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Le mystérieux docteur Cornélius - T. 2

Gustave Lerouge
© France-Spiritualités™






DIXIÈME ÉPISODE – LE PORTRAIT DE LUCRÈCE BORGIA
V – Un feu de joie

A la suite des confidences de Louis Grivard, Lorenza avait passé une nuit d'insomnie. Mille projets se présentaient à son esprit, mais elle les repoussait l'un après l'autre comme inexécutables.

      Les premiers rayons du jour pénétraient déjà par l'interstice des rideaux de velours lilas, doublés de soie orange, qui protégeaient le sommeil de la jeune femme, qu'elle n'avait pas encore fermé l'œil. Son visage avait pâli, ses yeux étaient légèrement cernés par la fatigue, mais elle paraissait satisfaite.

      Elle sonna sa bonne, la vieille Graziella, qui lui apporta le chocolat matinal et lui demanda maternellement des nouvelles de sa santé.

      – J'ai mal dormi, répondit la jeune femme, mais n'importe, approche de mon lit le petit bureau de citronnier, je veux griffonner un télégramme.

      La vieille obéit. Lorenza, se penchant dans une pose mal commode, mais qui eût ravi d'aise un sculpteur, traça quelques lignes d'une écriture fiévreuse et mit sur l'enveloppe l'adresse de Mr Fritz Kramm, le marchand de tableaux.

      – Tu porteras cela à la poste tout de suite, dit-elle à Graziella, mais auparavant tire les rideaux, que je ne sois pas incommodée par le soleil. Il faut que je dorme jusqu'à midi.

      La vieille femme s'empressa et, laissant la chambre plongée dans d'épaisses ténèbres, sortit sur la pointe des pieds pour ne revenir qu'à midi.

      Lorenza avait bien dormi, et ces quelques heures de repos avaient suffi pour rétablir complètement ses forces. Le collier de grosses perles qui ne la quittait pas, même pendant son sommeil, rayonnait d'un doux éclat. Elle les flatta, distraitement de la main, leur parla comme à des êtres animés.

      – Je vois, fit-elle, mes chères petites, à la beauté de votre orient ce matin que mon sommeil m'a été profitable. Je possède tout mon sangfroid et je suis prête à entamer la lutte.

      Lorenza se leva, s'habilla et, après avoir pris son bain, déjeuna très légèrement. Elle avait donné rendez-vous à Fritz Kramm pour trois heures de l'après-midi. Elle l'attendit avec un peu d'impatience nerveuse, s'occupant à relever sur un mignon carnet à couverture de nacre les heures de départ des paquebots et des trains qu'elle trouvait dans un volumineux indicateur.

      Elle s'interrompit de ce travail pour appeler Graziella.

      – Que désire la signora ? demanda la vieille.

      – Tu vas m'allumer du feu dans cette cheminée.

      – Bien, signora.

      – Tu jetteras aussi quelques pastilles de senteur dans le brûle-parfum et tu mettras à rafraîchir dans un seau à glace deux flacons de ce moscato-spumante que j'ai reçu de Florence le mois dernier ; puis tu t'occuperas de faire nos malles.

      Et comme la vieille Graziella réprimait mal un geste de surprise :

      – Oui, dit la jeune femme, il se peut que nous partions ce soir ou demain pour une assez longue excursion.

      « Ah ! j'oubliais ! Il faut faire disparaître cette toile et ce chevalet. Tu les monteras à ma chambre.

      Graziella se hâta d'obéir, et bientôt ces divers préparatifs furent terminés. Lorenza s'était étendue sur le divan de cuir de Venise à grandes arabesques d'or, dans une pose adorablement féline. Ses bras nus sortaient des manches d'un large peignoir de soie pourpre, tout brodé de chimères japonaises, et, sous le casque sombre de sa lourde chevelure, ses yeux bleus où passait de temps en temps une lueur étaient profondément pensifs.

      Trois heures venaient de sonner lorsque Fritz Kramm, avec une ponctualité toute yankee, se présenta à la porte du cottage. Graziella l'introduisit immédiatement.

      Dès le seuil du petit salon, le marchand de tableaux aspira avec délices l'atmosphère subtile et pénétrante qui régnait dans cette pièce ; les cassolettes exhalaient des fumées de bois d'aloès et d'encens, les grands bouquets de fleurs dans les vases se pâmaient dans la tiédeur de l'air et, de Lorenza elle-même, montaient d'alanguissants et capiteux effluves, comme si tout son corps n'eût été qu'une grande fleur de chair plus délicatement embaumée. Fritz eut la sensation de pénétrer dans la caverne enchantée de quelque Circé, son cœur battait au galop, ses mains tremblaient et il comprenait obscurément qu'il ne pourrait rien refuser de ce que lui demanderait cette femme.

      Lorenza tout de suite le mit à l'aise par une gaieté, une vivacité de reparties qu'il ne lui avait encore jamais vues.

      – Vous m'avez écrit, balbutia-t-il d'une voix tremblante d'émotion ; est-ce que vous seriez décidée à vous montrer moins cruelle ?

      Lorenza eut un franc éclat de rire.

      – Pas si vite, signor Kramm, murmura-t-elle, votre imagination vous entraîne trop loin.

      – Pourquoi donc m'avez-vous fait venir ?

      – Le sais-je moi-même ? reprit Lorenza en riant de plus belle. Mettons, si vous voulez, que ce soit parce que je n'avais rien à faire cet après-midi, ou encore parce que je voulais vous faire goûter mon excellent muscat.

      – Quoi qu'il en soit, répliqua Fritz très troublé, je vous suis profondément reconnaissant de votre gracieuse invitation !

      La jeune Florentine s'était levée ; elle posa elle-même sur un guéridon le plateau et les coupes roses et dorées qui bientôt se couronnèrent de la mousse blonde et pétillante du précieux vin.

      – Que trouvez-vous de mon muscat ?

      – Il est exquis, signora !

      – Toute à votre service ! Ma cave, sans être aussi bien garnie que celle des Fred Jorgell et des William Dorgan, est entièrement à votre disposition !

      La conversation se continua quelque temps encore sur un ton de futilité. Fritz enrageait de ce badinage, et ses yeux luisants ne quittaient pas la belle jeune femme dont les moindres mouvements semblaient avoir l'élasticité de ceux d'une panthère.

      – Ecoutez, signora, dit-il en se levant brusquement, c'en est assez de ces plaisanteries !

      Cessez de jouer avec moi comme le chat joue avec la souris !... Vous savez que je vous aime !... que je suis fou de vous !...

      – Malheureusement, s'écria la jeune femme dans un éclat de rire qui montra ses dents éblouissantes, c'est une passion que je ne partage pas !

      Le visage de Fritz s'était empourpré, ses prunelles luisaient.

      – Je ne vous demande pas, supplia-t-il, de m'aimer du jour au lendemain... Mais ayez seulement pour moi un peu de bonté, d'affection, et je vous rendrai la plus heureuse des femmes !...

      Il s'était jeté aux genoux de l'Italienne, qui continuait à le regarder avec un sourire moqueur.

      – Relevez-vous, dit-elle. Voilà que maintenant vous me faites des déclarations en règle ! Fi donc, c'est abuser de mon hospitalité ! Tenez, asseyez-vous et buvez encore un verre de muscat. On dit en Italie que c'est un vin qui a le goût des baisers !

      – Mais, enfin, s'écria Fritz Kramm avec désespoir, que voulez-vous ? que demandez-vous ?... Je vous le donnerai ! Voulez-vous que je vous épouse ?

      De la tête et de l'index levés malicieusement, Lorenza fit un signe négatif.

      – Désirez-vous quelque bijou, quelque parure ? Parlez ! Exprimez une volonté quelle qu'elle soit, elle sera accomplie !

      Fritz était haletant.

      Tout son sang-froid l'abandonnait. Il brûlait de fièvre. Machinalement, il but coup sur coup deux coupes de ce vin volcanique qui charriait comme de la flamme dans ses veines.

      – Lorenza, bégaya-t-il d'une voix suppliante, Lorenza, sois à moi et je mettrai à tes pieds des monceaux d'or et de bank-notes !

      – Voilà qui est beaucoup promettre, répliqua la jeune femme d'un ton de persiflage. Je suis sûre que, si je vous demandais seulement les bank-notes que vous avez dans ce portefeuille que je devine dans la poche intérieure de votre smoking, vous y regarderiez à deux fois !

      Fritz eut un cri de triomphe. Ces paroles ne lui indiquaient-elles pas que l'Italienne était une femme vénale comme les autres, qu'elle n'avait fait tant de façons que pour mettre ses faveurs à un taux plus élevé, et qu'elle serait à lui pourvu qu'il y mît le prix ? D'un geste enthousiaste, il avait tiré le portefeuille de sa poche et le tendait à Lorenza.

      – Tiens, lui dit-il, prends. Il y a là plusieurs milliers de dollars, ils sont à toi ! Tiens, garde tout, et je t'en promets encore bien davantage !...

      Sans cesser de sourire, Lorenza avait pris nonchalamment le portefeuille, l'avait ouvert et, tout en faisant mine de compter les bank-notes qu'elle froissait entre ses doigts, elle regardait d'un œil scrutateur les quelques autres papiers qui se trouvaient avec les billets de banque.

      – Pourvu, songeait-elle avec angoisse, que la lettre soit là ! Si ce misérable l'avait serrée dans quelque coffre-fort, tout serait perdu !

      Mais son regard fureteur avait discerné un papier couvert de quelques lignes écrites à l'encre violette. D'un coup d'œil elle vérifia la signature : Jérôme Grivard. C'était là sans nul doute la lettre fatale dont lui avait parlé l'artiste.

      D'un geste rapide, elle s'en saisit et la fit glisser dans son corsage. Elle s'empara de même de la reconnaissance dont Louis lui avait parlé.

      Fritz, lui, était tellement persuadé que Lorenza n'en voulait qu'à ses bank-notes qu'il souriait stupidement en dégustant à petites gorgées une coupe de muscat.

      Cependant, Lorenza avait pris deux banknotes, elle les avait tortillées et, les ayant jetées dans la cheminée, elle s'amusait à les voir brûler.

      A cette vue, le bandit sursauta.

      – Que fais-tu donc ? demanda-t-il, mais c'est stupide ! Tu brûles des bank-notes, maintenant ?

      Lorenza haussa les épaules et, pour toute réponse, jeta tranquillement au feu deux ou trois autres billets de banque.

      Il y avait, dans les claires prunelles de la jeune femme, on n'aurait pu dire quoi de haineux et de gouailleur à la fois, qui rendit Fritz Kramm vaguement inquiet.

      – Après tout, balbutia-t-il, brûle-les si cela te fait plaisir, je te les ai données !

      – J'espère que vous ne les regrettez pas, railla-t-elle, en jetant d'un coup cinq ou six bank-notes dans les flammes.

      – Non ! non ! fit-il, elles sont à toi, je t'en promets d'autres ! Mais rends-moi les papiers qui se trouvent avec !... Ce sont des lettres auxquelles je tiens.

      – Des lettres de femmes, sans doute, cria-t-elle avec une joie fébrile, je suis jalouse, moi ! Au feu les lettres de femmes, au feu toutes les paperasses !

      Continuant à rire, d'un rire nerveux et strident, d'un rire de folie, elle vida entièrement le contenu du portefeuille dans les flammes.

      Fritz était devenu blême. Il s'était élancé pour arracher quelques-uns de ces papiers à l'incendie, mais Lorenza, qui feignait toujours de plaisanter, le maintint en respect avec une espèce de torche faite de bank-notes flambantes qu'elle lui approchait du visage.

      Déjà il était trop tard, bank-notes et papiers ne formaient plus qu'un grand tas de cendres noires au milieu desquelles couraient des étincelles pareilles à des insectes de feu.

      L'antiquaire était abasourdi. Il ne comprenait pas cette conduite bizarre. Il était à cent lieues de soupçonner que Lorenza, dans le cours de sa nuit d'insomnie, avait froidement et minutieusement prémédité ses moindres gestes.

      Au moment où elle avait jeté les papiers au feu, il eût voulu l'étrangler, mais, dans le même moment, il la trouvait adorable.

      – Vous êtes terrible ! s'écria-t-il avec une mauvaise humeur qu'il essayait de dissimuler. Vous voyez – il n'osait plus la tutoyer – que j'ai supporté sans trop me fâcher la perte de mes billets de banque et de mes papiers.

      – Vous n'étiez déjà pas si gracieux tout à l'heure. Si vous m'aimez autant que vous le dites, il faut montrer à mes volontés une soumission absolue et entière !

      – J'essayerai, fit-il piteusement, mais ne m'avez-vous pas promis, ajouta-t-il avec humilité, que vous seriez moins cruelle ? J'ai fait ce que vous me demandiez, somme toute.

      – Vous y avez mis trop de mauvaise grâce. N'allons pas si vite en besogne. D'ailleurs, je ne vous ai rien promis, je ne suis pas encore assez sûre de votre affection !

      Tout en parlant, elle était redevenue calme et souriante.

      De nouveau il se sentait sans force devant son sourire ensorceleur.

      – Ecoutez, dit-elle, j'avoue que j'ai été un peu étourdie. Il faut me pardonner cette gaminerie, je suis très nerveuse. Revenez demain, je vous récompenserai comme vous le méritez, soyez-en sûr, et surtout n'oubliez pas de m'apporter des bank-notes !

      Cette phrase avait été calculée assez habilement pour rendre espoir au bandit.

      – Pourquoi ne voulez-vous pas que je revienne ce soir ? insista-t-il suppliant.

      – Non, pas ce soir, j'ai à sortir. D'ailleurs, il faut que je réfléchisse, je ne suis pas tout à fait décidée.

      Entortillé dans toutes sortes de phrases captieuses, Fritz Kramm finit par se retirer, mais en se promettant une éclatante revanche pour le lendemain.

      Sitôt que Lorenza eut, de sa fenêtre, vu disparaître, dans le lointain, l'auto qui emportait Fritz Kramm, sa physionomie se détendit et exprima une béatitude et une satisfaction profondes : son visage rayonnait de bonté et de douceur.

      – Pauvre Louis, murmura-t-elle, comme il va être heureux !

      – Graziella ! appela-t-elle, laisse les malles. Tu les finiras tout à l'heure ; va au plus vite me chercher un taxi-cab.

      Pendant que la dévouée Italienne exécutait cet ordre, Lorenza jeta en toute hâte un manteau sur ses épaules et un chapeau sur sa tête.

      Quelques minutes plus tard, elle montait en voiture en jetant au chauffeur l'adresse de Balthazar Buxton.




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