NEUVIÈME ÉPISODE LE COTTAGE HANTÉ
VI Un chien détective
Dans une de leurs dernières réunions, les trois Lords de la Main Rouge, Cornélius, Fritz Kramm et Baruch, avaient décidé que tous les membres de l'expédition organisée contre l'île des pendus seraient impitoyablement anéantis.
Ils ignoraient, il est vrai, que lord Burydan fît construire un yacht pour son propre compte, mais cela n'empêchait pas que le lord excentrique et ses amis ne dussent fatalement tomber sous les coups des
sectaires de la Main
Rouge.
Aussi, certains d'exterminer leurs
ennemis en une seule fois, les trois Lords les avaient laissés, ces derniers temps, parfaitement tranquilles.
Sur leur yacht, avait déclaré Cornélius, ils seront à notre merci et cela sans que nous ayons à courir aucun risque. Une fois dans les mers du Sud, où va les entraîner la fausse lettre de Bondonnat trouvée dans la bouteille, ils n'auront plus de secours à espérer de personne. L'Océan qui avoisine le cercle antarctique est absolument désert. Là, nous serons les maîtres de l'heure.
Et longuement, méticuleusement, le docteur avait développé un infaillible plan combiné par lui et qui devait amener l'irrémissible perte de lord Burydan et de ses amis.
Baruch, bien qu'avec une arrière-pensée, avait fini par se ranger à l'opinion de ses pairs ; pourtant, et c'était là la raison de son mécontentement secret, il lui déplaisait qu'Andrée de Maubreuil fût condamnée à périr. S'il l'avait osé, il eût pris la défense de la jeune fille comme il l'avait fait une fois déjà à bord du yacht l'
Arkansas.
L'
amour de Baruch pour Andrée, qui n'avait d'abord été qu'une sorte de caprice, était devenu une véritable passion, passion étrange où il se mêlait autant de haine que d'affection. Il eût voulu avoir à sa discrétion cette orgueilleuse beauté qui, autrefois, ne lui avait montré que du mépris, alors qu'il était préparateur de M. de Maubreuil dans le laboratoire de chimie du
Manoir aux
Diamants.
Il eût aimé à voir Andrée, vaincue et suppliante, se traîner à ses genoux et implorer sa pitié, et il eût payé très cher ce triomphe de son amour-propre et de sa rancune.
Tenu minutieusement au courant, par ses espions, de ce que faisaient Fred Jorgell et ses amis, il
lut le premier le télégramme par lequel
Andrée était priée de se rendre directement à San Francisco et ce fut en le lisant que tout un plan germa dans sa tête. Ce fut lui qui, par ses
agents, suscita à Fred Jorgell des affaires capables de le retenir à New
York, afin que Mlle de Maubreuil partît seule.
Très méfiant cette fois, Baruch ne mit personne dans la confidence de ses projets. Le chauffeur dont il avait eu besoin pour conduire les deux femmes de la gare de Juwilly à Golden-Cottage n'était au courant de rien, et, habitué comme tous les membres de la Main
Rouge à une obéissance passive, il ne s'était même pas demandé dans quel but on faisait appel à ses services.
On lui avait ordonné de se procurer une auto verte d'une telle marque et d'un tel nombre de
chevaux, c'est-à-dire exactement pareille à l'une de celles de Fred Jorgell, et il avait obéi sans chercher à en savoir plus long.
Comme on l'a vu, Baruch avait failli réussir.
S'il avait eu un peu plus de sang-froid, s'il n'avait pas perdu la tête devant la résistance de Mlle de Maubreuil, si enfin il s'était contenté de la chloroformer comme il l'avait fait pour mistress Mac Barlott, il se fût certainement emparé d'elle.
L'intervention de Pistolet, ce
chien maudit qui lui apparaissait jusque dans ses
cauchemars et qu'il n'avait jamais pu réussir à tuer, avait achevé de lui faire perdre toute sa présence d'
esprit. Il avait couru jusqu'à son auto et s'était enfui sans oser regarder derrière lui.
Ç'avait été, d'ailleurs, une chance, car si lord Burydan et ses amis l'avaient trouvé dans le
cottage, aux prises avec Mlle de Maubreuil, ils l'eussent certainement lynché sans autre forme de procès.
Une autre chance pour Baruch ç'avait été de n'être pas étranglé tout net par le
chien, lorsque, seul dans la
villa, il attendait la venue des deux femmes.
Arrivé à la nuit, il avait franchi la grille d'entrée en se servant d'une fausse
clé, puis, trouvant ouverte la porte que les tramps avaient défoncée et qui avait donné à Pistolet lui-même accès dans l'intérieur du
cottage , il était entré, et, réfléchissant que Mlle de Maubreuil serait peut-être surprise en ne
voyant aucune lumière, il avait tourné la
clé des commutateurs électriques dans deux ou trois pièces.
Pendant ce temps, Pistolet était parti en maraude vers une ferme lointaine, et ce n'est qu'après avoir substantiellement dîné d'un caneton étranglé par surprise qu'il était revenu vers son
cottage juste au moment où Andrée, à bout de
force, allait être enlevée par le bandit.
Nul doute que, si Pistolet eût été là quand Baruch avait franchi la grille, il n'eût satisfait sa vieille rancune contre le meurtrier de M. de Maubreuil.
Andrée et ses amis s'étaient, en y réfléchissant, rendu parfaitement compte de l'immense reconnaissance qu'ils devaient au courageux
animal. Aussi fut-il accablé de gâteries de toute espèce et tout d'abord on le baigna, on le peigna, on le parfuma ; et il reprit figure de
chien civilisé.
Avec sa
sagacité habituelle, Pistolet comprit bien vite qu'il n'aurait plus désormais à s'occuper de chasse et de maraude et qu'il avait acquis des droits à l'oisiveté et au bien-être, et il ne témoigna pas la moindre surprise en se
voyant apporter des soupes délicieuses et de succulentes carcasses de volailles.
Pistolet, du même coup, avait renoué connaissance avec tous ses anciens amis, depuis le petit bossu jusqu'au Peau-Rouge Kloum, sans oublier lord Burydan qui avait pour lui une estime toute particulière. D'ailleurs Pistolet s'était promptement familiarisé avec miss Isidora,
Agénor et l'ingénieur Harry Dorgan.
A Golden-Cottage, on ne le considérait pas comme un simple barbet. Il avait ses grandes et petites entrées dans toutes les pièces et, gravement assis sur son derrière, il assistait à toutes les discussions auxquelles on eût cru qu'il allait prendre part, tant sa mine était pensive et réfléchie.
C'est ainsi qu'un
jour il fut question de la latitude et de la longitude de l'île des pendus.
Les mots
longitude et
latitude éveillèrent sans doute dans l'
âme du
chien un souvenir précis, car tout à coup, il poussa trois aboiements brefs et, tirant impérieusement le petit bossu par la manche de son veston, il lui fit comprendre, en son langage, qu'il voulait lui montrer quelque chose.
Oscar n'eut garde de ne pas répondre à cette invitation. Il suivit Pistolet qui, après avoir gravi rapidement l'escalier du
cottage, le conduisit dans une soupente où le bossu n'avait jamais pénétré.
Là, il y avait une botte de paille de maïs et, à terre, les vingt-quatre lettres de l'alphabet découpées par M. Bondonnat et les débris du sac de cuir où elles avaient été renfermées.
Je vois, dit joyeusement le bossu, que tu n'as pas oublié mes leçons d'autrefois. Kloum m'a d'ailleurs raconté que M. Bondonnat te les avait continuées.
Allons, mon brave Pistolet, montrenous un peu tes talents.
Et, tout en parlant, il caressait doucement la fourrure bouclée de son fidèle camarade.
Pistolet ne se fit pas prier.
Après avoir derechef poussé trois aboiements brefs, il étendit les pattes et, avec une rapidité due à de longs et patients exercices, il composa le mot
longitude.
Oscar demeura muet de surprise et, retenant son souffle, il suivit avec attention les moindres mouvements du
chien, se demandant anxieusement ce que signifiait le choix d'un pareil mot.
Pistolet qui, on le sait, était admirablement entraîné ne mit qu'un instant à composer la phrase suivante :
Longitude nord, quarante-sept
Qu'est-ce que cela signifie ? s'écria Oscar bouleversé, ce n'est pas là le chiffre que nous avons trouvé dans la bouteille, il y a là-dessous quelque mystère.
Et caressant de nouveau Pistolet, il ajouta :
Continue, mon vieux, la latitude maintenant ?
Imperturbablement, le
chien composa :
Latitude ouest, cent soixante et un
Ça, par exemple, s'écria le bossu stupéfié, c'est renversant !
Il nota promptement les deux chiffres sur un carnet et dégringolant quatre à quatre l'escalier, il se précipita dans le salon pour faire part de l'étonnante découverte qu'il venait de faire.
Je me souviens parfaitement, dit Kloum, que M. Bondonnat avait appris à Pistolet ces mots de longitude et de latitude. Il avait essayé de m'expliquer ce que c'était, mais
voyant que je ne comprenais rien, il ne m'en avait plus parlé.
L'instant d'après, tout le monde envahissait le galetas de Pistolet qui, devant cette nombreuse assistance, recommença ses exercices.
Quand la même lettre se rencontrait deux fois dans un mot, il la reprenait après l'avoir placée en laissant un vide à la syllabe du commencement.
Ce détail excita l'admiration de tout le monde car, de cette façon, l'érudit
animal n'avait besoin que d'un seul alphabet pour composer une infinité de mots.
Cependant, les paroles de Kloum avaient été pour lord Burydan un trait de lumière.
By God ! s'écria-t-il, nous sommes tous des crétins stupides ! des huîtres ! des imbéciles ! des
idiots !
Pourquoi donc, milord ? demanda le bossu avec surprise.
Je dis que nous sommes tous des ânes bâtés et que les bandits de la Main
Rouge sont cent fois plus intelligents que nous !
Comment cela ?
Vous ne comprenez donc pas que la bouteille soi-disant trouvée dans la mer que nous a apportée cette espèce de
pirate était une frime, une fausse indication destinée à nous entraîner dans les glaces du pôle Sud ! Je suis persuadé que la lettre de M. Bondonnat est fausse ; je la regarderai à la loupe tantôt, et Mlle Frédérique me prêtera une des anciennes lettres de son père pour que je puise confronter les écritures.
Nous allons examiner cela à l'instant même, s'écria la jeune fille.
Une minute après elle revenait avec la lettre trouvée dans la bouteille et une ancienne lettre du savant.
Il suffit à lord Burydan d'un rapide examen à la loupe pour se convaincre que le document vendu deux cents dollars par le capitaine Christian Knox était l'uvre d'un habile faussaire.
Sans Pistolet, grommela l'excentrique, nous étions dans de beaux draps.
L'assistance entière était plongée dans la stupéfaction la plus profonde, mais tous furent obligés de reconnaître, après un instant de réflexion, que lord Burydan était dans le vrai et que l'indication donnée par Pistolet était bien la seule exacte.
Fred Jorgell, Harry Dorgan et les deux Français, qui revinrent de San Francisco le soir, furent entièrement de cet avis.
C'est seulement dans le voisinage du cercle arctique qu'il fallait chercher Prosper Bondonnat, et non ailleurs. Mais, pour parer à de nouvelles machinations des bandits de la Main
Rouge, il fut décidé que le secret serait jalousement gardé sur la découverte qu'on venait de faire.
Le départ des deux yachts fut irrévocablement fixé au
vendredi 13
janvier.