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Le mystérieux docteur Cornélius - T. 2

Gustave Lerouge
© France-Spiritualités™






DIXIÈME ÉPISODE – LE PORTRAIT DE LUCRÈCE BORGIA
VI – La main

Fritz Kramm rentra chez lui en toute hâte. Il venait tout à coup de se souvenir qu'il avait donné rendez-vous à Louis Grivard qui devait lui faire livraison du tableau volé chez William Dorgan et que l'heure de ce rendez-vous était passée.

      – M. Grivard n'est pas venu ? demanda-t-il au domestique.

      – Si, mais il vient de partir. Il a laissé pour vous une caisse que j'ai déposée dans le grand hall.

      – Je sais ce que c'est. Ouvrez-la avec précaution. Car elle renferme un tableau que je veux voir avant d'aller le porter moi-même.

      Fritz vit ouvrir la caisse plate qui renfermait le portrait de Lucrèce Borgia et il ne put s'empêcher d'être émerveillé de la splendeur du chef-d'œuvre éblouissant de jeunesse sous le sombre vernis craquelé par le temps dont il était recouvert.

      Il n'eut pas un instant la pensée que c'était la copie et non l'original qu'il avait devant ses yeux.

      – Bon, murmura-t-il, le Français a tenu parole. Il est un peu naïf. Tant qu'il croira que je possède encore la fameuse lettre que Lorenza vient de réduire en cendres, je le tiendrai sous ma coupe ! Il n'est que cinq heures, le vieux Balthazar m'attend à six. J'arriverai encore à temps, malgré le retard que m'a causé ma visite à la gentille sorcière d'Italie.

      Comme on le voit, Fritz avait très légèrement pris son parti de l'aventure des lettres brûlées. Il remonta en taxi après avoir fait placer la caisse qui renfermait le portrait à côté de lui sur un coussin.

      A peu de distance de l'hôtel de l'amateur, son auto croisa un taxi-cab dans lequel se trouvait une femme qui, à sa vue, se rejeta vivement en arrière.

      Il n'avait pas reconnu la signora Lorenza qui, l'instant d'auparavant, sortait de chez Balthazar Buxton.

      Il descendit en face du mystérieux palais et il en parcourut le labyrinthe suivant le cérémonial habituel, passant sous des herses, traversant des salles sans fenêtres et d'une bizarre décoration ; enfin, il atteignit la galerie circulaire sur laquelle s'ouvrait la porte à coulisse qui donnait accès dans le hall du vieil amateur et où des hommes armés montaient la garde.

      Sa visite étant annoncée, il fut aussitôt introduit. Le petit vieillard squelettique, frileusement entortillé dans sa robe de chambre de velours noir, le reçut avec son affabilité habituelle ; les yeux d'or du maniaque semblaient frétiller de convoitise en examinant la caisse où se trouvait le tableau. Pourtant, Fritz crut s'apercevoir qu'il était plus préoccupé et moins cordial que de coutume.

      – Voyons, dit-il avec impatience, cette admirable Lucrèce, ce chef-d'œuvre de son sexe, qui fut aimée de tant de princes, élébrée par tant de poètes, immortalisée par tant d'hommes de génie !

      – Vous allez être satisfait, répliqua Fritz qui, à l'aide d'un ciseau qu'il avait apporté, enlevait rapidement les légères planches de peuplier qui constituaient l'emballage du tableau.

      – Vous savez, ricana Balthazar Buxton, que vos chèques sont tout préparés. J'en ai là cinq de chacun deux cent mille dollars, payables à la Central Bank.

      – Oh ! dit Fritz obséquieusement, on sait que vous êtes solide. Vous êtes le seul milliardaire assez riche pour ne pas même se donner la peine d'augmenter sa fortune.

      – C'est que je suis si vieux ! murmura Balthazar en cambrant son torse étique avec une coquetterie macabre qui démentait ses paroles.

      Fritz avait tiré le tableau de sa caisse ; il le posa en équilibre sur un bahut, de façon à ce que la lumière tombât d'aplomb sur la toile.

      Mme Lucrèce Borgia apparut souriante, toujours jeune, de l'éternelle et vivante jeunesse des chefs-d'œuvre.

      Balthazar était devenu grave. Il s'était arrêté à trois pas de la toile et il la considérait silencieusement de ses yeux aigus.

      Une longue minute s'écoula. Fritz Kramm, sans savoir pourquoi, se sentait péniblement impressionné. Il souriait toujours de ce sourire obséquieux que l'on a appelé « commercial », mais une crainte vague commençait à l'envahir.

      Sans mot dire, Balthazar Buxton rejeta dans un tiroir entrouvert son carnet de chèques, puis il se rassit dans son fauteuil de cuir et n'eut plus un regard pour la Lucrèce.

      Fritz n'osait rompre le premier ce silence gros de menaces.

      – Monsieur Kramm, dit enfin le vieillard d'un ton sévère, vous êtes un voleur ou un imbécile, choisissez !

      – Moi ! balbutia le marchand qui devint livide.

      – Oui, si vous m'avez apporté en connaissance de cause cette copie, d'ailleurs assez bonne, pour un original, vous êtes un voleur ! Si, au contraire, vous avez acheté cette toile en la croyant du Titien, vous ne connaissez pas votre métier et vous êtes un imbécile !

      C'était la signora Lorenza qui, en quittant Fritz Kramm, était allée prévenir le vieil amateur de la substitution dont il allait devenir victime et, celui-ci, par vanité de connaisseur, avait dissimulé jusqu'au dernier moment, voulant qu'on n'attribuât qu'à sa seule science la découverte du faux.

      – Monsieur Kramm, ajouta-t-il en foudroyant l'interpellé d'un regard chargé de mépris, vous me ferez le plaisir d'emporter de chez moi, au plus vite, cette toile et de ne jamais remettre les pieds dans ma demeure !

      Fritz sentait la fureur le gagner. Ainsi donc, cette superbe aubaine si patiemment préparée allait lui échapper, il ne toucherait pas le million de dollars qui devait remettre à flot la Main Rouge. C'était trop fort ! Il résolut de payer d'audace.

      – Monsieur Buxton, dit-il avec un calme affecté, ce n'est pas ainsi que les affaires s'arrangent. Il se peut que vous soyez un fin connaisseur, mais vous êtes sujet à erreur comme tout le monde. Je ne sais qu'une chose, moi ! Vous m'avez commandé ferme de vous acheter un tableau qui appartenait à Mr William Dorgan, je l'ai acheté et payé...

      – Pas bien cher, je suppose ? interrompit le sarcastique vieillard.

      – Cela ne vous regarde pas ! Mais vous m'avez promis un million de dollars, vous me les devez, je les veux ! Je les aurai ! Je suis sûr, moi, que ce tableau est bien du Titien !

      – Ou d'un barbouilleur à votre solde.

      – Je refuse de remporter mon tableau. Les tribunaux apprécieront !

      Le plus piquant, c'est que Fritz était en partie de bonne foi. Il était persuadé que c'était bien l'original de la Lucrèce que Louis Grivard lui avait fait parvenir.

      Il ne songeait évidemment pas à faire sérieusement appel aux tribunaux, car il eût été obligé de citer en témoignage William Dorgan, ce qui eût été fortement embarrassant, mais il espérait intimider Balthazar.

      Une discussion très vive s'éleva entre eux, et le petit vieillard qui, d'après les ordres de son médecin, devait fuir toute émotion violente ne tarda pas à trouver excessive l'importunité du déloyal marchand.

      – Monsieur Kramm, lui dit-il, je ne suis pas si jeune que vous et je ne puis crier aussi fort, mais vous me fatiguez ! Allez-vous-en ! Vous vous adresserez aux tribunaux si cela vous convient ! Emportez ou n'emportez pas votre copie, je m'en moque !...

      Ces paroles portèrent à son comble la fureur de Fritz. Il voulut répliquer, mais Balthazar étendit la main vers un bouton électrique pour appeler ses gens et faire jeter dehors l'intrus.

      Fritz saisit la main du vieillard au moment où elle effleurait le bouton électrique et d'une poussée, il le rejeta brusquement en arrière en lui disant à l'oreille d'une voix sourde et menaçante :

      – On ne me chasse pas comme cela, moi ! Il me faut mon argent ! Donnez-moi les cinq chèques, et tout de suite !...

      – Non ! murmura le vieillard avec entêtement, vous êtes un misérable !... Laissez-moi, ou j'appelle au secours !

      – Ne fais pas cela ou je t'étrangle !

      Joignant le geste à la parole il saisit Balthazar à la gorge entre ses mains aux pouces énormes.

      Fritz voyait rouge.

      Il sentait que ses mains en cette seconde agissaient pour ainsi dire d'elles-mêmes comme si elles eussent possédé une volonté distincte de la sienne.

      Une épouvante atroce se refléta dans les yeux d'or de Balthazar Buxton. Il jeta un cri aigu et frêle, comme un vagissement d'enfant.

      Ce fut son dernier cri.

      Fritz en proie au démon du meurtre serrait, serrait toujours plus fort ; le cou grêle comme un cou d'oiseau s'aplatissait sous les pouces énormes de l'assassin ; les prunelles d'or chavirèrent et s'éteignirent au fond de leurs orbites ; il y eut un craquement d'os brisés !

      Balthazar était mort !

      Fritz rejeta en arrière, d'un geste brusque, le cadavre aux yeux révulsés, à la face d'épouvante déjà teinte de sang aux commissures des lèvres ; puis il ouvrit le tiroir, prit le carnet de chèques, l'engloutit dans une de ses poches et, dans un mouvement instinctif de bête traquée, il se rua vers la porte.

      Il n'avait pas fait trois pas qu'il s'arrêta net, la face envahie d'une pâleur mortelle.

      Il ne s'était plus rappelé que, pour permettre à ses visiteurs de sortir, Balthazar Buxton passait lui-même par un guichet un jeton spécial qui servait de sauf-conduit pour sortir de l'inextricable labyrinthe.

      L'assassin n'avait pas songé à cela. Il était pris au piège, bêtement.

      On le trouverait enfermé avec le cadavre ! Ah ! certes, il ne fallait pas songer à s'échapper de l'hôtel, où, sans guide, on aurait pu errer un mois entier avant de découvrir une issue !

      Le bandit eut un accès de rage froide. Les dents serrées, les yeux injectés de sang, il tournait autour de la luxueuse rotonde, comme un loup pris au traquenard. D'un geste impulsif, il pulvérisa d'un coup de poing une fragile statuette d'albâtre ; plus loin, il creva d'une ruade un tableau.

      Comment sortir ? Il fallait pourtant sortir ! Il fallait trouver promptement la bonne idée car on s'inquiéterait de ce long entretien, on viendrait !

      Fritz se prit la tête à deux mains ! Il essaya de réfléchir, il se força à raisonner.

      Impossible ! Il ne trouvait rien.

      Le tic-tac monotone d'une grande horloge d'ébène lui tenaillait le cerveau. Il avait la sensation matérielle de la fuite précipitée, galopante, échevelée des heures, des minutes et des secondes.

      Tout à coup ses regards se portèrent sur le cadavre, qui, la tête renversée en arrière, semblait le contempler avec un ricanement vengeur ; et de nouveau, une formidable colère s'empara de lui.

      – Non, cria-t-il, ce ne sera pas toi qui triompheras, vieux squelette ! Je n'ai pas peur de toi ! C'est moi qui serai le plus fort !

      Fiévreusement il se mit à fouiller dans les poches de la robe de velours, et bientôt il poussa un cri de joie, en découvrant le jeton qui permettait de sortir du labyrinthe.

      Mais ce jeton, c'était le vieillard lui-même qui avait l'habitude de le passer par le guichet et la main de Balthazar Buxton était reconnaissable entre toutes, aussi bien à son osseuse maigreur qu'à sa couleur brune et à l'énorme émeraude qu'il portait à l'annulaire. La difficulté demeurait toujours la même.

      Fritz essaya d'arracher la bague, mais elle semblait faire partie intégrante des doigts du mort ! D'ailleurs, elle était si étroite que, l'eût-il arrachée, il n'eût pu songer à l'enfiler dans un de ses gros doigts.

      Le problème paraissait insoluble, et l'aiguille était là, inflexible, avançant toujours sur le cadran !

      L'heure du lunch de Balthazar Buxton était arrivée. On viendrait, on allait venir d'une minute à l'autre peut-être.

      Dans la surexcitation du péril ou de l'angoisse, l'assassin eut une inspiration désespérée et macabre.

      Il tâta le cadavre. Il était encore chaud, tiède plutôt, mais ce n'était pas encore le froid glacial des morts.

      Eh bien, oui, ce serait Balthazar Buxton luimême qui tendrait à travers le guichet le jeton libérateur ! C'était là le seul moyen, il n'y en avait pas d'autre ! Et encore fallait-il se hâter !

      Il empoigna ce petit cadavre léger comme une plume, il le rapprocha du guichet, donnant à la main, encore souple, la forme qu'il fallait, engageant – à peine – entre les deux doigts le jeton pour qu'il tombât facilement, et, en proie à une angoisse atroce, il se cacha derrière le cadavre qu'il soutenait sous les aisselles d'une main ; de l'autre main il tenait le poignet du mort, tout prêt à le pousser d'un coup sec, assez rapide pour que le jeton tombât.

      Fritz avait frappé au guichet en imitant de son mieux Mr Balthazar Buxton, dont il avait maintes fois observé les allures et la façon de procéder en pareille circonstance.

      Par la plus inconcevable chance, ce stratagème, qui confinait de près aux imaginations maladives de la folie, eut un succès complet.

      Le gardien vit d'un coup d'œil distrait la main squelettique pousser le jeton et se retirer précipitamment. Il ne songea même pas à regarder par le guichet qui se referma aussitôt.

      Les gardiens du couloir circulaire avaient vu tant de fois ce même geste machinal qu'ils n'y prêtaient plus aucune attention.

      L'instant d'après, la porte à coulisse s'ouvrait, et Fritz Kramm, guidé par un des hommes, arrivait sans encombre jusqu'à l'auto qui l'attendait.

      Il n'avait eu garde d'oublier les cinq chèques de chacun deux cent mille dollars, payables à la caisse de la Central Bank.




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