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Le mystérieux docteur Cornélius - T. 2

Gustave Lerouge
© France-Spiritualités™






ONZIÈME ÉPISODE – CŒUR DE GITANE
VII – La gitane héroïque

Dans le camp des Français, la journée s'était tristement terminée. Andrée et Frédérique n'avaient dîné que d'une tablette de chocolat, découverte par Agénor dans sa cabine, et que les deux jeunes filles s'étaient partagée ; quant aux hommes, ils n'avaient pris que quelques gorgées d'eau minérale ; encore cette ressource était-elle sur le point de leur manquer.

      Il avait fait, l'après-midi, une chaleur accablante. Il était évident que les bandits qui s'étaient emparés du navire l'orientaient vers le sud-ouest, sans doute pour aborder dans quelqu'une des petites îles du nord de la Polynésie, et cette constatation donnait de grandes inquiétudes à l'ingénieur et à ses amis.

      Après une soirée mélancoliquement passée, tout le monde, sauf Agénor qui était de faction, songea à se retirer dans sa cabine. On se souhaita le bonsoir, et Andrée et Frédérique embrassèrent leurs fiancés plus tendrement que de coutume. Elles avaient besoin de tout leur courage pour retenir les larmes qui leur montaient aux yeux ; et, avant de se séparer, une fois seules dans la cabine d'Andrée, elles se jetèrent en pleurant dans les bras l'une de l'autre.

      – Chère Frédérique !

      – Chère Andrée !

      – Je sens que je ne vais pas fermer l'œil cette nuit. Je tremble qu'il n'arrive malheur à Roger.

      – Oh ! moi, je suis sûre aussi de ne pas dormir. Si tu restais avec moi dans ma cabine, il me semble que j'aurais moins peur !

      – Eh bien, oui, cela vaut mieux ainsi !... Mais tais-toi donc, il me semble que j'ai entendu parler...

      Les deux jeunes filles écoutèrent avec attention.

      Mlle de Maubreuil ne s'était pas trompée. Bientôt une voix – celle de Dorypha – se fit entendre dans le silence, appelant d'un ton précautionneux :

      – Mademoiselle de Maubreuil ! Mademoiselle de Maubreuil !

      – C'est vous, Mercédès ?

      – Oui, mademoiselle.

      – Mais où êtes-vous ?

      – Dans la cabine voisine de la vôtre. Mettez-vous à la fenêtre, mais parlez bas !

      – Qu'y a-t-il donc ?

      – Faites ce que je vous dis ! Allongez la main !... Bien. Maintenant, prenez le paquet que je vous tends ! Faites attention... c'est assez lourd !

      – En effet, mais qu'est-ce que c'est que cela ?

      – Ne dites rien, c'est du jambon. Je sais que vous êtes réduites à la famine. Mais attendez, ce n'est pas fini ! Voici encore une caisse de conserves... vous la tenez bien ?

      – Oui, mais je ne sais comment vous remercier.

      – Prenez toujours... Vous me remercierez après. Voici du pain, du chocolat, maintenant. Ça va être le tour des bouteilles car on ne peut pas manger sans boire, n'est-ce pas, señora ?

      Et la gitane, toujours insouciante, eut un joyeux éclat de rire.

      A ce moment, Andrée et Frédérique entendirent comme un bruit de lutte, puis le hublot de la cabine de Dorypha se referma avec un bruit sec, et elles distinguèrent, de l'autre côté de la cloison, les accents d'une brutale voix d'homme.

      – Mon dieu, murmura Frédérique, la pauvre fille a été victime de son dévouement ! Elle vient d'être surprise par un de ces misérables ! Ils ne lui pardonneront pas d'avoir essayé de venir à notre secours !

      Tremblantes d'angoisse, les deux jeunes filles essayèrent d'entendre la discussion qui avait lieu dans la cabine voisine et qui se poursuivait avec de grands éclats de voix, mais elles n'arrivaient qu'à saisir des bribes de phrases et des mots entrecoupés.

      Au moment où la gitane se préparait à passer les bouteilles de vin dont elle avait parlé à Andrée de Maubreuil, elle s'était sentie brusquement saisie par les épaules, elle s'était retournée et elle s'était trouvée en face de l'Irlandais qui, furieux de se voir abandonné, n'avait cessé de l'espionner depuis la veille.

      – Je t'y prends ! ricana le misérable, c'est toi qui fournis des vivres aux gens des cabines. Je vais prévenir tout le monde de ta trahison !

      La gitane se débattait comme une hyène pour s'arracher à l'étreinte de l'Irlandais ; comme il ne la lâchait pas assez vite, elle lui planta dans les joues les ongles de ses dix doigts, le sang coula, Edward, furieux, hors de lui, criant de toutes ses forces :

      – A moi, Slugh ! A moi, ceux de la Main Rouge ! Vous êtes trahis !... Au secours !... Venez vite !...

      – Te tairas-tu, vile crapule !... gronda la gitane, qui d'une main impatiente et fiévreuse, cherchait son poignard.

      La lutte entre Dorypha et son ex-amant se continuait, implacable et sourde, dans les ténèbres de la cabine.

      Mais les cris de l'Irlandais avaient été entendus. Aux mots de Main Rouge et de trahison, tout le monde fut sur pied en un clin d'œil. L'électricité fut rallumée et les gens de la bande du capitaine Knox arrivèrent sur le pont au moment même où les partisans de Slugh commençaient à manœuvrer les palans qui retenaient la grande chaloupe sur ses portemanteaux. Ce fut de part et d'autre une explosion de rage.

      – Personne ne touchera à cette chaloupe, déclara Christian Knox. Elle appartient au bâtiment et c'est moi, le capitaine, qui ai seul le droit d'en disposer.

      – Le seul capitaine ici, c'est moi ! hurla Slugh, se départant pour une fois de son flegme habituel. Un peu de nerf, vous autres, dit-il à ses hommes, n'écoutez pas ce qu'il vous chante et halez ferme sur les palans !

      – Je défends qu'on touche à cette chaloupe ! cria Knox en faisant jouer le déclic d'un gros revolver.

      – On y touchera si l'on veut ! répliqua Slugh en exhibant à son tour un énorme browning.

      – C'est ce que nous allons voir !

      – C'est tout vu !

      Slugh, d'un geste rapide, avait pressé sur la gâchette de son arme avant que Knox eût eu le temps de se mettre en défense.

      Le vieux pirate tomba comme une masse, la poitrine trouée d'une balle. Il avait été atteint en plein cœur, tué net.

      – Voilà comme je traite les ennemis de la Main Rouge ! s'écria Slugh d'un air terrible ; et maintenant, à qui le tour ?

      Personne ne broncha et ce fut au milieu d'un profond silence que Slugh ordonna :

      – Vous autres, laissez cette embarcation tranquille ! Ce n'est plus la peine ; maintenant que ce chenapan a cassé sa pipe, j'espère que tout le monde ici va marcher droit...

      Il n'eut pas le temps d'achever sa phrase. Une gerbe de flammes venait de jaillir des cabines de l'arrière, illuminant tout le navire d'une lueur sanglante.

      – By God ! jura le bandit. Le feu que j'avais oublié ! J'ai dû mal calculer la longueur de la mèche ! Mais vite, que quelqu'un aille éteindre le foyer de l'avant, près de la soute aux poudres.

      – La soute aux poudres !

      Ces mots terribles donnèrent des ailes aux moins ingambes ; en un clin d'œil, dix matelots, armés de seaux d'eau, se ruaient dans l'entrepont et arrivaient juste à temps pour éteindre la mèche du second foyer d'incendie. Les autres, Slugh en tête, couraient du côté des cabines d'arrière, dont le bois résineux, couvert d'une épaisse couche de peinture, brûlait avec de sinistres crépitements.

      Du milieu des flammes, on entendait s'élever des cris de femmes.

      Slugh, que son sang-froid n'avait pas abandonné une minute, ordonna de faire jouer les pompes et bientôt des torrents d'eau tombèrent au milieu du brasier.

      Mais le feu, qui trouvait un aliment dans une foule de matières éminemment combustibles, ne paraissait pas diminuer d'intensité. On entendait les cris déchirants des Français, grillés vifs dans leurs cabines.

      Slugh lui-même, par une contradiction qu'un psychologue se chargera d'expliquer, était sincèrement ému et donnait des ordres pour activer le sauvetage des passagers. Il voulait bien assassiner ces jeunes gens, qui ne lui avaient jamais fait de mal, mais il ne voulait pas les faire rôtir à petit feu, cela n'était pas dans ses ordres.

      Disons-le, tout l'équipage, armé de seaux, de haches et de barres de fer, travaillait avec ardeur.

      Un cri immense s'éleva de toutes les poitrines lorsqu'un homme aux vêtements en cendres, à la barbe brûlée, apparut au seuil d'une des cabines. C'était le poète Agénor, qui venait d'arracher aux flammes la petite femme de chambre écossaise.

      Presque au même moment, Roger Ravenel, tenant dans ses bras Frédérique, tombait évanoui entre les mains des matelots qui se portaient à son secours.

      Un peu après, l'hercule aux bras tatoués, Pierre Gilkin lui-même, retira des flammes le corps inanimé de l'ingénieur Paganot. On lui prodigua toutes sortes de soins, mais dès qu'il eut ouvert les yeux, il poussa des cris déchirants :

      – Andrée, où est Andrée ? je veux la sauver !

      Mais le malheureux, les mains et le corps atrocement brûlés, était incapable de faire un mouvement.

      – Andrée, répétait-il, sauvez Andrée !

      A ce moment, Dorypha, la gitane, fendit la foule des matelots. Après une longue lutte, elle avait enfin réussi à terrasser Edward Edmond et à lui glisser son stylet entre deux côtes. Elle souriait, heureuse.

      – C'est moi qui sauverai Mlle de Maubreuil ! s'écria-t-elle, et, s'emparant d'un caban de matelot, elle le trempa dans un seau d'eau et le jeta sur ses épaules, puis, sans hésitation, elle se lança au milieu des flammes.

      Pendant dix secondes il y eut un silence de mort. On n'entendait que le crépitement de l'incendie et le sifflement de l'eau immédiatement volatilisée au contact des charbons ardents.

      Dorypha avait disparu derrière le rideau des fumées rousses, pailletées d'étincelles.

      – Elle ne reviendra pas ! cria une voix dans le silence de la foule haletante.

      – Qui a dit cela ? s'écria Pierre Gilkin. Je vais aller la chercher, moi !

      Bousculant tous ceux qui voulaient le retenir, l'hercule s'avança vers le brasier, mais au moment où il allait y pénétrer, Dorypha reparut, portant sur son épaule, entortillé dans le vêtement mouillé dont elle s'était munie, un corps inerte. Il y eut une acclamation générale.

      – Vive la Dorypha !

      Tous s'empressaient pour la voir, pour la débarrasser de son fardeau et, en cet instant, elle eût fait ce qu'elle eût voulu de tous ces hommes.

      Andrée de Maubreuil avait été déposée sur la couchette d'une des cabines des gens de service. L'ingénieur Paganot lui prodigua les soins les plus dévoués et il souffrait lui-même de cruelles brûlures. Il avait avalé en hâte une gorgée de whisky, et une sorte de fièvre l'empêchait d'avoir conscience de la douleur cuisante qu'il éprouvait.

      Andrée de Maubreuil, dont la cabine se trouvait toute proche de la cloison étanche, n'avait presque pas souffert du feu, mais, au moment où la danseuse l'avait saisie, elle était déjà à demi asphyxiée.

      L'ingénieur, auquel s'étaient joints Agénor et le naturaliste, maintenant rassuré sur le compte de Frédérique, appliquèrent à la jeune fille l'énergique traitement usité en pareil cas. On pratiqua des tractions rythmées de la langue et la respiration artificielle et Dorypha, dont la blonde chevelure avait été seulement un peu roussie, fit preuve envers son ex-maîtresse d'un dévouement infatigable, mais ce ne fut qu'après deux heures de soins qu'Andrée put être considérée comme hors de danger.

      A ce moment, les matelots étaient maîtres de l'incendie, dont l'eau seule n'eût pas eu raison, mais qui avait fini par céder devant les bombes extinctrices dont Paganot avait heureusement emporté une provision.

      Les luxueuses cabines de l'arrière, la salle à manger, les salons avaient été complètement détruits. Il n'en restait que des poutres noircies et à demi calcinées. Encore était-ce une chance inouïe que le feu n'eût pas atteint les réserves de pétrole destinées aux machines de bord et qui ne se trouvaient qu'à peu de distance de là.

      Ce drame avait été si rapide que c'est à peine si les Français, un peu revenus à eux-mêmes, commençaient à se rendre compte de l'épouvantable danger qu'ils venaient de courir. Dorypha les mit au courant, sans oublier de faire un éloge très senti de son nouvel amoureux, Pierre Gilkin.

      – Il faut absolument, dit tout à coup l'ingénieur, que je parle à Slugh. Maintenant qu'il a reconquis toute son autorité, j'espère que les choses vont changer d'aspect.

      – Je vais avec vous, dit Agénor.

      Tous deux s'avancèrent dans le couloir qui séparait les cabines, mais là ils se heurtèrent à deux matelots qui montaient la garde, la carabine sur l'épaule et la baïonnette au canon.

      – On ne passe pas ! cria l'un d'eux aux rançais.

      – Mais je veux voir le capitaine, dit Agénor.

      – On ne passe pas. Rentrez, ou je fais feu.

      Du seuil de la cabine, Dorypha avait assisté à cette scène.

      – Caramba ! s'écria-t-elle, nous allons voir si je ne vais pas passer, moi !

      Elle marcha hardiment vers le matelot et, se campant effrontément en face de lui :

      – C'est vrai que tu veux m'empêcher de passer ? fit-elle.

      – Mes ordres ne vous concernent pas, répondit l'homme.

      – C'est bien heureux ! Mais à tout à l'heure, je vais revenir.

      Son absence fut assez longue. Quand elle se présenta de nouveau à l'entrée du couloir, elle était accompagnée de Pierre Gilkin et de cinq ou six de ses plus robustes camarades. Slugh venait à quelque distance en arrière, l'air mécontent. Les deux sentinelles de la Main Rouge cédèrent la place sans difficulté.

      – Désormais, dit la danseuse aux Français, ce sont mes amis qui se chargent de veiller à votre sûreté. Vous allez vous installer le plus confortablement possible dans les cabines vides, et je vous jure, foi de gitane, que vous ne manquerez de rien !
      Le capitaine Slugh a compris que, s'il voulait faire le méchant, les amis de Pierre Gilkin, réunis aux anciens partisans du capitaine Knox, ne le laisseraient pas longtemps tranquille. Il a été convenu que Slugh nous débarquerait au premier port où nous voudrons atterrir. Après, lui et ses hommes iront au diable, s'ils le veulent, avec la Revanche. Voilà le seul moyen que j'aie trouvé d'arranger les choses.

      – Nous ne demandons rien de plus, répondit l'ingénieur Paganot, parlant au nom de ses amis ; pourvu que nous soyons en sûreté avec les jeunes filles qui nous sont confiées.

      – De cette façon, fit Slugh avec son sourire de bonhomie auquel personne ne se laissait plus prendre, tout le monde sera content.

      Le bandit dissimulait mal son ironique satisfaction.

      Une heure auparavant, grâce à la collaboration des deux plus anciens matelots du bord, il avait relevé la position exacte de la Revanche et ordonné au timonier de mettre le cap vers le nord.

      – Dans deux ou trois jours, songeait-il, nous serons arrivés à l'île des pendus. Ma mission sera remplie. Je mettrai à terre les Français et leurs petites bonnes amies, et les Lords de la Main Rouge en feront tout ce qu'ils voudront. Pour moi, je m'en lave les mains ! Je crois que, dans des circonstances aussi difficiles, je n'ai pas mal mené ma barque...

      Les Français se trouvaient hors d'état de déjouer une pareille ruse. L'incendie les avait privés des instruments nécessaires pour relever la position du yacht, puis ils étaient complètement absorbés par les soins que nécessitaient l'état de Frédérique et surtout celui d'Andrée. Enfin, ils avaient confiance dans la protection de Dorypha, qui avait été pour eux comme un bon génie.

      Après tant de péripéties, la traversée leur semblait devoir s'achever dans les conditions les plus paisibles.


FIN DU DEUXIÈME TOME




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