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Le mystérieux docteur Cornélius - T. 2

Gustave Lerouge
© France-Spiritualités™






HUITIÈME ÉPISODE – UNE AUTOMOBILE FANTÔME
IV – La « Maison Bleue »

Pasquier, Canadien français, occupait à Winnipeg une situation à part. Très estimé pour sa probité, appelé plusieurs fois par ses concitoyens à des fonctions municipales, c'était l'homme d'affaires le plus occupé de la ville. C'était lui qu'on chargeait de toutes les transactions délicates, de toutes les ventes de terrain importantes. Il était d'ailleurs, grâce à cette probité même, parvenu à amasser une fortune considérable.

      Denis Pasquier était un gros homme placide dont les yeux d'un vert clair, les joues roses, la barbe rousse taillée en pointe à la française, décelaient suffisamment l'origine normande. Très lent, très réfléchi, il ne se pressait jamais en affaires et l'emploi de son temps était distribué avec une régularité mathématique dont il ne se départait pas. Il n'eût jamais avancé ou reculé l'heure de ses repas, même s'il se fût agi de réaliser un gros bénéfice. En somme, c'était un de ces types d'hommes de loi intègres, débonnaires et maniaques comme il en existait encore en France il y a une soixantaine d'années et dont la race est à peu près complètement disparue.

      Denis Pasquier, assis dans son cabinet, près du gros poêle de faïence sur lequel se dressait une bouilloire de cuivre luisante, installé dans son vieux fauteuil de cuir à oreilles, était occupé à compulser un dossier avec la lenteur méthodique qui lui était habituelle, lorsque son petit clerc lui remit une enveloppe qui contenait une carte de visite.

      L'homme d'affaires coupa proprement l'enveloppe avec son canif, mais sitôt qu'il eut jeté un coup d'œil sur la carte, il tressaillit et, se levant promptement de son fauteuil :

      – Fais entrer la personne qui attend, dit-il à son employé.

      – C'est qu'ils sont deux, fit le petit bonhomme.

      – Eh bien, fais-les entrer tous les deux.

      On comprendra facilement les raisons qui avaient causé l'émotion de Denis Pasquier, quand on saura que la carte qui venait de lui être remise était celle de lord Astor Burydan, dont tous les journaux avaient annoncé la mort plusieurs mois auparavant.

      – Si ce n'est point un revenant, réfléchit-il, ça ne peut être qu'un escroc.

      Il fut interrompu dans ses réflexions par l'arrivée de celui-là même qui en était l'objet. Lord Burydan entra dans la pièce, accompagné d'Oscar Tournesol. Kloum et l'aliéné étaient demeurés à l'hôtel où les fugitifs étaient descendus.

      – Ce n'est point un escroc, ma foi, c'est bien un revenant ! murmura Denis Pasquier à la vue du noble lord, qui s'avançait vers lui, la main tendue.

      – Mon brave Denis, dit lord Burydan, avec un joyeux éclat de rire, vous paraissez tout interloqué.

      – Hum... c'est qu'il y a de quoi, milord.

      – Remettez-vous ! Je ne suis pas un fantôme. Vous allez savoir tout de suite comment il a pu se faire que j'aie passé pour mort. Je vous demande seulement de me prêter toute votre attention.

      Et lord Burydan raconta dans le plus grand détail son naufrage, sa captivité à l'île des pendus, son évasion en aéronef, enfin son internement au Lunatic-Asylum et sa fuite.

      A mesure que l'excentrique avançait dans son récit, Denis Pasquier hochait la tête d'un air soucieux.

      – En voilà une affaire ! répétait-il, en voilà une affaire !

      Il ajouta vivement :

      – Vous savez que votre cousin, le vieil avare Mathieu Fless, votre héritier le plus proche, est entré en possession de votre château et de toutes vos propriétés de Winnipeg ; et en ce moment-ci il fait les démarches nécessaires pour obtenir la libre jouissance de tous vos autres biens situés en Ecosse et en Angleterre.

      – Je sais tout cela, repartit le lord, et c'est même pour cette raison qu'aussitôt évadé de la maison de fous j'ai pris le train pour Montréal d'abord, puis pour Winnipeg.

      – Quelles sont vos intentions, milord ?

      – Parbleu, elles ne sont pas difficiles à deviner, mon brave Denis ; rentrer en possession de mon bien d'abord, et, sitôt que ce sera fait, équiper une flottille et aller détruire les bandits de la Main Rouge dans leur repaire de l'île des pendus. C'est un plaisir que je me suis promis.

      – Savez-vous, continua l'homme d'affaires, que cela ne va pas être bien commode de rentrer en possession de ce qui vous appartient ? C'est une affaire qui sera très longue et très épineuse. Ne vous faites pas d'illusions, milord ; aux yeux de la loi, aux yeux de tout le monde, vous êtes mort et bien mort. J'ai ici même une copie de votre acte de décès dressé au consulat de San Francisco suivant toutes les formes légales.

      – Par exemple, voilà ce qui est trop fort ! Il me semble qu'on s'est bien hâté de m'enterrer.

      – Il y a une raison à cela et vous allez la comprendre. Vous connaissez votre cousin, le baronnet Mathieu Fless ?

      – Fort peu. Je ne l'ai jamais vu. Tout ce que je sais, c'est que c'est un pingre, un grigou qui tondrait un œuf et couperait un liard en quatre. Je sais aussi que dans le pays on ne l'appelle que le baronnet « Fesse-Mathieu ». Voilà à quoi se bornent tous mes renseignements.

      – Le baronnet est tout à fait digne de ce gracieux surnom ; mais il importe que je vous documente plus complètement sur son compte. Mathieu Fless est d'une avarice légendaire dans tout le Canada. Son costume, composé d'un bonnet confectionné avec la peau des lièvres qu'il a tués lui-même et d'une pelisse de la même fabrication, le fait ressembler à la fois au Juif errant et à Robinson Crusoé. Quand il vient en ville, il fait la joie des polissons, qui lui font cortège en chantant, malgré tous les efforts des policemen.

      – Voilà un réjouissant bonhomme, s'écria lord Burydan en riant aux éclats. Je ne serais pas fâché de faire sa connaissance.

      – Il n'est pas si réjouissant que cela, milord, car il est impitoyable envers les pauvres gens. Il a fait expulser d'une masure qui lui appartenait une veuve et ses cinq enfants, pour une misérable dette de cinq ou six piastres. Il est détesté dans tout le pays. Il a grand-peine à trouver des domestiques. Il les accable de travail et les nourrit si mal qu'on n'en a jamais vu rester plus de quinze jours chez lui. Ils s'enfuient à moitié morts d'inanition, préférant perdre leurs gages que de demeurer chez un pareil ladre. Lui-même vit plus mal qu'un trappiste, ne mangeant guère que le gibier qu'il tue, les œufs de ses poules, et ne buvant que de l'eau.

      – Certes, s'écria lord Burydan, je ne laisserai pas ce vieux coquin installé dans mon château. J'aimerais mieux lui couper les deux oreilles. Mais tout cela ne m'explique pas comment mon acte de décès a été si vite dressé et pourquoi la mise en possession de mon héritier a été si rapide.

      – J'en connais la raison, dit l'agent d'affaires en baissant la voix. Le fils aîné du baronnet est attaché au consulat d'Angleterre à New York. Il a certainement dû user de son influence près du conseil de San Francisco.

      – Vous êtes dans le vrai. Et cela m'explique aussi pourquoi toutes les réclamations d'Agénor à mon sujet n'ont pas été admises. Ce Mathieu Fless et son fils sont décidément deux misérables. D'après ce que vous me dites, ils savaient parfaitement ce qu'ils faisaient en m'enfermant au Lunatic-Asylum, où je serais encore certainement sans le brave Oscar que vous voyez ici.

      – Vous savez, reprit le Canadien, après avoir réfléchi une longue minute, que je vous suis entièrement dévoué, milord ; mais soyez prudent. Vous avez pu vous rendre compte que vous êtes en présence d'un homme sans scrupules, dévoré par la passion de l'argent, qui ne reculera devant aucun moyen pour vous supprimer légalement et rester en possession de vos domaines. Il faut aujourd'hui même que vous quittiez l'hôtel où vous êtes descendus. Ensuite, voici, à mon avis, ce que vous auriez de mieux à faire : je possède, à quatre lieues de Winnipeg, une maisonnette située en plein bois et qui ne me sert qu'à l'époque de la chasse. D'ailleurs, elle est confortablement meublée et munie de toutes les choses nécessaires.

      – Eh bien, louez-la-moi.

      – Non, je vous la prête, et si j'ai un conseil à vous donner, c'est de vous terrer dans cette retraite comme un lièvre dans son gîte et de vous montrer en ville le moins possible. Si on me demande des renseignements sur vous je dirai que vous êtes des émigrants venus du Haut-Canada et auxquels je dois vendre des terrains ; cela paraîtra suffisamment vraisemblable.

      – J'accepte cette proposition avec reconnaissance.

      – Maintenant, donnez-moi vos papiers. Je vais télégraphier en Angleterre pour obtenir ceux qui vous manquent, et réunir un faisceau de témoignages qui me permette de demander avec des chances de succès la radiation de votre acte de décès et l'expulsion de ce vieux drôle de baronnet auquel, entre parenthèses, je ne serais pas fâché de jouer un tour de ma façon. Il ne faudra pas négliger de votre côté d'écrire aux lords de la Chambre des pairs que vous connaissez, pour qu'ils usent de toute leur influence dans cette affaire.

      Puis, changeant brusquement de ton, il ajouta :

      – Midi va sonner dans cinq minutes. Nous avons assez parlé de choses sérieuses, j'espère que maintenant vous allez me faire le plaisir de partager mon modeste déjeuner. Oh ! ce ne sera pas de la cuisine bien compliquée, tout simplement un beau saumon du lac Winnipeg et un jambon de mouton à l'écossaise. Mme Pasquier et mes fils seront enchantés de faire votre connaissance. Le petit clerc ira jusqu'à votre hôtel prévenir vos amis qu'ils ne vous attendent pas.

      Lord Burydan accepta de bon cœur l'invitation de l'homme de loi et il admira la simplicité patriarcale de cette famille de braves gens. Il se croyait ramené à cent ans en arrière.

      Après le repas, qui fut très gai et arrosé de quelques bouteilles de vieux vin de France que Denis Pasquier gardait dans sa cave pour les grandes occasions, lord Burydan et Oscar prirent congé de leurs hôtes, qui avaient mis à leur disposition une carriole à deux chevaux et un domestique pour les conduire à leur nouvelle résidence.

      Pendant qu'on attelait, M. Pasquier renouvela ses recommandations.

      – Surtout, soyez prudents, montrez-vous en ville le moins possible. Je connais assez le baronnet pour savoir qu'il n'hésiterait pas un instant à vous dénoncer et à vous livrer aux autorités américaines.

      – Vous pouvez être tranquille, nous observerons vos conseils de point en point.

      – Ah ! encore un renseignement que j'oubliais. L'avare a un second fils, un très brave garçon d'ailleurs, qu'il a chassé de chez lui pour je ne sais quelle histoire d'amourette...

      La carriole était attelée, les chevaux piaffaient dans les brancards, une dernière poignée de main fut échangée et les deux fugitifs prirent place sur l'un des bancs du rustique équipage pendant que Laurent, le domestique, s'installait sur le siège.

      On fit halte à l'hôtel, juste le temps nécessaire pour régler la note et pour prendre le Peau-Rouge Kloum et l'aliéné, puis l'on partit.

      Sitôt qu'on fut sorti de la ville et que l'on se trouva sur une belle route, solidement empierrée et bordée de sapins et de peupliers, les deux chevaux prirent une sorte de trot allongé qu'ils ne quittèrent plus jusqu'au moment de l'arrivée. Le paysage était magnifique. On apercevait de verdoyantes forêts de sapins, de hêtres et de châtaigniers, coupées de loin en loin par de florissantes cultures de blé, d'avoine, de chanvre et de sarrasin. Tout respirait la tranquillité, le calme et l'abondance. Le pays, d'ailleurs, était absolument désert ; à peine, de temps en temps, rencontrait-on un paysan conduisant un troupeau de bœufs et de moutons ou une charrette de fourrage, et qui saluait les voyageurs d'un bonjour amical en apercevant le domestique de l'homme de loi qui était connu dans toute la contrée. Cependant, à mesure qu'on avançait, le paysage devenait plus accidenté et plus boisé, les cultures se faisaient plus rares ; bientôt ce fut la forêt dont les arbres aux vastes branches semblaient vouloir se rejoindre par-dessus la route. Au loin, on entendait le fracas d'un torrent, le Ruisseau Rugissant qui, à ce qu'expliqua le domestique canadien, servait de ligne de démarcation entre le domaine de M. Denis Pasquier et celui du baronnet Mathieu Fless, pour aller ensuite se jeter dans le lac Winnipeg.

      La carriole avait quitté la grand-route pour prendre un chemin de traverse tapissé de gazon et qui courait en zigzag à travers les futaies ; bientôt la masse élégante d'une maison de bois à balcons et à larges auvents, à toiture de tuile bleue, apparut entre les arbres.

      On était arrivé.

      – Nous sommes à la Maison Bleue, dit le Canadien, je vais vous donner la clef, et d'ici un quart d'heure vous serez installés. Il y a de la vaisselle et des couverts dans les buffets, du linge dans les armoires, de la bière et du whisky dans la cave. Rien n'y manque.

      Le Canadien avait sauté en bas de son siège. Il ouvrit la porte, et lord Burydan et ses compagnons purent constater que la maisonnette perdue en plein bois était pourvue de toutes les choses nécessaires. Il y avait même des jambons et des andouilles appendus aux solives de la cuisine. Le Canadien ouvrit un petit cabinet qui renfermait plusieurs carabines en excellent état et tout un assortiment de filets, de pièges et de cannes à pêche.

      – Avec cela, dit-il en riant, vous ne risquez pas de mourir de faim et vous pourrez tout à votre aise faire la guerre au gibier de la forêt, aux saumons du lac et aux truites du torrent. D'ailleurs, comme l'a dit M. Denis, l'un de vous pourra venir chaque semaine se ravitailler à Winnipeg.

      Après avoir laissé son cheval se reposer pendant une heure et montré aux hôtes de son maître la cave, le cellier et les chambres à coucher de la maison, le domestique de M. Pasquier remonta dans sa carriole qui bientôt se perdit dans l'éloignement. Les fugitifs étaient seuls en pleine nature, en plein désert.

      – Enfin, s'écria lord Burydan en poussant un long soupir, nous allons donc pouvoir nous reposer, loin des paquebots, des chemins de fer, des maisons de fous, des bandits de la Main Rouge et des hôtels pourvus de tout le confort moderne !

      – Ce ne sera pas trop tôt, approuva le bossu, qui paraissait très préoccupé. Puis, ici, nous serons tranquilles pour causer et pour prendre les décisions nécessaires.

      Cette journée fut employée à l'installation et tout de suite les fugitifs virent que la Maison Bleue leur offrirait un asile des plus confortables.

      Au rez-de-chaussée, il y avait une cuisine, une salle à manger, un office et un salon. Quatre chambres à coucher auxquelles on accédait par un large escalier de bois composaient le premier étage.

      Tout cela était clair, gai, neuf et d'une éblouissante propreté. On aurait dit que le propriétaire de la maison l'avait quittée seulement depuis la veille. C'était décidément un vrai cadeau que M. Denis Pasquier avait fait à ses amis.




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