Kloum et Agénor devaient voyager dans le wagon-salon qui était la propriété personnelle de Fred Jorgell et qui, à cause des fréquents voyages du milliardaire, faisait pour ainsi dire perpétuellement la navette entre New York et San Francisco. Fred Jorgell, dont les affaires étaient presque terminées, devait les rejoindre le surlendemain.

      Mais, la veille du départ des jeunes filles, Mlle de Maubreuil reçut une convocation du consulat français où elle était mandée pour la législation de certains papiers de famille.

      En effet, à la suite de la disparition de M. Bondonnat, son tuteur légal, elle avait demandé à être émancipée et à s'occuper ellemême de la gérance de sa fortune, ce qui lui avait été accordé sans difficulté.

      Andrée montra la convocation qu'elle venait de recevoir à miss Isidora et à Frédérique.

      – Nous serons obligées de t'attendre un jour ou deux, dit celle-ci.

      – Pourquoi m'attendre ? répliqua Mlle de Maubreuil. Il y a un moyen bien plus simple d'arranger les choses.

      – Et comment ?

      – Partez aujourd'hui comme cela est convenu, et moi je ferai route avec Mr Fred Jorgell une fois mes affaires réglées.

      – C'est cela, approuva miss Isidora. De cette façon, nous ne ferons pas attendre nos fiancés qui sont prévenus.

      Les choses étant ainsi arrangées, Andrée de Maubreuil prit congé de ses amies qu'elle accompagna jusqu'à la gare du Central Pacific Railroad. Elle devait les rejoindre à Golden-Cottage sitôt qu'elle aurait achevé de remplir les formalités indispensables au consulat. Mais Fred Jorgell se trouva retenu plus longtemps qu'il ne l'avait pensé par le règlement de ses affaires. Il conseilla à la jeune fille de l'attendre, à moins qu'elle ne préférât partir seule.

      Ce fut à ce dernier parti qu'elle s'arrêta. Mlle de Maubreuil s'était déjà accoutumée quelque peu aux mœurs américaines, et l'on sait qu'aux Etats-Unis les jeunes filles, et quelquefois même les enfants, accomplissent de longs voyages sans être accompagnées de personne, défendues par le seul respect dont la femme est universellement entourée en Amérique.

      Le milliardaire voulut installer lui-même la jeune fille dans un pullman-car (3) retenu à l'avance pour elle et pour mistress Mac Barlott, la gouvernante écossaise de miss Isidora, qui devait servir de chaperon à Andrée et lui tenir compagnie pendant ce long voyage. Les deux femmes devaient descendre à la station de Juwilly, située à une heure de distance de San Francisco et qui était la gare la plus rapprochée de Golden-Cottage.

      Cependant, une fois arrivées à San Francisco, miss Isidora et Frédérique ne se hâtèrent pas de regagner la villa. Sur les instances d'Harry Dorgan et de Roger Ravenel, auxquels se joignit lord Burydan, les deux jeunes filles décidèrent de séjourner pendant une huitaine au Palace-Hotel, pour visiter en détail la ville et ses environs où les sites pittoresques abondent.

      Andrée de Maubreuil fut prévenue de cette décision par une dépêche de l'ingénieur Paganot qui l'avertissait de ne pas descendre à Juwilly comme il avait été primitivement convenu, mais bien à San Francisco même, où ses amis viendraient au-devant d'elle à la gare.

      Malheureusement, cette dépêche n'arriva pas à sa destination. Les agents de la Main Rouge, toujours aux aguets, l'avaient interceptée et l'avaient transmise à Baruch qui, sous l'aspect et sous les traits de Joë Dorgan, était l'un des lords directeurs de la redoutable association.

      Le train par lequel l'ingénieur Paganot attendait Mlle de Maubreuil arrivait à San Francisco à onze heures vingt-cinq du soir. Miss Isidora et Frédérique avaient accompagné le jeune homme pour assister à l'arrivée de leur amie, mais la cohue des voyageurs franchit les guichets et se perdit dans le vaste hall de la gare sans que Mlle de Maubreuil eût paru.

      D'abord étonnés de ne pas trouver Andrée, les trois jeunes gens ne tardèrent pas à concevoir de son absence les plus graves inquiétudes.

      – Comment se fait-il qu'elle ne soit pas venue ? murmura l'ingénieur. Sa dernière lettre m'annonce que toutes ses affaires sont terminées au consulat et me recommande d'être exact à son arrivée.

      – Elle a dû recevoir notre dépêche, dit miss Isidora.

      – D'ailleurs, ajouta Frédérique, si pour une raison ou pour une autre elle avait manqué le train, elle nous aurait prévenus télégraphiquement.

      – Pourvu, murmura Paganot qui osait à peine aller jusqu'au bout de sa pensée, que la Main Rouge...

      – Ne dites pas cela, s'écria Frédérique avec épouvante, je ne veux pas soupçonner un seul instant que ma pauvre Andrée soit tombée entre les mains de ces bandits.

      – Renseignons-nous, dit l'ingénieur en s'efforçant de dominer l'inquiétude qui l'envahissait.

      – Oui, approuva miss Isidora, adressons-nous au chef de train ; peut-être pourra-t-il nous donner quelque utile information.

      Comme tous les fonctionnaires de ce genre sur les lignes de chemin de fer américaines, le chef de train était un mulâtre – un coloured man – que le nom de Fred Jorgell, appuyé d'un royal pourboire, rendit tout de suite obséquieux et docile.

      Quand on lui demanda s'il n'avait pas remarqué que dans un pullman-car une jeune fille vêtue de noir, aux yeux bleus et aux cheveux d'un blond cendré, accompagnée d'une dame d'une quarantaine d'années aux traits un peu virils et au large chapeau décoré de pivoines, il se rappela parfaitement que deux personnes répondant à ce signalement étaient montées à New York.

      – Je les ai d'autant mieux remarquées, fit-il, qu'en cours de route j'ai eu l'occasion de leur rendre quelques petits services dont elles m'ont récompensé par de généreux pourboires...

      – Et où sont-elles descendues ? demanda anxieusement l'ingénieur.

      – Un peu avant d'arriver à San Francisco, à une petite station qui se nomme Juwilly.

      – Plus de doute possible, s'écria Frédérique, Andrée n'a pas reçu le télégramme. Elle nous croit toujours à Golden-Cottage où elle n'a dû trouver personne !

      – Il ne s'agit peut-être que d'un accident tout naturel, dit miss Isidora, moins rassurée au fond qu'elle ne voulait le paraître. Il arrive tous les jours qu'un télégramme s'égare !

      – Non, fit l'ingénieur en secouant la tête, je crains bien qu'il n'y ait là-dessous quelque chose de plus grave !

      – En tout cas, déclara Frédérique, même s'il ne s'agit que d'un simple malentendu, il faut partir pour Golden-Cottage !

      – Et cela sans perdre un instant ! s'écria miss Isidora. En ne voyant personne à la gare de Juwilly pour l'attendre, notre amie a dû se trouver dans un grand embarras.

      – Peut-être, dit Frédérique, s'est-elle réfugiée dans quelque hôtel jusqu'au passage du train suivant ?

      – C'est que ce train est le dernier ?

      Mortellement inquiets, tous trois remontèrent en auto et se firent conduire au Palace-Hotel pour prévenir lord Burydan et Roger Ravenel, qui, sans hésiter, déclarèrent qu'ils voulaient aller, eux aussi, à Juwilly. Oscar insista pour se joindre à eux et tout le monde s'entassa tant bien que mal dans l'auto, qui partit en troisième vitesse dans la direction de la petite station de banlieue.

      En y arrivant, ils trouvèrent la gare déserte et les employés partis. Seul le chef de la station n'était pas encore couché. On accabla de questions ce fonctionnaire, et il se rappela parfaitement, lui aussi, que deux voyageuses, dont le signalement correspondait à celui d'Andrée de Maubreuil et de mistress Mac Barlott, étaient descendues du rapide de New York.

      – Elles paraissaient de très bonne humeur, dit-il, et elles sont montées dans une luxueuse automobile qui stationnait devant la gare et dont le conducteur semblait les attendre.

      – Mon Dieu ! s'écria Paganot avec angoisse, cette auto ne peut appartenir qu'à la Main Rouge ! Andrée est perdue !

      Tous se regardèrent consternés, ayant le pressentiment de quelque catastrophe. Ils savaient parfaitement que la villa était déserte, qu'il n'y restait plus aucune auto et qu'aucun chauffeur ne pouvait avoir reçu l'ordre d'aller au-devant de la jeune fille. Ce qui mettait le comble à leur perplexité, c'était d'apprendre qu'Andrée fût montée sans hésitation dans cette voiture inconnue.

      – Cela n'est que trop évident, murmura l'excentrique, Mlle de Maubreuil a été victime d'un guet-apens !

      – Courons vite à Golden-Cottage, s'écria miss Isidora !

      – Qui sait si nous y trouverons Andrée ! murmura Frédérique avec angoisse.

      – Je tremble que nous n'arrivions trop tard, ajouta Paganot d'une voix à peine perceptible.

      On remonta dans l'automobile qui, pilotée par lord Burydan, se lança à une allure folle sur la route qui aboutissait à Golden-Cottage.

      Les renseignements fournis par le mulâtre et par le chef de gare étaient parfaitement exacts.

      Andrée de Maubreuil et mistress Mac Barlott, descendues à la gare de Juwilly, avaient aperçu la grande auto verte de Fred Jorgell, qui faisait ordinairement le trajet de la gare au cottage. Le chauffeur leur en ouvrit obséquieusement la portière et elles y montèrent sans faire la moindre observation.

      – Je suis un peu surprise, dit Andrée, que Frédérique ou M. Paganot ne soient pas venus au-devant de moi.

      – Cela n'a rien d'étonnant, répondit mistress Mac Barlott, au moment même où l'auto accélérant sa vitesse laissait derrière elle les lumières du village qui entourait la station. Mlle Frédérique et miss Isidora ont pu être retenues au cottage par l'arrivée de quelques visiteurs. Quant à M. Paganot, vous savez qu'il est presque toujours à San Francisco.

      – Cela m'étonne pourtant qu'il ne soit pas venu, murmura Andrée...

      Le voyage se continua silencieusement, Golden-Cottage n'était pas très éloigné de la gare. Au bout d'un quart d'heure on apercevait les lumières de l'habitation, et bientôt l'auto franchissait la grande grille de fer forgé, qu'intentionnellement sans doute on avait laissée ouverte, et venait stopper en face du perron.

      Le chauffeur ouvrit la portière, les deux femmes descendirent et gravirent les marches du perron, pendant que l'auto, après un virage savant, se dirigeait lentement vers la grille, qui se referma aussitôt qu'elle fut sortie.

      Il y avait à Golden-Cottage un garage spacieux. En toute autre circonstance les deux femmes eussent peut-être été surprises de voir partir de nouveau en pleine nuit la voiture qui les avait amenées, mais elles ne prêtèrent aucune attention à ce détail qui aurait dû leur sembler suspect. Avant tout elles avaient hâte de revoir leurs amis.

      L'Ecossaise, qui marchait à quelques pas en avant d'Andrée, ouvrit la porte du vestibule. A sa grande surprise, il n'était pas éclairé ; mais elle y avait à peine pénétré que quelque chose de glacial comme eût pu l'être une poignée de neige se posa sur son visage, en même temps que deux bras robustes l'empoignaient.

      Elle tomba inanimée entre les bras de l'agresseur qui l'avait épiée dans l'ombre et qui venait d'appliquer sur son visage un masque rempli de chloronal, ce terrible chloroforme sans odeur inventé par le docteur Cornélius.

      L'homme jeta ce corps inerte et pareil à un cadavre sous une draperie de velours qui le dissimulait entièrement et s'avança au-devant de Mlle de Maubreuil.

      Toute cette scène s'était passée si rapidement, mistress Mac Barlott avait été en quelque sorte escamotée avec tant de prestesse, que c'est à peine si la jeune fille, qui avait monté les marches, avait eu le temps d'atteindre le vestibule. Elle fut, elle aussi, très étonnée de se trouver tout à coup en pleines ténèbres.

      – Mistress Mac Barlott ! cria-t-elle, où êtesvous donc ? Comment se fait-il qu'il n'y ait pas de lumière. Pourquoi Frédérique n'est-elle pas là ?

      Nerveusement, Andrée avait ouvert une des portes, qui se trouvait devant elle et qui donnait sur un salon.

      La pièce était vide. Mais à la clarté des lampes électriques, qui l'inondaient d'une lumière crue, Andrée aperçut en face d'elle un homme de robuste stature dont le visage était recouvert d'un étrange masque de caoutchouc mince.

      La jeune fille jeta un cri terrible et se recula précipitamment ; mais l'homme l'avait saisie par les poignets.

      – Mademoiselle, dit-il rudement et d'une voix dont le timbre la fit frissonner, d'une voix qu'il lui sembla avoir entendue déjà, mistress Mac Barlott ne viendra pas ni votre amie Frédérique non plus... Nous sommes seuls dans cette maison.

      – Au secours ! s'écria Andrée, qui, après avoir failli s'évanouir de peur, puisait de l'énergie dans l'excès même de sa terreur.

      – Inutile de crier, fit l'homme, qui continuait à la maintenir d'une étreinte inflexible ; on ne vous entendra pas ! Je vous dis qu'il n'y a personne ! Il faudra bien que vous m'écoutiez !

      – Non, jamais ! Au secours ! Au secours !

      Andrée réfléchit tout à coup qu'elle se trouvait en présence d'un bandit. Comme précisément elle avait touché à New York quelques jours auparavant une somme importante, elle pensa qu'elle avait peut-être à sa disposition le moyen de se débarrasser de l'audacieux malfaiteur.

      – Voulez-vous de l'argent, bégaya-t-elle d'une voix étranglée, j'ai là dans un portefeuille dix mille dollars en bank-notes ; prenez-les, mais, je vous en supplie, laissez-moi !

      – Je n'ai pas besoin de vos dollars ! répliqua l'homme en arrêtant longuement sur elle son regard dur, impérieux et fascinateur. Ce que je veux, c'est que vous m'écoutiez ! Je ne suis pas ce que j'ai l'air d'être ! Je vous aime follement. Il faut que vous veniez avec moi, et, de gré ou de force, vous y viendrez, car vous êtes en mon pouvoir !

      – Jamais ! Plutôt mourir !...

      La jeune fille lança vers la campagne déserte un cri d'appel déchirant. Et, cette fois, il lui sembla qu'un cri lointain avait répondu à sa voix.

      – Epargnez-vous donc ces cris inutiles ! s'écria le bandit avec impatience, personne ne viendra ! Personne ne peut venir à votre secours ! Il faut que vous me suiviez ! C'est le seul moyen d'échapper à un danger terrible qui menace tous vos amis !...

      Il essayait d'entraîner la jeune fille du côté de la porte, mais elle se débattait avec une énergie désespérée. Et, en face de cette résistance inattendue, l'homme masqué perdait tout sangfroid, bégayait des phrases sans suite, tout en bousculant brutalement sa victime qui continuait à appeler au secours de toutes ses forces.

      – J'aurais dû vous enlever d'abord, grommela-t-il, je vous aurais expliqué mes projets après !... Je vous en prie, écoutez-moi donc !

      Folle de terreur, Mlle de Maubreuil ne prêtait aucune attention à ses paroles. Elle continuait à appeler à l'aide, d'une voix aiguë et plaintive qui résonnait étrangement dans le silence de la campagne endormie.

      Mais cette fois, elle en était sûre, elle avait distinctement entendu une voix qui répondait à la sienne. Il lui semblait qu'on avait crié « courage ! » ou « tenez bon ! ». Elle n'eût pu préciser, mais certainement, on allait venir à son secours. Ranimée par cet espoir, elle se débattait plus furieusement sous les étreintes du bandit.

      – Tais-toi ! s'écria-t-il avec rage. Te tairas-tu !

      Et lâchant un des poignets de la jeune fille, il lui appuya sa large paume sur la bouche, lui broyant les lèvres, la réduisant ainsi, meurtrie et pantelante, au silence.

      – Tu vas venir, maintenant ! rugit-il.

      Il la traîna violemment jusqu'à l'entrée du vestibule. Mais là un grondement sourd le fit reculer.

      Avant qu'il eût eu le temps de se mettre en défense, une sorte de bête fauve s'élançait au fond des ténèbres, et, le mordant à la main, le forçait à lâcher Mlle de Maubreuil. Puis, revenant à la charge, elle sautait à la gorge du bandit et lui enfonçait ses crocs en pleine chair.

      Andrée, obéissant à une impulsion instinctive, avait pris la fuite, mais après avoir fait quelques pas, elle s'arrêta.

      Dans le hideux animal cuirassé de boue, amputé d'une oreille, qui venait si étrangement de prendre sa défense, elle avait cru reconnaître le chien emmené en même temps que M. Bondonnat par les bandits.

      Un coup d'œil jeté sur le collier de cuivre alors vivement éclairé par la lumière électrique ne lui laissa plus de doute.

      – Pistolet ! s'écria-t-elle.

      Le chien répondit par un aboiement joyeux, ce qui laissa une seconde de répit à son adversaire.

      Mais en entendant ce nom de Pistolet, le bandit masqué avait paru frappé d'une stupeur et d'une épouvante indicibles.

      D'un effort désespéré, il s'arracha aux crocs de son ennemi, bondit vers la porte et se perdit dans les ténèbres.

      Pistolet aboyait furieusement et se lançait déjà à la poursuite du coquin, mais Andrée de Maubreuil le rappela :

      – Ici, Pistolet, balbutia-t-elle d'une voix défaillante, ne me quitte pas, mon bon chien, reste là pour me défendre !...

      Le fidèle animal obéit, et vint lécher doucement les mains de sa maîtresse.

      Epuisée par la lutte qu'elle venait de soutenir, Andrée eut encore la force de se traîner en chancelant jusqu'à la porte du vestibule, dont elle poussa les lourds verrous : ainsi elle se trouvait à l'abri d'un retour offensif de son agresseur.

      A ce moment, les sons stridents d'une trompe d'automobile se firent entendre, la grille d'entrée grinça sur ses gonds, et bientôt Andrée de Maubreuil voyait avec un immense bonheur ses amis descendre de la voiture qui les avait amenés. La joie lui rendit des forces. Elle rouvrit la porte du vestibule qu'elle venait de fermer et se jeta dans les bras de Frédérique accourue la première.

      Mais cette succession d'émotions violentes était au-dessus des forces de la jeune fille. Elle perdit connaissance entre les bras de son amie ; elle fût tombée si Frédérique ne l'avait soutenue en la prenant par la taille pour la déposer doucement sur un sofa.

      L'ingénieur Paganot lui fit immédiatement respirer un flacon de lavander-salt dont il avait eu soin de se pourvoir.

      Andrée ouvrit les yeux, et son visage pâli s'éclaira d'un faible sourire. Tous attendaient avec impatience qu'elle fût suffisamment remise pour leur donner des explications.

      Mais déjà Pistolet et le petit bossu renouaient connaissance, et c'était, de part et d'autre, un concert d'aboiements joyeux et d'exclamations attendries.

      – Ce pauvre Pistolet ! Comme il est sale ! Il n'a plus qu'une oreille ! C'est certainement lui qui vient de sauver la vie à Mlle Andrée !

      Le brave chien fut tour à tour choyé, caressé et félicité par toutes les personnes présentes.

      C'est au milieu de ces scènes émotionnantes que lord Burydan crut entendre un profond soupir derrière une des luxueuses draperies de velours de Venise. Il alla voir d'où partait ce bruit et il ne fut pas peu étonné en trouvant à terre le corps inanimé de mistress Mac Barlott, que, dans le désarroi de tous ces événements, on avait complément oubliée.

      L'ingénieur Paganot était là, heureusement. Il n'eut pas de peine à reconnaître que l'Ecossaise avait été victime du même mode d'empoisonnement dont avaient failli périr Andrée et Frédérique au Preston-Hotel, par les manœuvres des chevaliers du chloroforme.

      Grâce à la pharmacie du cottage qui était parfaitement garnie, il put appliquer à l'infortunée gouvernante une énergique médication ; au bout de deux heures de soins, l'Ecossaise ne se ressentait presque plus des stupéfiants effets du chloronal.

      Andrée de Maubreuil avait été heureusement beaucoup moins longue à reprendre ses esprits ; de la lutte qu'elle avait soutenue contre le bandit masqué, il ne restait plus d'autres traces que des cernures bleuâtres aux poignets et une large déchirure à la manche de son corsage.

      Elle raconta avec détails la façon dont elle avait été victime du guet-apens et comment, grâce à Pistolet, elle avait pu miraculeusement en sortir saine et sauve.

      Lord Burydan, qui avait suivi son récit avec une extrême attention, n'eut pas de peine à persuader à ses amis qu'on se trouvait cette fois encore en présence d'un complot des mystérieux bandits de la Main Rouge. L'habileté avec laquelle il avait été combiné montrait combien ils étaient redoutables et bien informés, et l'on décida à l'unanimité de prendre des mesures de précaution encore plus sévères que par le passé, pour éviter toute surprise.

      Cette conversation se prolongea très avant dans la nuit. Il était trop tard pour retourner à San Francisco, l'on campa donc au petit bonheur dans les appartements de Golden-Cottage sous la garde de Pistolet, auquel le rôle de sentinelle avait été officiellement départi.

      Tout le monde cette nuit-là reposa paisiblement. Seul Oscar ne put fermer l'œil. C'est que, dans la soirée, sur la route du cottage, le petit bossu avait aperçu, allant en sens inverse de la voiture où il était monté, cette automobile rouge et noir qu'il appelait l'automobile fantôme, et dont l'apparition à New York, à Tampton, au Canada avait toujours précédé ou suivi quelque catastrophe.


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(3)  Wagons de luxe qui portent le nom de leur constructeur Pullman, et qui dépassent de beaucoup en confortable les sleeping cars de nos trains d'Europe.




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