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Le mystérieux docteur Cornélius - T. 2

Gustave Lerouge
© France-Spiritualités™






ONZIÈME ÉPISODE – CŒUR DE GITANE
VI – La révolte à bord

Lorsqu'ils eurent regagné les cabines de l'arrière, l'ingénieur Paganot et Roger Ravenel se mirent aussitôt en devoir de barricader les deux couloirs qui aboutissaient au pont, de façon à n'être pas victimes d'une surprise.

      Ils étaient bien armés et ils avaient des munitions en abondance. Ce qui les inquiétait le plus, pour le moment, c'était la question des vivres. Les cuisines et les cambuses se trouvaient en dehors du compartiment que protégeait la cloison étanche et, d'un autre côté, il ne fallait pas songer à traverser le pont. C'eût été courir à une mort certaine. Heureusement qu'il se trouvait encore, dans les armoires de la salle à manger, des boîtes de conserve, des caissettes de gâteaux secs et quelques bouteilles de vin et d'eau minérale. Il fallut, ce soir-là, se contenter de ce menu.

      Tous firent contre mauvaise fortune bon cœur et mangèrent avec plus de gaieté et d'appétit que l'on n'aurait pu s'y attendre.

      On prit le thé et on se coucha à l'heure habituelle, mais, par mesure de prudence, les trois Français montèrent la garde tour à tour, et ils assistèrent de loin à la fangeuse orgie dont le pont de la Revanche fut le théâtre.

      Au matin, l'aspect du yacht était lamentable. Le pont était couvert d'immondices de toutes sortes et encore jonché d'ivrognes qui avaient passé la nuit à la belle étoile. On eût dit un navire de pirates.

      Les trois Français se dirent qu'à la faveur de ce désordre il leur serait peut-être facile de se rendre jusqu'à la cambuse et d'en rapporter des vivres pour plusieurs jours. Ils risquèrent donc une sortie, se faufilant le long des bastingages et se cachant dans tous les angles propices, mais ils avaient à peine dépassé le pied du mât de misaine qu'ils étaient découverts. Ils n'eurent que le temps de regagner l'arrière sous une grêle de balles.

      Ce matin-là, on se partagea les dernières miettes des gâteaux secs et le fond des bouteilles ; la situation apparaissait dans toute son horreur. Le repas fut morne et silencieux.

      Quand il fut terminé, ce qui ne demanda pas beaucoup de temps, Andrée et Frédérique se retirèrent dans leur cabine, pendant qu'Agénor, Paganot et Ravenel tenaient conseil. Une pareille situation ne pouvait se prolonger. Tout moyen d'en sortir, fût-il périlleux, désespéré même, serait le bienvenu.

      Pendant que les trois Français étudiaient, tour à tour, cent projets plus impraticables les uns que les autres, le pont de la Revanche était le théâtre de nouvelles scènes de désordre. Les coups de revolver avaient réveillé la plupart des ivrognes. Vite remis d'aplomb, en gens qui ont l'habitude de ces sortes d'excès, ils n'avaient pas tardé à se grouper, les uns autour de Slugh, les autres autour du capitaine Knox qu'une main inconnue avait remis en liberté dans le courant de la nuit, et la discussion de la veille recommençait, rendue plus âpre et plus ardente par la présence du vieux pirate.

      C'était ce dernier qui réunissait le plus grand nombre de partisans, car il était doué d'une éloquence persuasive, et les promesses qu'il faisait étaient beaucoup plus brillantes que celles de Slugh.

      – Camarades, s'écriait Knox, si vous ne suivez pas mes conseils, vous laissez passer une occasion unique, une occasion qui ne se représentera jamais ! Nous avons sous les pieds un magnifique navire, bien pourvu, bien approvisionné, avec lequel nous pouvons naviguer trois mois sans faire escale.
      Je ne vous en demande pas plus, moi, pour faire votre fortune à tous. Je connais, Dieu merci, sur le bout du doigt les moindres îlots de l'Océanie. Je sais où se trouvent les pêcheries de perles, les magasins de copra et d'écaille ; je connais tous les comptoirs allemands et anglais, depuis Malacca jusqu'à la Nouvelle-Zélande. Et où trouverez-vous un capitaine qui connaisse son affaire aussi bien que moi ?
      Slugh se moque de vous. Ça lui est bien égal, à lui, que vous restiez gueux toute votre vie, ou que vous vous fassiez trouer la peau pour le service de la Main Rouge. Il est largement payé, lui ! C'est un des chefs de la bande et, à côté de lui, vous n'existez pas ! Vous n'êtes que de pauvres imbéciles, bons, tout au plus, à recevoir les coups.

      Il y avait dans ces allégations tant de vraisemblance que le nombre des partisans du capitaine Knox, qui se livrait à une propagande infatigable, allait croissant d'heure en heure.

      Slugh avait pourtant aussi ses fidèles. A ceux-là, il promettait que la Main Rouge les récompenserait royalement, tandis qu'elle réservait de terribles châtiments à ceux qui voudraient faire les mutins.

      – Quel avenir vous attend avec Knox ? répétait-il, celui d'être pendus haut et court à la vergue d'un croiseur. Le capitaine croit donc que les choses se passent comme il y a trente ans ? Je puis vous prédire à l'avance tout ce qui aura lieu. Vous pillerez quelques méchants navires de commerce, quelques entrepôts de copra, puis le bruit se répandra qu'il y a des pirates dans tels parages, on fera marcher le télégraphe, deux ou trois navires de guerre se mettront à votre poursuite, vous serez pris – vous connaissez la loi : aussitôt pris, aussitôt pendus.

      Les deux bandes rivales ne s'en tinrent pas aux paroles. Des coups de revolver furent échangés, mais, chaque fois, Slugh et Knox lui-même intervinrent pour que ces combats singuliers ne fussent pas le signal d'une mêlée générale.

      Chacun des deux chefs se croyait intéressé au maintien du statu quo.

      Knox se disait que plus on attendrait, plus le nombre de ses partisans s'augmenterait, et Slugh, de son côté, pensait qu'en gagnant du temps il trouverait quelque stratagème qui le rendrait maître de la situation.

      Cependant, aucun des deux partis ne tenait à être désarmé ou privé de vivres et d'alcool ; aussi Knox et Slugh firent-ils placer des sentinelles à la porte de la soute aux vivres et du magasin d'armes.

      La question du sort réservé aux Français avait été aussi agitée dans les deux camps ; Slugh, conformément aux ordres qu'il avait reçus, voulait qu'ils fussent massacrés, sauf Andrée de Maubreuil.

      Par esprit de contradiction, dès qu'il connut les intentions de son rival, Knox déclara que la vie des Français et des Françaises était sacrée. A eux seuls, ils représentaient une fortune. N'étaient-ils pas les amis du milliardaire Fred Jorgell ? Il suffirait de les enfermer dans quelque îlot désert et de ne leur rendre la liberté que moyennant une énorme rançon.

      Le vieux pirate attachait une telle importance à la capture des Français que, dans l'après-midi, il essaya de s'en emparer en dirigeant une attaque en règle contre les cabines.

      Slugh le laissa faire, se disant que, s'il y avait quelqu'un des savants de tué, ce serait autant de besogne de faite pour la Main Rouge.

      Mais le capitaine Knox eut une réception à laquelle il était loin de s'attendre. Le premier de ses hommes qui essaya de s'approcher des cabines de l'arrière roula à terre, le crâne fracassé d'une balle. Un second puis un troisième eurent le même sort.

      Knox était furieux, comprenant que le trépas de ses partisans allait porter une grave atteinte à sa popularité.

      D'un autre côté, à cause de la rançon, il voulait prendre les Français vivants.

      Ceux-ci ne semblaient nullement disposés à se laisser faire. Ils dirigeaient contre leurs ennemis un feu bien nourri, car Agénor aussi bien que le naturaliste et l'ingénieur étaient d'excellents tireurs, et Frédérique et Andrée, aidées de la femme de chambre écossaise, rechargeaient et nettoyaient les armes au fur et à mesure, avec un sang-froid héroïque.

      Knox et ses partisans finirent par se retirer du côté de l'avant pour tenir conseil, et malgré les rires et les huées que ne leur ménageaient pas les partisans de Slugh, ils se préparaient à une seconde attaque, mieux combinée que la première, lorsqu'il se produisit une intervention inattendue.

      Le Flamand Pierre Gilkin, entouré d'une douzaine d'amis, s'avança tout à coup vers Knox, et, lui mettant sur l'épaule son poing énorme :

      – Toi, lui dit-il, si tu ne laisses pas ces gens tranquilles, je t'aplatis le crâne comme une noisette !

      Knox lâcha un juron, mais battit en retraite. Il avait compris que, s'il se mettait à dos le Flamand et sa bande, c'en était fait de son pouvoir.

      Aussi prit-il à part Pierre Gilkin pour lui expliquer que c'était Slugh qui voulait tuer les Français, et que lui, Knox, ne voulait que les mettre à rançon.

      Après une longue discussion, Knox promit de laisser les passagers de l'arrière tranquilles jusqu'au lendemain, à condition que les gens de sa bande ne prissent pas parti pour Slugh.

      C'était à Dorypha qu'était dû ce protecteur inespéré. Devenue maîtresse en titre de Pierre Gilkin, elle faisait de lui ce qu'elle voulait. Elle n'avait eu aucune peine à lui persuader qu'il avait tout à gagner en prenant le parti du milliardaire Fred Jorgell.

      – N'écoute que moi, querido mio, lui avait-elle dit, et tu t'en trouveras bien. Il est plus facile à Fred Jorgell de donner à quelqu'un un paquet de bank-notes qu'à toi de gagner un dollar.

      Ces remontrances, ponctuées de baisers et d'affolantes caresses, avaient eu tout le résultat qu'elle en espérait.

      Il y avait maintenant sur la Revanche trois partis bien distincts, et chacun gardait ses positions en attendant que la bataille décisive s'engageât.

      Le reste de l'après-midi se passa sans incident. Les matelots s'étaient remis insoucieusement à boire, à jouer et à fumer ; à la nuit tombante, ils descendirent prendre leur repas, que les cuisiniers avaient apprêté à l'heure habituelle.

      Slugh avait mis à profit cette espèce de trêve. Il avait réuni autour de lui quinze des plus fidèles et des plus anciens affidés de la Main Rouge, une élite sur laquelle il pouvait compter absolument, car presque tous avaient déjà fait un séjour à l'île des pendus. Il leur avait exposé son projet.

      Il s'agissait tout simplement de fuir dans le grand canot après avoir mis le feu au navire, il suffirait pour cela de renverser un ou deux bidons de pétrole près des cabines de l'arrière, dont le bois et les peintures offraient un aliment facile à la flamme.

      Pendant que Knox essayerait d'éteindre ce premier foyer d'incendie, un second, disposé à l'avant près de l'endroit où se trouvaient les poudres, achèverait l'œuvre de destruction.

      Le canot était vaste, solide. Il serait pourvu des vivres nécessaires, et l'on savait qu'il se trouvait de nombreuses îles à moins de deux jours de distance.

      Slugh finit par persuader tous ses hommes auxquels il promit, de la part de la Main Rouge, d'exceptionnelles récompenses.

      Cet audacieux projet n'avait qu'un défaut aux yeux de Slugh, c'est qu'il impliquait la mort d'Andrée de Maubreuil, que les Lords lui avaient recommandé d'épargner. Mais il se dit qu'après tout le principal serait fait et qu'il trouverait bien un moyen de s'excuser.

      Au repas du soir, il annonça son intention de passer une bonne nuit et se retira dans sa cabine. Ses hommes firent de même, et Knox, trompé par cette comédie, alla se reposer à son tour ; la présence des sentinelles placées près des cambuses et du magasin d'armes le rassurait pleinement sur la façon dont se passerait la nuit.

      Bientôt le plus profond silence régna à bord de la Revanche. Les lumières étaient éteintes, tout le monde dormait ou faisait semblant de dormir.

      Vers dix heures du soir, les quinze hommes de Slugh sortirent silencieusement de leurs hamacs, et, chargés de caisses de vivres, de tonnelets de rhum dont ils s'étaient précautionnés pendant la journée, se dirigèrent vers l'avant, où se trouvait le grand canot suspendu à ses portemanteaux.

      Ils empilèrent dans l'embarcation les objets nécessaires à un long voyage. Ils n'eurent garde d'oublier une boussole, des munitions et quelques vêtements de rechange.

      Slugh veillait en personne à ces préparatifs. Ce n'est que quand il fut bien sûr que rien d'essentiel ne serait oublié qu'il s'éloigna pour aller préparer lui-même les foyers d'incendie que devaient allumer des mèches d'une longueur calculée à l'avance.




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