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Le mystérieux docteur Cornélius - T. 2

Gustave Lerouge
© France-Spiritualités™






SEPTIÈME ÉPISODE – UN DRAME AU LUNATIC-ASYLUM
VI – Une joviale réception

Comme chaque matin, le hall des exercices du Gorill Club était en pleine animation. Jongleurs, athlètes, écuyers et animaux savants étaient plongés dans l'ardeur du travail, sous la bénévole surveillance de l'illustre John Sleary et de son non moins illustre ami, le clown Bombridge.

      Oscar Tournesol, qui depuis son arrivée au club avait fait de rapides progrès et donnait à ses professeurs les plus belles espérances, était occupé à réaliser une série de sauts périlleux, vêtu d'une fourrure ajustée à sa taille, qui lui donnait l'aspect d'un singe de grande espèce, lorsque John Sleary, le visage très animé, vint lui dire qu'un gentleman de la plus rare correction le demandait au bureau.

      – C'est, fit-il, heu... heu... quelqu'un qui appartient certainement... heu... heu... à l'aristocratie du vieux continent... Il porte une chemise brodée, un costume qui sort de chez le tailleur, et il est arrivé dans une auto tout à fait... heu... heu... luxueuse.

      Sans quitter son pittoresque déguisement, Oscar s'empressa de suivre le directeur jusqu'au bureau situé près de la porte d'entrée, et là, il se trouva inopinément en face de son compatriote et ami, Agénor Marmousier. Tous deux se serrèrent la main avec effusion. Et leur premier soin fut de congédier Mr Sleary qui s'obstinait à vouloir faire prendre aux visiteurs un verre de son gin.

      – Ce vieil ivrogne est assommant, dit Oscar, il est tellement imbibé d'alcool que je suis sûr qu'il prendrait feu comme un simple punch si l'on approchait de lui une allumette.

      Agénor paraissait si préoccupé qu'il n'avait pas même fait attention à l'étrange costume dont était revêtu son ami et que complétait une tête de carton au masque hideux, pour le moment rejetée en arrière comme un capuchon.

      – Mon brave Oscar, je suis venu vous trouver pour vous confier mon embarras. Je me trouve dans une situation singulière. Et, pour comble d'ennui, Mr Fred Jorgell, l'ingénieur Dorgan et miss Isidora sont allés en auto au-devant de vos amies Andrée et Frédérique et de leurs fiancés qui reviennent de La Nouvelle-Orléans sans avoir abouti dans leurs recherches.

      – Je m'attendais à cela, murmura Oscar, mais de quoi s'agit-il ?

      – Vous allez le savoir. Je vous ai bien des fois parlé de mon bienfaiteur, lord Astor Burydan, qui possède l'imagination d'un poète en même temps que la générosité d'un prince, lord Burydan près duquel pendant trois ans j'ai coulé les plus heureux jours de ma vie.

      – Mais vous m'avez dit qu'il était mort, qu'il avait péri dans le naufrage de la Ville-de-Frisco ?

      – Il n'en est rien, heureusement ; mais lord Burydan, ce qui ne m'étonne qu'à moitié de sa part, d'ailleurs, se trouve en ce moment-ci dans la plus étrange des situations. Tenez, lisez ceci, et vous serez plus rapidement renseigné.

      Et Agénor tendait au bossu un numéro du New York Sun dont un article portait en manchette :

Un drame sur le Mississippi.
Un prétendu lord jette le chauffeur d'un yacht en pâture aux caïmans. Deux aliénés dangereux.

      Le commencement de cet article sensationnel contenait le récit à peine exagéré des événements que nous avons vu se dérouler à bord de l'Arkansas. On y narrait l'arrestation de lord Burydan et de l'Indien Kloum. Les deux fugitifs avaient d'abord été enfermés dans une prison de La Nouvelle-Orléans. Mais, devant le constable, lord Burydan s'était réclamé de l'ambassade d'Angleterre à New York et avait mené grand tapage. Le consul anglais de La Nouvelle-Orléans ayant par principe appuyé ses réclamations, le lord et son compagnon avaient été embarqués sous bonne escorte et conduits à New York. L'excentrique lord, qui avait dans les milieux diplomatiques de hautes et puissantes relations, ne doutait pas qu'une fois arrivé dans la capitale de l'Union il ne lui fût rendu promptement justice.

      Malheureusement, l'ambassade avait montré une mauvaise volonté extraordinaire et, comme lord Burydan n'avait sur lui aucun papier qui pût prouver sa qualité, on l'avait bel et bien enfermé avec son soi-disant complice au Lunatic-Asylum de Greenaway, en attendant qu'on prît un arrêté d'expulsion en bonne forme.

      Ce que le journal ne disait pas, c'est qu'un des attachés de l'ambassade anglaise était le fils d'un parent éloigné de lord Burydan, qui, sur la nouvelle de son décès, s'était fait provisoirement envoyer en possession de son immense fortune.

      Dans ces conditions, l'excentrique avait de grandes chances de faire un long séjour dans les cabanons grillés du Lunatic-Asylum où, sur recommandations expresses, il avait été immédiatement « bouclé » en qualité de fou dangereux.

      – Vous savez, dit Agénor, lorsque le bossu eut terminé la lecture de l'article, que, dans le naufrage, j'ai réussi à sauver tous les papiers de lord Burydan dont j'étais porteur. Comme tout le monde l'aurait fait à ma place, je courus avec ces papiers à l'ambassade d'Angleterre ; mais on m'a fort mal accueilli, on m'a presque jeté dehors en me conseillant de ne pas me mêler de ce qui ne me regardait pas. Très surpris, je suis allé au Lunatic-Asylum. On ne m'a même pas laissé entrer et on m'a fort insolemment fait entendre qu'il fallait que je fusse un complice des deux internés pour demander ainsi à venir les voir. Il faut absolument que je porte secours à mon ami et que je l'aide à s'échapper de cet asile. Pour qu'on n'ait pas tenu compte de mes réclamations, il faut qu'il ait des ennemis puissants. Si je ne me hâte pas de lui faire rendre la liberté, il sera peutêtre emmené dans quelque hospice de province où il me serait impossible de le découvrir.

      – Attendez l'arrivée de Fred Jorgell.

      – Je ne puis rien attendre. J'aurais remords éternel d'avoir, par mes retards, causé le malheur de mon bienfaiteur.

      – Je comprends cela. Mais en quoi puis-je vous être utile ?

      Depuis un instant, Agénor considérait attentivement le costume de singe dont Oscar était revêtu.

      – Eh bien, fit-il, grâce à votre déguisement.

      – Je comprends de moins en moins.

      – Voici mon plan. Je vais vous faire enfermer au Lunatic-Asylum.

      – Hum !... s'écria Oscar, dont la bosse tressauta.

      – Ne vous étonnez pas et écoutez-moi jusqu'au bout. Vous êtes agile. Ce doit être un jeu pour vous d'escalader une muraille ou de franchir une grille ?

      – Bien sûr.

      – Alors, il s'agit de faire évader lord Burydan et le Peau-Rouge. Je vais vous donner une bonne lime, un revolver, cinq ou six bank-notes de cent dollars. Si avec cela vous ne réussissez pas, vous n'êtes pas digne de la haute opinion que j'ai de vous.

      – On est parisien, fit Oscar en se rengorgeant. Bien que ça n'ait pas l'air très commode, je vais tenter l'entreprise. Seulement, il faudra m'excuser près de Mr Sleary et dire que vous m'emmenez en vacances.

      Au bout d'une demi-heure de conversation, Oscar, d'abord un peu hésitant, était devenu enthousiaste de cet original projet qui n'avait pu germer que dans la cervelle d'un poète fantaisiste tel que l'était Agénor Marmousier.

      Après divers préparatifs, les deux amis montèrent en auto et se firent conduire au Lunatic-Asylum de Greenaway. Oscar était toujours en singe et le hideux masque de carton qu'il avait rabattu sur son visage complétait à miracle le déguisement.

      Comme ils allaient descendre en face de la grille dorée de l'établissement, Oscar dit à son compagnon :

      – J'espère bientôt vous faire parvenir des nouvelles ; mais je vous recommande surtout de ne souffler mot de cette aventure ni à Mlles Frédérique et Andrée ni à leurs fiancés. Je leur avais promis de ne rien faire qui n'eût pour but de retrouver M. Bondonnat et je manque à ma parole pour vous être agréable en me laissant enfermer dans cet asile.

      Agénor fit la promesse que son ami exigeait de lui ; tous deux passèrent gravement devant la loge du concierge ébahi et se dirigèrent vers le cabinet directorial. Dans sa stupeur, le concierge n'avait pas reconnu dans Agénor le gentleman qui, quelques heures auparavant, était venu lui parler de lord Burydan.

      Ils sonnèrent et ce fut Mr Palmers lui-même qui vint leur ouvrir, très mécontent d'avoir été dérangé d'un travail de pointage des journaux sportifs auquel il se livrait avant de se rendre sur le turf, suivant sa louable habitude.

      A la vue du quadrumane qui accompagnait Agénor, il eut un froncement de sourcils.

      – Que signifie cette mauvaise plaisanterie ? grommela-t-il.

      – Ce n'est pas une plaisanterie, reprit gravement Agénor, je vous amène un client, et un client payant.

      Mr Palmers eut un sourire débonnaire.

      – Oui, continua le poète, mon malheureux neveu, que vous voyez affublé de ce déguisement ridicule, a la funeste quoique inoffensive manie de se croire devenu singe. Il passe son temps à grimper aux arbres, à croquer des noisettes et à faire de hideuses grimaces ; mais je ne doute pas qu'après quelques semaines de traitement il ne revienne à des idées très raisonnables.

      – Vous pouvez en être sûr, fit Mr Palmers, dont l'imagination rapide combinait déjà une nouvelle martingale. Mais vous savez que l'usage est de payer trois mois d'avance, à raison de cent dollars par mois.

      Sans la moindre observation, Agénor tendit trois bank-notes. Mr Palmers les fit disparaître dans la profondeur de son gilet avec la prestesse d'un escamoteur de profession ; puis, oubliant la présence de ses visiteurs, il jeta un coup d'œil radieux vers les journaux de sport annotés au crayon bleu et murmura entre ses dents :

      – Décidément, je joue le favori, cela suffira.

      – Si cela ne vous suffisait pas..., reprit Agénor, gardant à grand-peine son sérieux.

      – Non, mille pardons, je pensais à autre chose.

      Vous dites donc que ce malade est inoffensif ?

      – Absolument.

      – C'est bien. Je vais procéder moi-même à son installation et, d'ici peu, je vous garantis qu'il ira mieux.

      Et il congédia doucement Agénor qui contenait difficilement une grande envie de rire.

      Pendant tout ce dialogue, Oscar était demeuré dans un coin, feignant de ne rien entendre de la conversation, mais sitôt qu'Agénor eut disparu, il se mit à gambader, sautant par-dessus les meubles et déchirant au hasard des journaux de courses qui lui tombaient sous la main.

      Mr Palmers, vaguement inquiet, se réfugia le plus loin possible du singe et se hâta de sonner un des gardiens. Un de ces fonctionnaires, vêtu de la casaque jaune à boutons de métal et coiffé du casque de cuir bouilli, qui était, on le sait, l'uniforme de la maison, apparut dans l'entrebâillement de la porte. C'était le surveillant en chef, celui-là même que nous avons vu servir de guide à miss Isidora et à son fiancé dans leur dernière visite au Lunatic-Asylum.

      – Rugby, lui dit-il d'un air dégoûté, conduisez-moi vivement ce gorille dans un cabanon quelconque et commencez par le mettre au pain et à l'eau pour lui apprendre à vivre. Ah ! mon bonhomme, je vais t'enseigner à faire le singe, moi, attends un peu !

      – Est-il dangereux ? demanda Rugby.

      – Inoffensif, complètement inoffensif, et de plus, c'est un malade payant.

      – Bien, monsieur le directeur ; mais je voulais vous dire quelque chose...

      – Qu'y a-t-il encore ? fit Mr Palmers d'un air furieux.

      – Les malades refusent énergiquement de manger du boudin.

      – Alors, donnez-leur des harengs marinés ; il y a encore la moitié du stock que j'ai acheté à la criée le mois dernier.

      – Ils ne veulent pas de harengs marinés non plus. Ils prétendent que cela leur donne une soif de tous les diables. Et précisément, il n'y a plus de bière en cave et le brasseur refuse de faire une nouvelle livraison à crédit.

      – Au diable tous ces toqués ! ils sont vraiment bien difficiles. Pour ce matin, tâchez qu'ils se contentent encore de boudin et de harengs marinés et comme boisson, vous leur donnerez de l'eau teintée de whisky. Je vais aux courses. J'ai des tuyaux épatants. Si j'ai touché le gagnant, les fous auront ce soir un bon rôti de cheval avec des pommes de terre autour et de la bière à discrétion.

      – Mais, monsieur le directeur...

      – Assez ! Je n'ai pas le temps d'écouter vos sornettes. Emmenez votre gorille et fichez-moi le camp !

      Le bossu, que cette scène réjouissait infiniment, suivit le gardien sans résistance, mais avant de sortir de la pièce, il eut soin de renverser d'un coup de pied une bouteille d'encre dont le contenu inonda toutes les paperasses de Mr Palmers.

      Pendant que celui-ci jurait et tempêtait, Oscar suivit le gardien qui riait sous cape, et se laissa conduire par lui jusqu'à une arrière-cour presque entièrement entourée de cellules grillagées. Le surveillant en ouvrit une et poussa brutalement Oscar dans l'intérieur, non sans l'avoir gratifié d'un coup de pied.

      – Tiens ! fit-il, reste là ! Tu pourras faire le singe tout à ton aise.

      Oscar regarda autour de lui et vit une étroite pièce meublée d'un lit de sangle, d'un escabeau et d'une cruche d'eau au-dessus de laquelle était posé un pain de munition.

      – Ça, c'est rigolo, par exemple ! s'exclama-t-il, je me demande un peu comment on traite les pensionnaires qui ne paient pas et qui ne sont pas inoffensifs ?

      Il passa le restant de la journée fort tristement et il fut assez surpris quand, le soir, on lui apporta une portion de rôti entourée de pommes de terre, accompagnée d'une pinte de bière. Il pensa que, décidément, Mr Palmers avait dû toucher le gagnant. Après son repas, auquel assista le surveillant, celui-ci, qui paraissait de moins mauvaise humeur que le matin, daigna lui souhaiter le bonsoir et le laissa méditer sans chandelle sur sa bizarre situation. Bientôt, une cloche annonça que tout le monde dormait ou devait dormir dans l'établissement. Oscar n'attendait que ce moment pour se mettre au travail.

      Tout d'abord, il tira des poches intérieures de sa fourrure de singe une minuscule lanterne électrique de forme plate, un tournevis et une lime. En un clin d'œil, à l'aide du tournevis, il eut dévissé la serrure de son cabanon. Une fois dans la cour, il réfléchit. Il était évident pour lui que lord Burydan devait se trouver dans une des cellules voisines. Eteignant sa lanterne, il frappa à l'une des portes ; il n'obtint pas de réponse. Il en heurta une autre, puis une autre encore, puis une quatrième, toujours du silence. Il commençait à désespérer, à se demander si celui qu'il cherchait ne se trouvait pas dans une autre partie de l'établissement, et ce fut sans grand espoir qu'il ébranla du poing la cinquième porte ; mais, à sa grande joie, une voix bien timbrée répondit de l'intérieur :

      – Qui est là ? Quel est le gredin qui se permet de troubler le sommeil de ma seigneurie ?

      – Silence, fit Oscar. Vous êtes lord Burydan ?

      – Parbleu, oui, mais...

      – Silence, vous dis-je ; je viens de la part de M. Agénor Marmousier.

      L'excentrique lord eut peine à retenir un cri de joie :

      – Ce cher Agénor ! s'écria-t-il, il est vivant ! Comme je suis heureux qu'il ait échappé au naufrage !

      – Ne criez pas si fort. Je suis envoyé par votre ami pour vous délivrer ; mais soyez prudent et ne manifestez aucun étonnement du bizarre costume dont vous me verrez revêtu.

      – Bon, je suis tout oreilles.

      – Passez la main entre les deux barreaux de l'ouverture grillée qui est au bout de la porte. Je vous donne trois objets : une lime, un tournevis et une lampe électrique ; avec cela, vous pouvez être libre dans dix minutes.

      Le noble lord ne se fit pas répéter cette invitation. Oscar entendit grincer le tournevis, bientôt la serrure tomba et la porte s'ouvrit.

      Les deux amis de fraîche date échangèrent une cordiale poignée de main, puis ils se mirent à la recherche de la cellule de Kloum qui fut délivré de la même manière.

      – Maintenant, dit Oscar, il ne nous reste plus qu'à passer par-dessus les murs ou à franchir la grille.

      – C'est que, dit lord Burydan, la muraille a dix-huit pieds de haut et je souffre encore d'une blessure à la jambe. Il me semble préférable de s'emparer des clefs que le surveillant porte toujours à sa ceinture. Je sais déjà que la petite porte du jardin aboutit à une ruelle déserte. C'est la clef de cette porte qu'il nous faudrait.

      – Il faut faire venir ici le surveillant.

      – Comment ?

      – En poussant des hurlements féroces et en allumant votre lampe électrique.

      Ce stratagème eut un plein succès. Au bout de dix minutes de cris accompagnés d'illuminations, les fugitifs entendirent une clef grincer dans la serrure de la porte de la cour. Aussitôt, ils éteignirent leur lanterne et se tapirent dans un angle obscur. Un surveillant – mais ce n'était pas le gardien en chef – passa devant eux sans les voir. Dès qu'il les eut dépassés, l'impassible et silencieux Kloum lui sauta à la gorge, le bâillonna avec son mouchoir et le ficela soigneusement. Cela fait, l'homme fut jeté dans la cellule qu'avait occupée Oscar. La lanterne électrique fut rallumée et les vociférations recommencèrent. Le truc était décidément excellent, car un second gardien fut capturé de la même manière, puis un troisième qui était venu à la recherche des deux autres. Enfin, ce fut le tour du surveillant-chef qui, après une courte lutte, alla rejoindre ses collègues dans le cabanon.

      Kloum prit les clefs que ce fonctionnaire portait à la ceinture, pendant qu'Oscar s'écriait joyeusement :

      – Je crois que l'affaire est dans le sac. Maintenant, il ne nous reste plus qu'à filer.

      – Une minute, dit lord Burydan. Je ne veux pas que le passage dans cet établissement de celui qu'on a surnommé le « lord excentrique » ne soit pas signalé par quelque haut fait. Je ne m'en vais pas d'ici sans avoir offert un joyeux souper à mes collègues, messieurs les aliénés.

      Oscar voulut faire quelques timides objections, mais lord Burydan lui coupa la parole et lui démontra clair comme le jour qu'un pareil repas était d'autant plus indispensable que les malheureux aliénés mouraient à peu près de faim, réduits qu'ils étaient, depuis quelques semaines, au régime de la charcuterie et des conserves avariées.

      L'occupation méthodique de l'établissement par les trois conspirateurs continua et, tout d'abord, on s'empara de la loge du concierge qui, surpris dans son premier sommeil aux côtés de sa femme, fut promptement mis hors d'état de nuire.

      La menace du revolver que portait Oscar et les poings solides de lord Burydan eurent vite raison des autres gardiens cernés dans le logement qu'ils occupaient, et Kloum, sortant tranquillement par la grille principale, sauta dans un taxi en jetant au chauffeur l'adresse d'un restaurant ouvert toute la nuit. Il était de retour une demi-heure après avec les éléments d'un pantagruélique souper : jambons roses comme les joues pudiques des jeunes misses, andouilles phénoménales, savoureux rosbifs, volailles truffées, sans compter plusieurs paniers de vins de divers crus où le champagne n'était pas oublié.

      Pendant que le Peau-Rouge remplissait ainsi les fonctions d'officier de bouche, lord Burydan et Oscar ouvraient une à une les portes des dortoirs et annonçaient que, par extraordinaire, l'honorable Mr Palmers, ayant touché la forte cote, offrait à tous les pensionnaires un joyeux réveillon.

      Cette nouvelle suscita un réel enthousiasme. En un clin d'œil tout le monde fut sur pied ; l'électricité fut allumée dans tous les corps de bâtiment, puis le domicile particulier de Mr Palmers fut envahi et c'est là que l'on prit les serviettes, les nappes damassées, les cristaux et les porcelaines jugés indispensables à la solennité du festin. Les folles mirent le couvert, chacun prit place à table, et bientôt la réunion présenta le spectacle le plus vif et le plus animé.

      A la grande surprise de lord Burydan, qui s'en donnait à cœur joie, les convives, à part quelques éclats de rire trop perçants, quelques répliques un peu trop vives, conservaient un décorum parfait. Les hommes offraient à boire à leurs voisines et leur passaient les plats avec une politesse exquise ; on se fût cru dans la salle d'une table d'hôte ordinaire ; mais à mesure que les fumées du vin montaient à ces cerveaux déséquilibrés, des changements se produisirent dans l'attitude des invités.

      On n'était pas arrivé au dessert que l'hommechat sautait sur la table, faisait le gros dos en exécutant toute une gamme de miaulements les plus réjouissants du monde. L'hommeautomobile, qui se promenait toute la journée emmailloté de pneumatiques, réclamait à grands cris du benzonaphtol. On lui fit avaler un siphon d'eau de Seltz et il déclara qu'il avait son plein d'essence et qu'il allait bientôt partir. Une grosse dame, qui se croyait changée en gigot de mouton, offrait un couteau et une fourchette à ses voisins pour leur permettre de goûter un morceau de son épaule dodue. Quelques charitables folles, songeant aux blessés de la guerre balkanique, transformaient activement en charpie la nappe et les serviettes damassées de Mr Palmers.

      Quelques-uns chantaient des cantiques et d'autres des chansons à boire. La bacchanale était devenue indescriptible. On cassait la vaisselle pour s'amuser et l'on jetait les bouteilles vides par les fenêtres. Quelqu'un proposait d'organiser un bal lorsque, tout à coup, l'honorable Mr Palmers, qui était rentré tranquillement par la petite porte de la grille dont il avait la clef et que l'illumination de son établissement à une heure pareille remplissait d'étonnement, parut à la porte de la salle du festin. En présence de cet étonnant spectacle, ses yeux s'arrondirent et son visage exprima la stupeur la plus complète ; mais bientôt, il reconnut les lambeaux de son linge de table déchiqueté et les débris de ses assiettes et de ses couverts. Il poussa un cri de rage et sa figure devint écarlate.

      – Vive Mr Palmers ! criaient les convives avec enthousiasme.

      – Canailles !... fripouilles !... bandits !... rugitil en tirant son browning, vous me paierez cela !

      Et tout en menaçant les fous de son revolver, il cherchait à faire retraite du côté de la porte.

      Il n'en eut pas la possibilité. Sur un signe de lord Burydan, Kloum l'avait saisi par le poignet et l'avait désarmé. Il continuait à proférer de terribles menaces, mais les fous l'entouraient en hurlant et exécutaient autour de lui une sarabande échevelée.

      – C'est ce misérable qui ne nous fait manger que des harengs marinés et de la charcuterie !

      – Il faut le pendre !

      – Le faire rôtir avec des pommes de terre autour !

      – Le goudronner et l'emplumer !

      – Oui, c'est cela ! appuyèrent une dizaine de voix.

      Et aussitôt, on alla chercher à la cave un baril de goudron et au dortoir tout ce qu'on put trouver d'édredons et d'oreillers de plumes, et Mr Palmers, déshabillé malgré ses supplications, fut soigneusement goudronné et emplumé. On eût dit un poulet échappé par miracle au cuisinier en train de l'apprêter. Son aspect était si piteusement comique que tous les fous éclatèrent d'un rire effrayant.

      – Il faut, proposa quelqu'un, emplumer les gardiens.

      Cette proposition fut vivement applaudie et tout le monde se dirigea précipitamment du côté des cellules. Il ne demeura dans la salle que lord Burydan, le Peau-Rouge, Oscar et un aliéné triste, timide et vêtu de noir, qui se dissimulait derrière les doubles rideaux des fenêtres.

      – En voilà assez, maintenant, dit lord Burydan, filons !

      – Oui, approuva Oscar, le moment est propice.

      Et tous trois rasant les murs se dirigèrent du côté des jardins. Ils ne s'aperçurent pas que le fou aux vêtements noirs les suivait lentement à une trentaine de pas en arrière.

      Le lendemain du soir qui avait vu se dérouler ces mémorables événements, Agénor fut un peu surpris de ne pas recevoir de nouvelles d'Oscar, mais il ne s'en inquiéta pas outre mesure. Il pensa que le bossu s'était trouvé dans l'impossibilité d'écrire et qu'il aurait sans doute une lettre le jour suivant ; d'ailleurs, l'attention du poète fut retenue par Fred Jorgell et miss Isidora, revenus en compagnie des Français plus tôt qu'ils ne l'avaient annoncé.

      Ce matin-là, d'ailleurs, miss Isidora trouva dans son courrier une lettre arrivée déjà depuis deux jours et dont la teneur lui causa quelque inquiétude. Elle était signée Rugby, le surveillant en chef du Lunatic-Asylum. Il y disait en substance que l'établissement, depuis la dernière visite de la jeune fille, allait de mal en pis. Il n'y avait plus ni organisation ni discipline ; bien plus, le directeur, Mr Palmers, jouant aux courses tout l'argent qu'il pouvait rassembler, ne payait plus ses fournisseurs. Malades et gardiens étaient affreusement mal nourris, quand ils l'étaient. Le Lunatic-Asylum était devenu une vraie pétaudière et des catastrophes étaient à prévoir. Il considérait de son devoir, lui, Rugby, de prévenir de cet état de choses l'honorable miss Jorgell, pour qu'elle prît telles mesures qu'il conviendrait et il déclarait en terminant qu'il espérait que la jeune fille lui serait reconnaissante de sa vigilance et de son dévouement.

      Cette lettre alarma tellement Isidora qu'aussitôt après son déjeuner elle se rendit à Greenaway en compagnie de Frédérique qui avait bien voulu consentir à l'accompagner.

      Mais elles ne purent pénétrer dans l'établissement. Les grilles étaient fermées et barricadées intérieurement. Elles n'aperçurent aucun surveillant. Du haut des murailles où ils étaient juchés, des aliénés leur faisaient des signes menaçants.

      Elles s'enfuirent épouvantées jusqu'au premier poste de policemen auxquels elles racontèrent ce qu'elles venaient de voir. Le chef du poste, sachant qu'il avait affaire à la fille du milliardaire Fred Jorgell, se hâta d'obtempérer à sa demande et envoya douze hommes accompagnés d'un serrurier. La grille fut forcée et les policemen pénétrèrent dans l'intérieur de rétablissement.

      Tout d'abord, ils aperçurent Mr Palmers et les gardiens qui, vêtus seulement de leur plumage improvisé, avaient cherché un refuge dans les arbres de l'avenue. On recueillit ces malheureux pour leur procurer les soins que nécessitait leur état.

      Il fallut plusieurs heures pour faire le siège des bâtiments où les fous s'étaient retranchés et ce ne fut qu'à grand-peine qu'ils purent être réintégrés dans leurs cellules. Mais en dépit de toutes les perquisitions, on ne retrouva ni l'excentrique lord Burydan, ni Kloum le Peau-Rouge, ni Baruch Jorgell, pas plus d'ailleurs que l'homme-singe dont on ignorait le nom et qui devait certainement avoir été l'un des principaux instigateurs de la révolte.




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