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Le mystérieux docteur Cornélius - T. 3

Gustave Lerouge
© France-Spiritualités™






SEIZIÈME ÉPISODE – LA TOUR FIÉVREUSE
II – Le trust des escargots

Les invités de Mr, Bombridge s'attardèrent longtemps, paresseusement étendus dans des rocking-chairs, et s'abandonnant au charme de ce climat amollissant.

      Comme l'expliqua le maître de la maison, aucun homme de race blanche n'eût pu se livrer à un travail quelconque par une pareille chaleur.

      Quand le soleil se fut un peu abaissé, Mr Bombridge proposa à ses hôtes de les mener visiter sa ferme aux escargots.

      – C'est, dit-il, une immense et curieuse exploitation, qui n'a pas sa pareille en Amérique, et vous ne vous repentirez pas de l'avoir vue. D'ailleurs, elle ne se trouve pas très loin... à un mile d'ici.

      On prit place dans un « carriage » attelé cette fois de quatre mules, qui ne mirent pas plus de dix minutes à parcourir la longue avenue d'eucalyptus qui conduisait à l'exploitation.

      La ferme aux escargots comprenait une immense enceinte, entourée d'une muraille de brique dont le faîte était garni d'une plaque de tôle inclinée de haut en bas vers l'intérieur de façon à rendre aux élèves de Mr Bombridge toute évasion impossible.

      Cette enceinte franchie, tout le monde mit pied à terre, et l'on se trouva dans le parc proprement dit.

      Il se composait d'une série d'enclos, en forme de parallélogrammes, que séparaient des murailles de brique, un peu moins hautes que celle de l'enceinte, mais également pourvues des plaques de tôle destinées à refréner toute velléité d'indépendance de la part des mollusques vagabonds.

      – Comme vous voyez, expliqua Mr Bombridge avec la complaisance d'un propriétaire, le parc est installé sur une colline de sable. L'escargot aime un terrain meuble, où il puisse facilement creuser des trous et faire sa ponte.
      Ces petites passerelles en planches permettent de parcourir en tous sens chaque enclos, et de recueillir ceux des animaux qui ont atteint la grosseur réglementaire, et qui sont bons pour la vente.

      – C'est fort intéressant, déclara lord Burydan. Tiens ! Pourquoi ces mâts métalliques, terminés par une grosse boule ?

      – Chacun d'eux est un gigantesque vaporisateur, destiné à produire une petite pluie fine par les jours de grande sécheresse. Vous n'ignorez pas que, lorsque le temps est trop sec, l'escargot rentre dans sa coquille, il maigrit, sa croissance subit un arrêt et peut demeurer stationnaire pendant plusieurs mois.

      Oscar demanda, à son tour, l'usage d'un vaste hangar en brique, à la toiture vitrée, que l'on apercevait à l'une des extrémités de l'exploitation.

      – C'est la salle des expéditions, expliqua Mr Bombridge. Là, cinq cents nègres sont occupés, nuit et jour, à emballer les mollusques dans des caisses à claire-voie, qui en contiennent chacune un millier et sont expédiées d'Amérique dans tous les pays de l'univers.
      La marque de la « ferme Bombridge » est déjà célèbre, et ses produits sont très haut cotés en Australie, au Cap et sur les marchés de la vieille Europe.
      Il est indispensable que l'escargot soit cacheté pour qu'il puisse être transportable, surtout à de longues distances. Cette espèce de caverne, dont vous voyez l'entrée, est une salle souterraine aux murailles faites d'une roche très sèche. C'est là que les escargots se cachettent d'eux-mêmes, en attendant l'emballage et le transport sur les marchés.

      Il y avait près d'une heure que Mr Bombridge et ses amis suivaient le chemin pavé établi entre les enclos, et ils n'avaient pas encore parcouru la dixième partie de l'exploitation.

      – Nous nous faisons facilement une idée du reste, déclara lord Burydan. Il ne faut pas abuser de votre complaisance.

      – Vous n'avez pas encore tout vu, déclara Bombridge avec un sourire d'orgueil...

      Il fut interrompu par un sifflement aigu. Une minuscule locomotive, conduite par un nègre aux cheveux crépus, filait rapidement à travers les enclos, remorquant une quinzaine de wagonnets chargés de feuillages verdoyants.

      – C'est un train de fourrage qui arrive, reprit Mr Bombridge. Je possède, à quatre miles d'ici, quelques centaines d'hectares de marécages, que j'ai fait en partie assainir par des plantations d'eucalyptus. Le terrain reste suffisamment humide pour produire, avec une abondance qui vous étonnerait, des végétaux à croissance rapide : le cresson, le radis géant, le chou des Florides, qui sont régulièrement fauchés tous les jours par mes Noirs.
      Huit jours avant la mise en vente, mes pensionnaires sont nourris exclusivement de feuilles de vigne. Pour cela, je cultive la vigne du Japon, dont la végétation est exubérante, surtout sous cette latitude. Cela donne à mes produits un goût exquis et très recherché des gourmets.

      Pendant cette explication, la locomotive du chemin de fer Decauville avait stoppé sur un petit pont de fer qui enjambait les plus vastes des enclos.

      – Regardez ! s'écria Bombridge, personne ne peut se faire une idée de la voracité de l'escargot.

      Un robuste Noir fit basculer un des wagonnets. Un monceau de verdure tendre tomba dans l'enclos ; aussitôt il y eut parmi les escargots un remue-ménage général. Ils accouraient par centaines, par milliers, par myriades, et les spectateurs, étonnés, perçurent distinctement un bruit de mastication, qui ressemblait à celui qu'eussent fait une trentaine de rats.

      Au bout de quelques minutes, il ne restait plus du wagon de verdure que quelques tiges et quelques côtes trouvées trop dures.

      Le Noir s'occupait déjà de renverser le contenu du second wagonnet.

      – C'est admirable ! déclara Matalobos. Cet amas de fourrage a été presque aussi lestement escamoté que si je m'en fusse mêlé !

      – Vraiment, fit Oscar, je ne regrette pas d'avoir vu cela ! Mais j'aperçois de véritables phénomènes : des escargots gros comme les deux poings et d'autres d'un rose tendre, d'un jaune vif, aussi beaux que les plus jolis coquillages marins !

      – Il faut vous dire, expliqua de nouveau Mr Bombridge, que, comme tout éleveur sérieux, je m'occupe de l'amélioration de la race. Ces escargots qui font votre admiration, je les ai fait venir à grands frais, les uns des îles de la Grèce, les autres de Madagascar. Ce sont ces contrées qui produisent les plus grands individus de l'espèce ; mais ils sont un peu coriaces.
      Je ne désespère pas, à l'aide d'une série de sélections, d'arriver à fixer une variété aussi savoureuse et aussi tendre que l'escargot de Bourgogne, et qui aura la taille d'une tortue de moyenne grosseur.

      – Ce qui m'étonne, dit lord Burydan, c'est que, en si peu de temps, vous ayez acquis les connaissances nécessaires pour diriger, comme vous le faites, un établissement aussi vaste et aussi ingénieusement compris.

      Ce compliment alla droit au cœur de Mr Bombridge.

      – Il est vrai, fit-il en baissant les yeux avec modestie, que peu de gens pourraient m'en remontrer sur la question des escargots. Cependant, je dois beaucoup à la lecture des ouvrages d'un savant français, M. Raphaël de Noter, qui a écrit sur la matière des pages définitives. C'est à lui que je m'adresse chaque fois que je suis embarrassé.

      Miss Régine, qui se tenait un peu en arrière à côté d'Oscar, lui dit à l'oreille :

      – Ce que mon père ne raconte pas, c'est qu'il a découvert chez l'escargot une certaine intelligence ; et il s'occupe en ce moment d'apprivoiser quelques-uns des mieux doués de ses pensionnaires.

      – Peut-être, dit en riant le jeune homme, se propose-t-il de les exhiber sur la scène d'un music-hall ?

      – Je n'en sais rien. Mais il a beau être devenu riche, il lui est impossible d'oublier qu'il a fait partie du Gorill-Club...

      – Messieurs, interrompit tout à coup Mr Bombridge dont le visage s'était rembruni, je vous ai montré ce qu'il y avait d'intéressant. Je crois que nous ferons bien de ne pas nous attarder ici plus longtemps ; il se prépare un de ces terribles orages, une de ces tornades qui sont un des fléaux du pays.

      Du doigt, il montrait le ciel devenu tout à coup d'un blanc livide, pendant que, du côté de l'ouest, de gros nuages d'un roux cuivré s'amoncelaient.

      – Savez-vous ce que je propose ? ajouta-t-il.

      Nous allons tous monter dans le Decauville. Il nous ramènera à la maison beaucoup plus vite que ne le feraient les mules et cela nous permettra, en passant, de jeter un coup d'œil sur les cultures.
      Jupiter, ordonna-t-il à un nègre aux cheveux blancs qui jusque-là avait servi de guide à la société, donne l'ordre qu'on attache à la locomotive le wagon de promenade. Nous regagnerons la maison par la petite ligne.

      Cet ordre fut immédiatement exécuté. Cinq minutes ne s'étaient pas écoulées que les hôtes de Mr Bombridge, et Jupiter lui-même, prenaient place dans l'intérieur d'un long wagonnet, très confortablement aménagé, et qui eût pu contenir une dizaine de personnes.

      La minuscule locomotive lança un sifflement aigu ; le train se mit en marche, traversa, sur un long viaduc de fer, une série d'enclos, où grouillaient des millions d'escargots et d'où l'on semblait ne devoir jamais sortir.

      Enfin, il franchit une sorte de poterne et, augmentant sa vitesse, fila en rase campagne.

      Le paysage n'était plus égayé par des forêts ou des jardins. C'était la plaine nue et morne, où s'élevaient à peine, de loin en loin, une touffe de bambous, un vieux saule rabougri, ou un eucalyptus tordu par les vents.

      Le vieux Jupiter, sur un signe de son maître, avait tiré d'une petite armoire placée à l'un des bouts du wagon une bouteille de xérès, un seau de glace, des citrons et d'autres rafraîchissements, qu'il déposa sur un étroit guéridon.

      – Il fait une chaleur accablante, déclara l'amphitryon, et ce ne sera pas du luxe de nous rafraîchir un peu.

      Personne ne répondit. La sueur ruisselait de tous les visages. Il n'y avait pas un souffle dans l'air, et l'on entendait dans le lointain les coassements de la grenouille-taureau, qui pullule dans ces parages.

      Pendant qu'on absorbait avidement les boissons glacées, le train s'était engagé dans une plaine verdoyante, que coupaient des haies basses de mimosas et d'eucalyptus nains. C'étaient là les cultures dont avait parlé Mr Bombridge.

      Les Noirs, armés de longues faux, coupaient le fourrage nécessaire aux escargots. Ils saluaient respectueusement le train au passage, en ôtant leurs immenses chapeaux de rotin tressé.

      Le train avait encore augmenté sa vitesse. Les cultures qui couvraient plusieurs centaines d'hectares furent dépassées. L'on se retrouva de nouveau au milieu d'un paysage nu et désolé. Jupiter, sans attendre l'ordre de son maître, avait brusquement fermé les glaces des portières, et il aspergeait le sol avec un antiseptique, d'une odeur fortement aromatique. Le train filait, cette fois, avec la rapidité d'un express.

      – Pourquoi toutes ces précautions ? demanda lord Burydan un peu surpris.

      – C'est que les vapeurs qui s'exhalent de ces marécages sont mortelles ! Celui qui s'y aventurerait sans précaution, surtout à la tombée de la nuit, serait sûr de mourir d'une fièvre maligne en quelques heures... Les nègres seuls, surtout quand ils ont été guéris une première fois de la fièvre jaune, peuvent résister à cette atmosphère méphitique.

      Il montra du doigt les marais semés de larges flaques d'eau, et au-delà desquels on commençait à apercevoir la mer qui barrait l'horizon comme un ruban de couleur livide.

      – Voyez-vous ces fumées jaunâtres, continua Mr Bombridge, et ce brouillard gris qui, presque à ras de terre, semble agité d'un fourmillement perpétuel ? Ce brouillard est constitué par des millions de moustiques ! Ces fumées sont les exhalations délétères qui montent de la pourriture ! Il y a là des endroits où les Noirs eux-mêmes ne pourraient vivre, et où un homme blanc serait incapable de séjourner, même une seule minute, sans en mourir !

      – Est-ce que vous n'exagérez pas un peu ? demanda Oscar. Il me semble bien apercevoir là-bas, tout près de la mer, quelque chose qui ressemble à un village, au milieu duquel se dresse la tour d'un clocher. Si le pays était aussi malsain, on n'aurait pas eu l'idée d'y construire une église !

      – C'est bien une église. Mais, ne vous l'ai-je pas dit tantôt ? elle est abandonnée depuis près d'un siècle, et tous les habitants du village sont morts ou se sont enfuis ! Les nègres n'oseraient approcher de ce clocher, même en plein jour, et ils l'appellent « la tour fiévreuse ». Il s'y passe, d'après eux, des choses extraordinaires.

      Tous regardèrent curieusement l'église en ruine, dont la tour carrée, d'une couleur brune comme recuite par le soleil, se profilait sur le ciel blafard avec quelque chose de lugubre et de menaçant.

      – Singulier pays ! murmura lord Burydan. Il faudra bien, pourtant, que je voie de près cette tour fiévreuse.

      Le vieux Noir, à ces mots, eut un geste de terreur. Son teint devint d'un blanc grisâtre – ce qui est, pour les nègres, la façon de pâlir – et ses gros yeux blancs et protubérants roulèrent comme s'ils allaient jaillir de leurs orbites.

      Il prononça quelques phrases dans un jargon moitié espagnol moitié anglais, dont lord Burydan ne saisit que quelques mots.

      – Que veut dire ce Noir ? demanda-t-il à miss Bombridge.

      La jeune fille sourit.

      – Ce brave Jupiter, répondit-elle, est effrayé à la seule idée que vous voulez aller à la tour fiévreuse. Il dit que pas un Noir, à dix lieues à la ronde, n'oserait vous servir de guide.

      – Evidemment, ce ne doit pas être un endroit très sain. Pourtant, en prenant certaines précautions...

      – Ce n'est pas seulement pour leur santé que tremblent les Noirs. Ils ont peur des mauvais esprits qui hantent la tour. Vous en trouverez qui prétendent avoir vu le démon de la fièvre jaune lui-même.

      – Je serais curieux de savoir comment il est fait...

      – Je puis vous en donner, toujours d'après Jupiter, une description exacte. Il ressemble à une énorme araignée ; sa tête a la grosseur de celle d'un taureau et ne fait qu'un avec le corps. De plus, elle a l'expression d'une face humaine hideuse ou plutôt d'une tête de mort, qui aurait de larges prunelles liquides et phosphorescentes comme celles des pieuvres. Deux trous sont à la place du nez et il a une bouche fendue jusqu'aux oreilles, garnie de petites dents aiguës. Cette tête horrible est d'un rouge sang et hérissée de piquants comme la carapace d'un crabe de marais. Il possède de chaque côté six pattes, d'une belle couleur vert clair, et qui se terminent par des suçoirs. Ce qu'il y a de plus extraordinaire, c'est que ses prunelles sont d'un bleu clair et d'une douceur enfantine.

      – Voilà un monstre bien fantastique ! dit Oscar à son tour. Savez-vous quelles sont ses habitudes, puisque vous paraissez si bien informée ?

      – Le jour, il se tient tapi au fond de la vase fétide des marais. La nuit, il rôde et, s'il rencontre un nègre endormi, il lui pompe tout le sang avec ses suçoirs. Le lendemain, on trouve le nègre mort de la fièvre jaune.
      On dit aussi qu'il habite parfois les cryptes humides de l'église. Quand il doit y avoir une épidémie de fièvre dans le pays, il l'annonce en faisant tinter la cloche qui est demeurée à sa place dans la tour.

      – Et l'on a quelquefois entendu cette cloche ? demanda Oscar impressionné, malgré lui, par ce récit.

      – Jupiter prétend l'avoir entendue deux fois.

      La première fois, il serait mort dix mille personnes et, la seconde, quinze mille.
      Les Noirs racontent encore que les jésuites espagnols ont essayé d'exorciser cet étrange démon ; mais c'est lui qui a eu le dessus dans la lutte. Ils sont tous morts de la fièvre.
      Il est certain, conclut la jeune fille, que, pour mon compte, je n'aimerais pas entendre sonner la cloche de la tour fiévreuse.

      Il y eut un moment de silence. Pendant le récit de la jeune fille, des nuages couleur de suie et de soufre avaient peu à peu envahi toute l'étendue du ciel. Un brouillard d'une odeur fétide avait complètement submergé les marécages. On n'apercevait plus la tour fiévreuse.

      L'atmosphère était devenue étouffante. On eût dit l'haleine ardente qui s'échappe de la gueule d'un four. Malgré le soin qu'avait Jupiter d'arroser continuellement le plancher du wagon, tous haletaient, la gorge sèche, le cœur serré par cette sorte d'angoisse physique qui saisit même les animaux à l'approche de l'orage dans les contrées tropicales.

      – Heureusement, s'écria Bombridge avec un soupir de soulagement, que, dans cinq minutes, nous allons nous trouver dans une belle forêt de pins où l'air est pur, aromatique et salubre ; dans un quart d'heure nous serons à la maison d'où nous pourrons braver la fièvre et la tempête !

      Comme en réponse à cette phrase rassurante, il y eut un sourd grondement de tonnerre, des gerbes d'éclairs d'un vert aveuglant s'éparpillèrent aux quatre coins du ciel comme les boîtes d'un gigantesque feu d'artifice ; le soleil lança d'entre deux nuages un dernier et macabre rayon blanchâtre puis disparut complètement ; la pluie s'était mise à tomber, non pas par gouttes plus ou moins larges, mais par seaux, par jets de la grosseur du poignet ; ce n'était plus une averse, c'était un déluge.

      Au mugissement de ces montagnes d'eau qui dévalaient en torrents le long des pentes, se mêlaient les grondements affaiblis du tonnerre et le sifflement du vent fouettant les grands roseaux et les arbres de la forêt.

      Puis, comme il arrive dans ces brusques ouragans, il y eut une accalmie et, pendant quelques minutes, ce fut presque le silence.

      C'est alors qu'avec une épouvante qu'ils ne purent dissimuler lord Burydan et ses amis entendirent distinctement le son lointain d'une cloche.

      Jupiter claquait des dents, ses cheveux s'étaient hérissés sur sa tête.

      – La cloche de la tour fiévreuse, balbutia-t-il en tremblant de tous ses membres.

      – Oui, c'est bien elle ! murmura Bombridge d'une voix mal assurée. Il n'y a pas d'autre cloche à vingt milles à la ronde.

      – Vous êtes sûr de ne pas vous tromper ? fit lord Burydan.

      – Non, répondit l'ex-clown d'un ton brusque.

      De nouveau le silence régna dans le wagon, qui fuyait maintenant en pleines ténèbres sous les épais ombrages de la forêt de pins.

      Ainsi qu'il arrive sous les tropiques, la nuit avait succédé au jour en quelques minutes. On était maintenant dans l'obscurité la plus profonde.

      Le voyage se termina tristement, et ce fut avec un véritable sentiment de bonheur qu'en mettant pied à terre tous aperçurent la façade de la maison, joyeusement éclairée, et où déjà les Noirs s'affairaient pour les préparatifs du dîner.

      Ce repas fut beaucoup moins gai que celui du matin.

      Mr Bombridge eût rougi de partager les superstitions ridicules du vieux Jupiter. Néanmoins, il ne pouvait s'empêcher de penser que, depuis trois semaines, les cas de fièvre jaune avaient été d'une fréquence inaccoutumée parmi ses Noirs ; et il croyait toujours entendre bourdonner à ses oreilles le son de la fatale cloche.

      Cependant, après le repas, il y eut une recrudescence de bonne humeur et d'entrain parmi les convives. La tempête s'était apaisée aussi rapidement qu'elle s'était déchaînée : l'atmosphère, purifiée par la pluie, était d'une fraîcheur délicieuse ; les fleurs et les feuillages exhalaient leur odeur embaumante et il montait de la terre cette senteur puissante qui s'en dégage après les orages.

      Les nerfs détendus avaient aussi retrouvé leur calme, et personne n'éprouvait plus ce bizarre serrement de cœur, cette angoisse physique dont ils avaient tant souffert.

      Mr Bombridge proposa d'aller prendre le frais sur la terrasse qui dominait la maison. Tout le monde accepta avec enthousiasme et l'on put admirer le magnifique paysage, éclairé par les rayons de la lune.

      A l'horizon, on apercevait le feu rouge du phare situé à l'entrée de la rivière, tout au fond du golfe d'Oyster Bay, et qui ressemblait à une étoile tout près de tomber dans la mer.

      Lord Burydan contempla longtemps et en silence cette flamme lointaine. Il ne fit part à personne de ses réflexions, et bientôt tous les invités de Mr Bombridge se retirèrent dans leur chambre pour y goûter un repos bien mérité.




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