Vous êtes ici : Livres, textes & documents | Ouvrages de littérature | L | Le mystérieux docteur Cornélius - T. 3 | II - Graves événements à l’île des pendus

Le mystérieux docteur Cornélius - T. 3

Gustave Lerouge
© France-Spiritualités™






DOUZIÈME ÉPISODE – LA CROISIÈRE DU GORILL-CLUB
II – Graves événements à l’île des pendus

Le cosaque Rapopoff, à cause de sa blessure, avait été séparé du reste des naufragés. Il passa la nuit dans une petite cahute située près du rivage, où on lui installa un matelas de varech, et, le matin, deux hommes le placèrent sur un brancard et l'emportèrent jusqu'à une maison de bois protégée par un double rempart de palissades qui se trouvait à une certaine distance du lieu de l'atterrissement.

      Des sentinelles, vêtues de cet étrange uniforme qui les faisait ressembler à des Bœrs, montaient la garde devant l'habitation.

      On traversa une cour, puis une grande salle entourée d'armoires vitrées qui contenaient des flacons et des objets de métal brillant dont le cosaque ne put deviner l'usage ; enfin on déposa le blessé dans une petite chambre uniquement meublée d'un lit de fer, d'une table et d'une chaise. Elle prenait jour par une fenêtre munie de gros barreaux, d'où le cosaque inféra tout de suite qu'il ne s'était échappé d'une prison que pour entrer dans une autre.

      On le laissa seul quelques instants, puis le commandant Job Fancy entra, suivi d'un vieillard à la physionomie pleine de bonté ; son front très haut était ombragé par une chevelure d'un blanc de neige et, quoique son visage fût empreint d'une profonde mélancolie, il y avait dans ses yeux clairs un charme souriant et ses traits, qu'encadraient de vastes favoris, blancs comme les cheveux, respiraient l'intelligence, la sérénité et la bonhomie.

      Autant l'homme rouge, dont la face n'exprimait qu'une brutale énergie, était, d'instinct, antipathique à Rapopoff, autant il se sentit de confiance pour le vieillard qui s'avançait vers son lit, vêtu d'une longue blouse de laboratoire et portant sous le bras une trousse de chirurgien.

      – Voilà le blessé dont je vous ai parlé, dit le commandant Job. Je suis certain, monsieur Bondonnat, qu'avec votre immense science ce sera pour vous la chose la plus facile du monde que de le remettre sur pied.

      – Nous allons voir cela, dit le vieillard.

      Et il se mit en devoir d'examiner la jambe blessée.

      – Hum, fit-il au bout de cinq minutes, ce n'est pas très grave, une fracture simple du péroné. Nous allons tâcher de la réduire, mais il faudra me procurer des planchettes, du plâtre à modeler et tout ce qui est nécessaire pour poser un appareil.

      – On va vous envoyer tout cela, cher maître, dit le commandant d'un ton respectueux ; je laisse donc ce brave moujik confié à vos soins. Il occupera cette chambre qu'habitait avant lui ce coquin de Peau-Rouge, qui nous faussa compagnie en même temps que lord Burydan.

      A cette allusion, que M. Bondonnat comprenait parfaitement, le vieux savant soupira mélancoliquement. Le commandant Job s'était déjà retiré. Médecin et malade demeurèrent seuls.

      M. Bondonnat demanda, d'abord en anglais, puis en français, au cosaque comment il se nommait et d'où il venait, mais Rapopoff à chaque nouvelle question secouait énergiquement la tête pour faire entendre qu'il ne comprenait pas.

      – Suis-je assez étourdi, s'écria le savant, puisque c'est un cosaque, il doit parler russe, que diable !

      M. Bondonnat était un remarquable polyglotte ; il lisait ou parlait couramment sept ou huit langues. Il réitéra donc sa question en russe et, cette fois, il eut la satisfaction de voir la physionomie de son malade s'éclairer d'un sourire. Une conversation s'engagea entre eux immédiatement.

      Rapopoff raconta avec de minutieux détails toutes les circonstances de son évasion et du naufrage de la Belle Dorothéa.

      – Ecoutez, mon brave, lui dit M. Bondonnat, quand il eut terminé son récit. Il est tout à fait important que l'on ne sache pas ici que je connais le russe. Chaque fois qu'il y aura ici une autre personne, il faut faire mine de ne pas comprendre ce que je vous dirai.

      – Mais pourquoi donc ? demanda le cosaque en ouvrant de grands yeux.

      – Parce qu'ici vous êtes dans un repaire de bandits. L'île des pendus n'est habitée que par des meurtriers et des voleurs, et je suis, comme vous, leur prisonnier. Ils m'ont arraché à ma famille et à mes amis pour me voler mes découvertes, et, jusqu'ici, toutes mes tentatives d'évasion ont échoué.

      M. Bondonnat raconta ses étranges aventures au cosaque, vers lequel il s'était senti tout de suite entraîné par une sympathie naturelle.

      Au bout de huit jours, médecin et malade étaient les meilleurs amis du monde. Rapopoff, dont la jambe était en bonne voie de guérison, commençait à se lever et déjà rendait au vieux savant d'appréciables services en qualité d'aide de laboratoire.

      A la grande surprise de M. Bondonnat, le commandant Job n'était plus revenu. C'étaient des bandits subalternes qui apportaient chaque jour la nourriture des deux prisonniers.

      Jamais le commandant n'étant resté aussi longtemps sans venir au laboratoire, le vieux savant devina qu'il devait se passer, dans l'île, des événements graves.

      Le cosaque semblait avoir été complètement oublié.

      D'ailleurs, Rapopoff, avec cette espèce de fatalisme oriental qui fait le fond de l'âme russe, semblait se trouver très heureux de vivre en la compagnie du savant et ne se préoccupait nullement de l'avenir.

      Laborieux, exact, docile, il se donnait beaucoup de mal pour se rendre utile dans le laboratoire ; seulement, M. Bondonnat crut remarquer que certaines substances disparaissaient à vue d'œil.

      Un matin il eut la clé du mystère. Il trouva Rapopoff en train de déguster une tartine de pain noir enduite d'un corps jaune et brillant. A côté de lui était un flacon d'alcool à brûler.

      – Que mangez-vous donc là ? demanda M. Bondonnat tout ébahi.

      Rapopoff montra du doigt un bocal qui portait l'inscription « vaseline boriquée » et il ajouta, en se passant la main sur l'estomac avec un sourire de gourmandise :

      – Bon, ça, la vaseline, pour petit déjeuner du matin !

      M. Bondonnat ne put tenir son sérieux en face de cet appétit barbare.

      – Mais, mon pauvre Rapopoff, lui dit-il, vous allez attraper une inflammation d'entrailles. Manger des tartines de vaseline et boire de l'alcool de lampe, il faut que vous ayez un estomac d'autruche, mon ami !

      – Alors, c'est mal ce que j'ai fait ? demanda le cosaque consterné.

      – Mais non ; moi, ça m'est égal. Seulement à force de goûter des substances que vous ne connaissez pas, vous finirez par vous empoisonner.

      Rapopoff jura solennellement par la Vierge de Kazan et les apôtres Pierre et Paul de ne plus toucher à l'alcool et de ne plus manger de vaseline.

      Le cosaque tint parole ; mais il se rattrapa sur l'huile de ricin, ce qui causa de grandes inquiétudes à M. Bondonnat, car Rapopoff, entraîné par sa gourmandise, se purgea de façon tellement énergique que le savant le crut un moment atteint du choléra. D'où nouvelle semonce et nouvelle interdiction.

      A part ce léger défaut, commun à tous ses compatriotes, qui, de temps immémorial, ont eu un faible pour les chandelles et le trois-six, Rapopoff était le plus fidèle des serviteurs.

      Un matin, M. Bondonnat, qui était descendu de bonne heure dans la cour du laboratoire, constata avec une profonde surprise que les sentinelles, qui montaient ordinairement la garde en dehors des palissades, étaient absentes ; c'était la première fois que les geôliers du vieux savant se relâchaient ainsi de leur vigilance. Il devait se passer quelque chose d'extraordinaire.

      – Mon brave Rapopoff, dit M. Bondonnat au cosaque, tu vas sortir d'ici et te rendre jusqu'aux maisons que tu aperçois là-bas.

      – Bien, petit père.

      – Tu vas tâcher de savoir un peu ce qui se passe dans l'île ; essaye de trouver quelques-uns de tes compagnons et, si tu le peux sans éveiller l'attention de la Main Rouge, amène ici le capitaine. En tout cas, dis-lui mon nom et apprends-lui qui je suis ! Je trouverai peut-être moyen, grâce à lui, de faire parvenir une lettre à mes enfants et à mes amis de France.

      – C'est entendu, petit père.

      – Va, et sois promptement de retour. Je m'en rapporte à ton intelligence.

      Rapopoff franchit l'enceinte des palissades, et, sans essayer de se cacher, se dirigea tranquillement vers les maisons, derrière lesquelles M. Bondonnat le perdit de vue.

      Une demi-heure ne s'était pas écoulée que le cosaque revenait, la mine consternée.

      – Petit père, fit-il, il est arrivé un grand malheur. Le bateau est parti.

      – Tu veux parler du navire qui t'a amené ?

      – Oui.

      – Mais je croyais qu'il était à moitié démoli.

      – Les gens de la Main Rouge l'ont réparé ; beaucoup d'entre eux ont quitté l'île avec le capitaine hollandais, et ils ont laissé ici le pauvre cosaque.

      Rapopoff avait les larmes aux yeux.

      – Ne te désole donc pas, lui dit M. Bondonnat ; cela t'ennuie donc bien de rester avec moi ?

      – Petit père, ce n'est pas cela que j'ai voulu dire.

      – D'ici peu, je l'espère, nous parviendrons à nous évader ; et je te promets de t'emmener avec moi en France.

      Cette promesse sécha les larmes du cosaque qui rendit fidèlement compte de la mission dont on l'avait chargé ; il avait trouvé les habitations situées près de la baie presque entièrement abandonnées. Il n'y restait plus qu'un vieux tramp octogénaire qui lui avait appris le départ des Hollandais.

      – Comment se nomme-t-il ? demanda M. Bondonnat.

      – Je ne sais pas. Comme il ne parle pas le russe, c'est par signes, en me montrant l'endroit où le navire s'était échoué, qu'il m'a fait comprendre qu'ils étaient tous partis.

      – C'est bien. Je vais moi-même aller voir ce vieillard. Si c'est celui que je crois, il me fournira tous les renseignements possibles.

      Le savant endossa sa pelisse, se coiffa de sa toque de fourrure et, pour la première fois depuis qu'il habitait l'île des pendus, il s'aventura en dehors de la palissade. Rapopoff l'avait suivi.

      M. Bondonnat, prisonnier depuis de longs mois, considérait avec une vive curiosité le paysage qui l'entourait. Devant lui se trouvaient un petit port où quelques canots étaient à l'ancre, et des maisons de bois de chétive apparence d'où partait une route bien empierrée qui s'enfonçait dans l'intérieur en contournant une colline couverte de bouleaux, de sorbiers et de saules d'un aspect chétif et rabougri.

      A la porte d'une des maisons, un vieillard à cheveux blancs fumait paisiblement sa pipe, assis sur un escabeau ; il accourut joyeusement au-devant de M. Bondonnat, qui peu de temps auparavant l'avait guéri d'un accès de goutte.

      Ce vieillard était le doyen des bandits de la Main Rouge. Il avait quatre-vingt-deux ans passés et, depuis sa plus tendre enfance, il n'avait cessé d'être en lutte avec la société. Il avait été pendu et lynché tant de fois qu'il ne s'en rappelait même plus le nombre exact.

      Malgré tant de fatigues et d'aventures, il possédait encore une santé excellente, mangeant avec appétit et, comme il se plaisait à le répéter, trouvant encore que le whisky était une bonne chose.

      Il salua respectueusement M. Bondonnat, qui lui demanda des nouvelles de sa santé.

      – Je vous remercie. On est toujours solide au poste. Grâce à la bonté de Messieurs les Lords, je jouis d'une vieillesse heureuse et tranquille.

      Il allait entamer un de ces longs récits dont il était coutumier, mais M. Bondonnat, impatient d'avoir des nouvelles, l'interrompit, en allant droit au fait :

      – Est-il vrai, père Marlyn, que le navire hollandais soit parti ?

      – Oui, monsieur, fit le vieillard en poussant un soupir. Ah ! il se passe ici de drôles de choses ! Je ne sais ce que vont dire les Lords de la Main Rouge lors de leur prochain voyage, mais je crains bien que tout cela ne vienne à se gâter !

      – Qu'y a-t-il donc ? demanda le savant dont la curiosité était vivement excitée par ce préambule.

      – Eh bien, la majeure partie de la garnison a pris la fuite avec les Hollandais, le capitaine Job Fancy en tête.

      – Pas possible !

      – C'est comme j'ai l'honneur de vous le dire ! fit le vieux bandit en secouant la tête. Ce Job n'était pas décidément un homme aussi sérieux que ses prédécesseurs, Mr Slugh, Mr Sam Porter, auxquels les Lords ont donné de l'avancement. Il ne songeait qu'à boire et à organiser toutes sortes de complots.

      M. Bondonnat écoutait de toutes ses oreilles. Il comprenait qu'il allait apprendre des choses de la plus haute importance.

      – Oui, reprit le père Marlyn, ils sont pareils ! Vous savez qu'il y a ici une fabrique de banknotes et de fausse monnaie ; chacun d'eux s'en est pourvu largement, et je crois qu'ils doivent gagner l'Alaska, où ils pensent pouvoir écouler leur marchandise chez les mineurs et les aventuriers de tous pays qui travaillent aux placers.

      – Vous n'avez pas eu l'idée d'aller avec eux ?

      – Ma foi, non. Je finirai mes jours ici. A mon âge on n'aime pas le changement. D'ailleurs, n'eût-ce pas été montrer la plus noire ingratitude envers les Lords qui ont eu tant de bonté pour moi ?

      Ces révélations remplissaient de joie le cœur de M. Bondonnat. Il comprenait que, désormais, il ne serait plus surveillé aussi étroitement, et qu'une évasion deviendrait peut-être possible. Il continua de questionner le vieux tramp.

      – Oui, reprit celui-ci, la conduite de Job et de ses hommes est honteuse ; non seulement ils se sont lesté les poches de faux dollars et de fausses bank-notes, mais encore ils ont tout pillé dans l'île avant de s'en aller. Ils ont emporté une quantité considérable de fourrures de phoque, de renard bleu et de plumes d'eider. De plus, ils ont dévalisé les caves, l'arsenal, et raflé tous les objets de valeur qui se trouvaient dans le logement particulier des Lords.

      – Ce n'est pas très honnête, fit M. Bondonnat qui tenait à ne pas laisser tomber la conversation.

      – C'est ignoble ! Mais cela ne leur portera pas chance. La Main Rouge saura bien les dénicher n'importe où qu'ils soient cachés, et alors, gare à eux ! La vengeance des lords sera terrible !

      – En somme, combien reste-t-il à peu près d'hommes dans l'île ?

      – Une soixantaine, sans compter les Esquimaux, bien entendu, et les femmes russes.

      – Les femmes russes ne sont donc pas parties ?

      – Non. Elles sont installées, avec leur prophète, dans une vallée de l'intérieur de l'île, et elles ont pris des amoureux parmi nos gens.

      – Encore une question, fit M. Bondonnat, pourquoi vos camarades ne sont-ils pas tous partis avec le Hollandais ?

      – C'est que les uns ont peur de désobéir aux Lords. Les autres sont des vétérans comme moi, qui ne demandent pas autre chose que de passer ici tranquillement leurs derniers jours. Puis il y en a qui espèrent que la Main Rouge leur donnera de grandes récompenses pour leur fidélité.

      M. Bondonnat prit congé du vieux bandit et, toujours suivi de son fidèle cosaque, s'engagea dans le sentier qui se dirigeait vers l'intérieur.

      Il n'avait pas fait une centaine de pas qu'un étrange personnage se dressa devant lui. C'était un homme d'un certain âge, dont les cheveux gris flottaient en désordre sur les épaules ; sa barbe lui descendait jusqu'au milieu de la poitrine, et, sauf une légère ceinture, il était complètement nu ; son nez camard était surmonté de solides besicles de cuivre, et il semblait humble et craintif.

      M. Bondonnat se frotta les yeux pour voir s'il n'était pas le jouet de quelque hallucination ; mais le cosaque faisait déjà des signes au nouveau venu, qui lui répondait avec un amical sourire.

      – C'est M. Rominoff, expliqua-t-il. Vous savez, le prophète dont je vous ai parlé.

      – Ah ! fort bien ! Je suis enchanté de faire sa connaissance ! Il va sans doute nous apprendre, lui aussi, des choses intéressantes.

      Le prophète s'était avancé. Rapopoff fit les présentations et, tout aussitôt, la conversation s'engagea en langue russe ; M. Bondonnat, le premier, exposa sa situation et raconta ses aventures ; puis il pria son interlocuteur de lui dire les siennes.

      – Ah ! monsieur, dit tristement l'apôtre vitaliste, ce qui m'arrive est inimaginable. J'ai vraiment du malheur, et je suis heureux de rencontrer un homme comme vous, à qui je puisse confier mes peines. Ces bandits de la Main Rouge sont d'infâmes coquins !

      – Je m'étonne que vous soyez resté parmi eux, au lieu de continuer votre voyage.

      – Cela n'a pas été possible. Ces misérables se sont emparés des jeunes femmes que j'avais converties à ma doctrine, et se les sont appropriées ! Je dois dire, d'ailleurs, qu'elles ne se sont pas fait beaucoup tirer l'oreille pour devenir les compagnes de ces bandits.

      – A votre place, je ne m'en serais plus occupé !

      – C'est bien ce que je comptais faire ; mais ces drôles ont capturé ma respectable épouse, Mme Rominoff, et l'ont, comme ses compagnes, fait servir à l'assouvissement de leurs passions brutales ; je ne pouvais abandonner ma femme dans une pareille circonstance, je suis donc resté.

      – Je vous plains très sincèrement, dit M. Bondonnat qui, malgré la gravité de cette confidence, avait peine à s'empêcher de rire.

      – Vous ne connaissez pas toute l'étendue de mon malheur ! Ces misérables, au nombre de vingt-neuf, sont chacun, pendant dix jours, à tour de rôle, les époux d'une de mes élèves ; la seule faveur qu'ils m'aient accordée par amour de l'égalité, c'est de me compter comme trentième, de sorte que je passe dix jours par mois seulement en compagnie de ma malheureuse épouse.

      Après avoir reçu le juste tribut de condoléances que M. Bondonnat accorda à sa lamentable situation, le Russe raconta comment les bandits avaient forcé le capitaine Wilhelm, le revolver sur la tempe, à les emmener dans son navire ; puis il ne résista pas au désir d'exposer à un savant aussi distingué que M. Bondonnat les grands traits de sa théorie vitaliste.

      – Ce qui rend la vie de l'homme si courte, expliqua-t-il, et ce qui le rend lui-même si malheureux et si pervers, ce sont les raffinements maladifs qu'il a introduits dans sa manière de vivre. Je prêche, moi, le retour à la simplicité ; pas de vêtements inutiles et malsains, pas d'aliments épicés et indigestes, pas de feu, pas de maison, voilà le secret du vrai bonheur ! Ainsi, voyez, moi, je me porte comme un charme !

      – Il me semble, objecta timidement M. Bondonnat, qu'il y a quelque exagération dans votre manière de voir.

      – Nullement, répéta le prophète avec aigreur. L'homme nu devient d'une force et d'une beauté admirables, et la nature, comme elle le fait pour les autres animaux, ne tarde pas à recouvrir son corps d'un mœlleux pelage naturel qui le défend contre la rigueur des saisons. Regardez, cette transformation a déjà commencé pour moi.

      Et le prophète Rominoff montra, avec orgueil, sa poitrine velue que le capitaine Wilhelm Van Blook avait comparée au dessus d'une malle.

      – De plus, continua-t-il avec véhémence, je couche toujours en plein air. Les maisons et les lits ne sont qu'une mauvaise habitude. J'ai vu, en Sibérie, des Kalmouks dormir dans la neige par un froid de dix degrés, et ils ne s'en portaient pas plus mal, bien au contraire !
      Je n'allume jamais de feu et je ne mange jamais d'aliments cuits. Mon ordinaire se compose de fruits et de racines et, en cas de nécessité, de viande et de poisson crus.

      – Et, jusqu'ici, demanda le docteur, aucune de vos adeptes n'est morte de pleurésie, de grippe ou de fluxion de poitrine ?

      – Nullement. Elles se portent à merveille, quoiqu'elles ne possèdent pas encore – mais cela ne tardera guère – l'épaisse fourrure dont la nature a doué tous les animaux des pays froids. Il est vrai que le climat de cette île est beaucoup plus tempéré qu'on ne pourrait le croire, étant donné sa latitude.
      Cela doit tenir à l'existence d'un courant marin très chaud venu des régions équatoriales.
      Je vous ferai visiter le vallon où habitent mes dix élèves et leurs vingt-neuf époux ; vous verrez qu'au point de vue de la végétation, aussi bien qu'à d'autres égards, c'est un vrai paradis terrestre.

      – J'irai voir cela, oui, mais pas aujourd'hui, et, tenez, il me vient une idée, accompagnez-moi jusqu'à mon laboratoire.

      – Pourquoi donc ?

      – Je veux vous faire un cadeau. Vous vous êtes plaint tout à l'heure de l'insuffisance du système pileux chez vos adeptes. Je vais vous donner un élixir composé par moi et grâce auquel, en peu de jours, j'en réponds, vos charmantes élèves seront pourvues d'un vêtement naturel aussi chaud et aussi mœlleux que celui que possède la chèvre du Tibet ou même l'ours blanc.

      Le prophète Stépan Rominoff accepta cette offre avec une vive gratitude, et il quitta le laboratoire chargé d'une bonbonne remplie du précieux élixir capillogène découvert par M. Bondonnat.

      Resté seul avec le cosaque, le vieux savant lui déclara qu'il allait profiter du relâchement de la surveillance et commencer le jour même à faire les préparatifs d'une évasion qui devait avoir les plus grandes chances de succès.




Site et boutique déposés auprès de Copyrightfrance.com - Toute reproduction interdite
© 2000-2024  LB
Tous droits réservés - Reproduction intégrale ou partielle interdite

Taille des
caractères

Interlignes

Cambria


Mot de passe oublié
Créer un compte LIVRES, TEXTES
& DOCUMENTS