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Le mystérieux docteur Cornélius - T. 2

Gustave Lerouge
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ONZIÈME ÉPISODE – CŒUR DE GITANE
V – Le punch

Lorsque Andrée de Maubreuil pénétra dans le petit salon-bibliothèque, l'ingénieur Paganot lui fit signe de garder le silence un instant car lui-même et ses deux compagnons, Agénor et Roger Ravenel, étaient chacun pour sa part plongés dans des calculs compliqués.

      Au bout de cinq minutes, tous trois se communiquèrent le résultat de leurs travaux, et Roger, qui était un mathématicien de premier ordre, énonça les chiffres obtenus par une dernière opération ; son visage annonçait la consternation et l'inquiétude.

      – Savez-vous, dit-il, quelle est actuellement la situation du navire ? la Revanche se trouve en ce moment par 40 degrés de latitude nord et 170 de longitude est.

      – C'est-à-dire, s'écria Paganot, que nous sommes à plus de deux cents lieues de l'endroit où nous devrions être ; nous n'avons pas cessé de marcher vers l'ouest, quand nous aurions dû remonter vers le nord.

      – J'ai été des premiers à m'apercevoir, dit Agénor, qu'il faisait une chaleur excessive. Et Mlle Frédérique a fait la même remarque que moi !

      Agénor sonna. La petite femme de chambre écossaise apparut.

      – Ketty, dit l'ingénieur, voulez-vous prier Mr Edward Edmond de venir me dire un mot, j'ai un renseignement à lui demander.

      La soubrette s'éclipsa et revint cinq minutes après, la mine décontenancée.

      – Mr Edward Edmond, fit-elle, a dit qu'il n'avait pas le temps de venir, qu'il était très occupé ! Il m'a presque envoyée promener.

      – C'est bien, Ketty, je vous remercie, dit Roger. Vous pouvez vous retirer.

      Et il ajouta :

      – Cette insolence de l'Irlandais ne justifie que trop nos soupçons. Il faut absolument sortir d'une situation aussi fausse. Avec la Main Rouge, on peut s'attendre à tout ! Nous pouvons être nuitamment égorgés avant d'avoir eu le temps de nous mettre en défense, nous pouvons être jetés sur quelque récif du Pacifique... Ah ! pourquoi faut-il que Fred Jorgell ait eu l'imprudence de s'en rapporter à ce traître d'Irlandais pour le recrutement des matelots ?

      – Heureusement, fit l'ingénieur, que nous avons eu aujourd'hui la bonne idée de relever le point. Si nous ne l'avions pas fait, nous étions entraînés Dieu sait vers quelle rive inconnue.

      – Inutile de revenir sur ce qui est passé, déclara Roger d'une voix ferme. Il s'agit maintenant de prendre des résolutions énergiques et de tirer de la situation le meilleur parti possible.
      Voici ce que je propose : la Revanche, vous ne l'ignorez pas, est divisée par des cloisons étanches en tôle de nickel. La première chose à faire, ce me semble, doit être d'isoler du reste du navire la partie que nous occupons en fermant intérieurement les portes de métal de la cloison. Comme cela, du moins, nous serons sûrs que les bandits ne pourront pas pénétrer chez nous. C'est M. Agénor qui va bien vouloir se charger immédiatement de cette opération.
      Pendant ce temps, l'ami Paganot et moi, nous irons trouver Slugh et nous lui demanderons des explications catégoriques, en le mettant au courant de ce que nous venons d'apprendre. Nous verrons tout de suite s'il est de bonne foi. Et dans ce cas, nous prendrons, de concert avec lui, les mesures nécessaires, comme par exemple de faire mettre aux fers sans le moindre délai tous les marins d'une allure suspecte et, certes, ils sont nombreux à bord.

      – Et moi, demanda Andrée, que ferai-je ? En quoi puis-je vous être utile ?

      – D'abord, vous mettrez au courant Mlle Frédérique de la situation, mais en évitant de l'effrayer. Et pendant notre courte absence, vous veillerez toutes les deux à ce que personne, sous quelque prétexte que ce soit, ne pénètre dans le quartier des cabines.

      Ces résolutions furent approuvées de tout le monde, et on se mit en devoir de les mettre à exécution sans le moindre retard.

      Andrée alla rejoindre Frédérique. Agénor courut fermer les portes de nickel de la cloison étanche, et l'ingénieur et le naturaliste, après avoir vérifié soigneusement l'état de leurs brownings, se mirent à la recherche du capitaine Slugh.

      La nuit tombait. Le soleil se couchait derrière un amoncellement de nuages couleur de sang et sur ce fond tragique, les silhouettes des matelots, groupés sur le pont et discutant avec animation, prenaient une apparence sinistre.

      Les deux Français remarquèrent tout d'abord que personne, parmi les gens de l'équipage, ne s'occupait d'un travail quelconque. Tous étaient là, la pipe ou le cigare à la bouche, et rien ne ressemblait moins que cette cohue débraillée à un équipage bien discipliné.

      – Je crois, murmura Roger Ravenel, que la situation est encore plus grave que nous ne l'avions cru. Tous ces hommes ont des mines de bandits. Jamais je ne m'en suis rendu compte aussi clairement.

      – Silence, fit Paganot ; j'aperçois justement Slugh en train de pérorer au milieu d'un groupe.

      Les deux jeunes gens s'avancèrent. A leur aspect, ceux qui entouraient Slugh s'étaient dispersés. Le capitaine s'avança avec son habituel et débonnaire sourire.

      – Qu'y a-t-il pour votre service ? demanda-t-il. Quel temps magnifique ! Il n'y a pas un souffle de vent ! On peut bien dire que ces dames sont favorisées. J'ai rarement effectué de traversée aussi calme.

      – Il ne s'agit pas de cela ! répliqua Roger d'une voix nette. Nous avons à vous parler, capitaine. Il se passe ici des choses que vous ne devez pas tolérer.

      – Hein ? fit Slugh avec surprise.

      – Comment se fait-il, poursuivit le jeune homme, qui avait grand-peine à demeurer maître de lui, que la Revanche continue à faire route vers l'ouest au lieu d'aller vers le nord, comme nous en avons donné l'ordre ?

      – Hum ! répondit Slugh interloqué, je vous expliquerai cela. Il y a des aires de vent plus favorable que nous avons dû suivre et qui nous ont forcés à un léger écart vers l'ouest, puis il fallait éviter les icebergs flottants.

      Slugh se perdit dans une explication confuse et très embrouillée, dont une seule chose ressortait clairement : c'est qu'il était très embarrassé de la question qu'on venait de lui poser.

      – Passons, continua Roger, nous reviendrons tout à l'heure sur ce sujet, mais j'ai une autre question à vous poser. C'est au sujet de l'appareil de télégraphie sans fil... Comment se fait-il que dès le début du voyage il se soit trouvé inutilisable ?

      – On travaille à le réparer ! Je vous assure..., protesta le capitaine avec le ton d'indignation d'un homme injustement soupçonné.

      Pendant cette conversation, les matelots s'étaient petit à petit rapprochés du groupe formé par le capitaine Slugh et les deux Français, et leur attitude n'était rien moins qu'agressive. Ils écoutaient ce qui se disait avec une tranquille impudence.

      Au moment où Slugh dit qu'on s'occupait de réparer l'appareil de télégraphie, un murmure menaçant lui couvrit la voix :

      – Tais-toi, Slugh ! criaient les marins. Ce n'est pas la peine de donner tant d'explications à ces gens-là ! Tu n'as qu'à leur dire qu'ils sont prisonniers de la Main Rouge, c'est tout ce qu'ils ont besoin de savoir !

      – Silence, vous autres ! clama Slugh d'une voix tonnante.

      – Silence toi-même ! ripostèrent plusieurs voix.

      – Oui, tais-toi !

      – Pas tant de façons avec les Français. On dirait que tu prends parti pour eux !

      – Vive la Main Rouge ! beugla un troisième, dont l'acclamation fut répétée par une cinquantaine de voix.

      Le tumulte était à son comble. Roger Ravenel et Paganot voyaient le moment où ils allaient être cernés par la foule sans cesse grossissante des bandits. On n'écoutait même plus Slugh ; un groupe de forcenés l'avait bousculé, aux cris de : « A bas Slugh ! Vive le capitaine Knox ! Nous voulons le capitaine Knox ! »

      Les partisans de Slugh, qui se ralliaient aux cris de : « Vive la Main Rouge ! » vinrent à son secours. Il s'ensuivit une bagarre, où les coups de poing et les coups de revolver se succédaient sans relâche. Les deux Français en profitèrent pour battre en retraite du côté des cabines, mais ce ne fut pas sans avoir entendu plusieurs balles siffler à leurs oreilles. Ils n'en auraient sans doute pas été quittes à si bon compte si la Dorypha, qui décidément avait jeté aux orties le tablier à bavette et le bonnet tuyauté des caméristes, n'avait tout à coup paru sur le pont. Elle portait un ruban rouge dans les cheveux et son corsage largement décolleté laissait apercevoir une gorge opulente. Par une brusque métamorphose, elle était redevenue la danseuse acclamée des musichalls et des tavernes.

      Son arrivée produisit une sensation profonde et fit diversion à la poursuite engagée contre les Français. Et comme quelques-uns menaçaient de passer outre, elle les prit vivement à partie.

      – Ne vous occupez donc pas des passagers ! s'écria-t-elle. Est-ce qu'ils s'occupent de vous ? Ceux qui essayeront de les embêter auront affaire à moi ! Et d'abord je ne danserai plus si on ne laisse pas les Français tranquilles !

      Ce fut une acclamation générale.

      – Vive la Dorypha !

      – Il faut qu'elle danse !

      – Au diable les Français !

      – Nous sommes les maîtres, dit un athlétique matelot aux bras tatoués. Il faut nous amuser !

      Cette proposition rallia toutes les opinions. On eût dit que la présence de la Dorypha avait affolé tous ces hommes. Au milieu du tapage, Slugh n'arrivait plus à se faire entendre et les partisans de Knox, qui réclamaient sa délivrance avec tant d'ardeur quelque temps auparavant, ne songeaient plus à lui.

      En quelques minutes l'orgie s'organisa.

      Deux hommes apportèrent sur le pont un tub en fer émaillé trouvé dans une cabine ; on défonça une barrique de rhum, on se procura du sucre à la cuisine, et bientôt, du tub transformé en gigantesque bol à punch, une grande flamme bleue et livide monta dans l'atmosphère tranquille du soir.

      Armés de leurs bidons de fer-blanc, les matelots puisaient à même la liqueur brûlante et quand le tub menaçait de se vider, on le remplissait de nouveau.

      Bientôt, l'ivresse atteignit à son paroxysme. Un grand nombre hurlaient des chansons à boire ; d'autres, déjà assommés par l'alcool, ronflaient à poings fermés, à plat ventre sur le pont ; mais la grande majorité avait formé une ronde gigantesque qui tournait autour du punch avec une vertigineuse rapidité.

      Dorypha avait pris place au centre, tout près de la flamme qui, l'éclairant de ses fantastiques reflets, la faisait paraître tour à tour bleue et verte et donnait à sa beauté quelque chose de spectral.

      Elle apparaissait alors comme une des mortes sacrilèges dont parle la légende et qui s'arrachent de temps à autre au sommeil du tombeau pour apparaître de nouveau sur le théâtre de leurs anciennes débauches.

      Elle dansait avec une ardeur infatigable, déployant tour à tour toutes les richesses de son répertoire de gambades excitantes et de poses lascives. On eût dit qu'elle avait du feu dans les veines. Et la ronde échevelée continuait à tourner autour d'elle, avec des contorsions et des rires démoniaques, dans un ouragan de vertige.

      De temps à autre, elle s'arrêtait, essoufflée, et se reposait une minute, haletante, le front moite, son corsage de soie traversé de sueur aux aisselles ; alors la ronde s'arrêtait aussi et chacun buvait à longs traits, puis la danse reprenait de plus belle, aux acclamations mille fois répétées de : « Vive la Dorypha ! »

      C'est dans un de ces brefs intermèdes qu'Edward Edmond, à qui cette orgie ne plaisait qu'à demi, s'approcha de la danseuse la bouche en cœur et voulut l'embrasser, mais une maîtresse gifle le rappela au sentiment des convenances et l'envoya rouler à trois pas de là, à la grande joie des assistants.

      La vue de l'Irlandais avait ranimé toute la colère de la gitane contre lui.

      – Va-t'en, lui cria-t-elle, je ne veux plus te voir ! Je te déteste ! Tu es un traître ! un coquin ! Tu es laid ! tu es bête ! va-t'en !

      Cette scène amusait infiniment les matelots et ils prodiguaient à la Dorypha toutes sortes d'encouragements bruyants.

      L'hercule aux bras tatoués, qui le premier avait eu l'idée de faire du punch, s'était approché de la danseuse qu'il couvait d'un regard chargé de désirs, d'un regard humble et implorant.

      – Señora, balbutia-t-il, enhardi par l'énorme dose de punch qu'il venait d'ingurgiter, je vous aime, moi ! Est-ce que, si je vous le demandais, vous me refuseriez un baiser ?

      La Dorypha toisa le solliciteur d'un coup d'œil. Sa carrure athlétique, ses joues fraîches lui plurent et la mine furieuse de l'Irlandais dans son coin acheva de la décider.

      – Eh bien, soit, balbutia-t-elle en baissant les yeux avec un sourire de fausse pudeur.

      Et elle tendit ses lèvres au matelot qui les broya d'un baiser, brutal et goulu comme une morsure.

      La Dorypha porta la main à son cœur.

      – Tu m'as fait mal, murmura-t-elle, mais c'est bon ! Viens que je t'embrasse encore !

      Les yeux mi-clos, elle se laissa aller à la renverse dans les bras de l'homme qui l'embrassait avec frénésie.

      Mais cette scène avait réveillé les passions endormies de la multitude. Un cri, puis mille cris s'élevèrent.

      – Et moi, Dorypha, tu ne m'embrasses pas ?

      L'hercule aux tatouages, un Flamand nommé Pierre Gilkin, ne l'entendit pas ainsi ; la Dorypha lui avait laissé entendre qu'elle l'aimait et personne d'autre que lui ne toucherait à la danseuse. Il y était fermement résolu.

      Les poings serrés, il s'était placé en face d'elle et les premiers qui voulurent approcher allèrent rouler à quelques pas de là, la mâchoire quelque peu endommagée.

      – Que personne ne bouge ! criait Gilkin, ou je lui mets les tripes au vent !

      Pour appuyer ses dires, il sortit de sa poche un bowie-knife, long et luisant comme une épée.

      Les amis du Flamand, et il en comptait un certain nombre à bord, se rangèrent autour de lui. Une tuerie allait certainement avoir lieu.

      Dorypha, un poing sur la hanche, contemplait ce spectacle en souriant, comme devait sourire la belle Hélène en voyant les Grecs et les Troyens s'entre-tuer pour la possession de sa beauté.

      C'est alors qu'un vieux marin, plein de prudence, s'avança jusqu'auprès du tub à punch et, d'une voix qui domina le tumulte des cris et des jurons :

      – Camarades, dit-il, tenez-vous tranquilles ! La Dorypha est bien libre de sa peau ! Elle a le droit d'en faire ce qu'elle veut ! Si elle aime Gilkin, eh bien, tant pis pour vous et tant mieux pour lui !

      Ce discours, plein de sagesse, obtint l'approbation d'une grande partie de l'assistance et des cris nombreux de : « Silence ! Ecoutez-le ! » engagèrent l'orateur à continuer.

      – On dansait, on buvait, fit-il, on s'amusait gentiment... pourquoi ne pas continuer ? On a bien assez d'occasions de s'embêter dans la vie !

      Le matelot philosophe eut gain de cause ; une minute après, les chants et les danses, les rires et les trépignements avaient repris comme si rien ne s'était passé.

      La fête se prolongea fort avant dans la nuit. Vers deux heures du matin, l'aspect du pont de la Revanche était celui d'un champ de bataille. Aux dernières lueurs du punch agonisant, les matelots, vautrés dans la posture où l'ivresse les avait surpris, dormaient presque tous d'un accablant sommeil ; Dorypha, épuisée, essuyait son front mouillé de sueur ; Pierre Gilkin la couvait des yeux, comme un avare son trésor.

      Puis, tout à coup, il saisit la gitane dans ses bras, la souleva de terre comme si elle n'eût pas été plus pesante qu'une enfant et l'emporta jusqu'à sa cabine.

      Avouons-le, Dorypha ne lui opposa pas la moindre résistance.




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