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Le mystérieux docteur Cornélius - T. 3

Gustave Lerouge
© France-Spiritualités™






DIX-SEPTIÈME ÉPISODE – LE DÉMENT DE LA MAISON BLEUE
II – Un enlèvement

Le lendemain de ce mémorable dîner de fiançailles, Mr Bombridge descendit de bonne heure, suivant sa coutume, pour se promener sous les grands arbres avant que l'ardent soleil eût entièrement fait évaporer la rosée, à cet instant bref et charmant qui suit le lever du soleil sous les tropiques.

      Il fut tout étonné de voir que lord Burydan l'avait devancé. L'excentrique était en train de parlementer avec un boy qui, chaque matin, venait de Tampa, à franc étrier, pour apporter le courrier.

      – Eh bien, milord, quoi de neuf ? demanda Mr Bombridge après avoir pris des nouvelles de la santé de son hôte.

      – Je vais, à mon grand regret, répondit lord Burydan, être obligé de vous quitter.

      – Pas aujourd'hui, j'espère ?

      – Aujourd'hui même. J'apprends à l'instant que mon yacht l'Ariel est arrivé hier soir à Tampa, où il est ancré dans la rade. Il reprendra la mer sitôt que je serai à bord.

      – C'est fort ennuyeux, murmura Bombridge d'un air contrarié. J'avais espéré que vous assisteriez au mariage de Régine et de votre ami Oscar.

      – C'était bien aussi mon intention, et, d'ailleurs, j'y assisterai peut-être.

      Puis, changeant brusquement de ton :

      – A propos, voulez-vous profiter de mon yacht pour faire une promenade en mer : je projetais tout à l'heure pour vous une charmante excursion.

      – Dont l'itinéraire ?...

      – Consisterait à côtoyer le rivage jusqu'à Oyster Bay, ou même, si vous avez le temps, à contourner toute la presqu'île de Floride jusqu'à Sainte-Lucie, d'où vous regagneriez Tampa par le chemin de fer.

      – Je ne dis pas non, murmura Bombridge un peu hésitant. Je connais très mal cette partie de la côte.

      – La surveillance de votre établissement, insista lord Burydan, ne réclame pas votre présence d'une façon tellement impérieuse que vous ne puissiez vous absenter deux ou trois jours.

      – Ce n'est pas cela. L'organisation de mes fermes à escargots est telle que je pourrais m'en aller pendant deux ou trois mois sans qu'il y parût. Tous les directeurs, tous les surveillants que j'ai choisis sont des hommes de confiance.

      – En ce cas, c'est entendu ! s'écria joyeusement l'excentrique. Je vais prévenir Oscar et miss Régine. Ils seront, j'en suis sûr, enchantés de ce petit voyage.

      On fit rapidement les préparatifs nécessaires, et, deux heures plus tard, un buggy déposait les quatre touristes sur les quais du port de Tampa, d'où ils aperçurent la gracieuse silhouette de l'Ariel, ancré un peu en dehors du port, et dont les cheminées lançaient déjà des torrents de fumée noire.

      Oscar et miss Régine échangèrent un furtif serrement de mains. A la vue du yacht, tous deux avaient éprouvé la même charmante émotion : ils se rappelaient la longue croisière qu'ils avaient faite ensemble, de Vancouver à l'île des pendus, et ils ne pouvaient oublier que c'est au cours de cette traversée qu'ils s'étaient fait pour la première fois le mutuel aveu de leur amour. Ce fut avec un vrai plaisir qu'ils montèrent à bord de l'Ariel.

      Ils avaient à peine mis les pieds sur le pont du yacht, suivis de près par Mr Bombridge et lord Burydan, qu'un gentleman d'un certain âge vint à leur rencontre. Il était accompagné d'un vieux Peau-Rouge qui, à la vue d'Oscar, laissa éclater sa joie.

      – Bonjour, mon brave Kloum ! fit le jeune homme. Bonjour, monsieur Agénor.

      Il ajouta non sans orgueil :

      – Je vous présente miss Régine, ma fiancée !

      Pendant que la jeune fille, toute rougissante, recevait les compliments du poète Agénor Marmousier et du Peau-Rouge, lord Burydan causait avec le capitaine.

      – Avons-nous suffisamment de charbon ? lui demanda-t-il.

      – Nos soutes sont pleines, milord...

      – Et les approvisionnements ?...

      – J'ai fait embarquer tout ce que nous avons pu trouver de mieux à Tampa comme vivres frais ; avec les provisions du bord, nous pourrions presque faire le tour du monde.

      – C'est bien, capitaine. Je ne vois pas trop alors ce qui peut nous empêcher de partir ?

      – Les feux sont allumés. On va lever l'ancre. Dans un quart d'heure nous aurons appareillé.

      Après avoir donné des ordres, qui furent exécutés avec une rapidité et une précision toutes militaires, lord Burydan ne s'occupa plus que de ses invités.

      Une grande tente de coutil avait été dressée à l'arrière du yacht. Chacun prit place sur de légers et confortables sièges de bambou, et l'on se prépara à admirer les beaux paysages qui allaient se succéder sans interruption jusqu'à la fin de l'excursion.

      Déjà les ancres avaient été levées, le mécanicien forçait ses feux et la ville de Tampa, avec ses maisons blanches sur un ciel d'un bleu cru, ses palmiers et son petit port somnolent, commençait à décroître à l'horizon.

      La côte, profondément découpée, se déployait dans toute sa majesté sauvage, avec ses récifs, ses golfes que bordaient de vieux palétuviers, dont les racines trempaient jusque dans la mer.

      De loin en loin, sur ce rivage désert, on apercevait une hutte couverte de feuilles de palmier ou l'embarcation d'un nègre pêcheur de perles.

      – Pauvres Noirs ! murmura miss Régine. Je les plains !

      Elle montrait d'un geste effrayé deux ou trois requins qui s'ébattaient dans le sillage du yacht, et le suivaient patiemment dans l'espoir qu'on leur jetterait quelque chose en pâture.

      – Ces Noirs n'ont pas aussi peur des requins que vous le croyez, expliqua lord Burydan. Ils sont habitués à cette pêche depuis l'enfance et ils sont tous armés de coutelas affilés à l'aide desquels ils savent parfaitement se défendre.

      – Qu'est-ce que c'est que ces ruines ? interrompit tout à coup Agénor, et comme ce paysage a l'air désolé !

      L'Ariel côtoyait, en ce moment, une région du plus sinistre aspect ; le rivage était parsemé d'un amoncellement de roches déchiquetées qui devaient le rendre inabordable. Derrière cette bande de récifs s'élevait une côte marécageuse, au centre de laquelle se dressait un clocher entouré de maisons en ruine.

      – Voici la tour fiévreuse, dit gravement Burydan à son ami Agénor, qu'il attira un peu à l'écart. C'est à cette place même qu'ont péri plusieurs des navires de la Compagnie des paquebots Eclair.

      – Je sais déjà, par votre dernière lettre, que vous avez brillamment et rapidement conduit cette enquête. Vous êtes toujours sûr que c'est bien la Main Rouge qui a causé ces naufrages ?

      – Absolument. Vous allez comprendre comment les choses se passaient. Vous voyez là-bas, à une dizaine de milles vers le sud, ce petit phare blanc ? Il commande l'entrée du golfe d'Oyster Bay qui, par les tempêtes, peut servir de refuge aux navires. Les gardiens de ce phare – deux Noirs actuellement sous les verrous – étaient affiliés à la Main Rouge. Lorsque l'un des paquebots de la compagnie de Fred Jorgell quittait La Nouvelle-Orléans, son départ était signalé aux naufrageurs.
      En cette saison-ci, les tempêtes sont fréquentes et terribles. Qu'arriverait-il ? Le capitaine du steamer, croyant trouver un refuge dans le golfe d'Oyster Bay, gouvernait droit sur le feu qu'il apercevait et que lui signalait sa carte marine. Mais ce feu n'était plus à la même place ; les gardiens du phare avaient éteint le leur, et il en brillait un autre au sommet même de cette tour fiévreuse, que nous apercevons d'ici. Immanquablement le steamer allait se briser sur les récifs.

      – Ce sont là des faits très graves, répliqua Agénor devenu pensif. Trois personnes seules peuvent avoir intérêt à faire sombrer les paquebots de Fred Jorgell.

      – Je parie que vous avez la même idée que moi ?

      – Je ne sais. Mais la ruine de la Compagnie des paquebots Eclair ne peut intéresser que ses adversaires financiers, c'est-à-dire Joë Dorgan, Cornélius et Fritz Kramm.

      – C'est bien ce que je m'étais dit. Et savez-vous que c'étaient les mêmes bandits, qui ont pillé l'hacienda de San-Bernardino et blessé presque mortellement Pierre Gilkin, qui attiraient les paquebots sur les brisants ?

      – Voilà qui est extraordinaire !

      – L'un d'eux, continua lord Burydan, n'était autre que ce Slugh qui joua si bien le rôle de capitaine de la Revanche et qui, à l'île des pendus, réussit, je ne sais comment, à nous glisser entre les doigts.

      – L'avez-vous capturé ?

      – Non. Il nous a encore échappé, mais il doit avoir eu le même sort que son complice, Edward Edmond, dont on a retrouvé le squelette parfaitement nettoyé par les fourmis rouges et par les reptiles du marais.

      Lord Burydan raconta alors, dans le plus grand détail, la façon dont Dorypha avait été sauvée, et il lui apprit que la gitane ainsi que son mari Pierre Gilkin, tous deux grièvement malades à la suite des privations et des blessures, étaient en ce moment soignés dans un pavillon isolé dépendant de l'habitation de Mr Bombridge.

      Agénor, à son tour, mit lord Burydan au courant des projets de Fred Jorgell. Celui-ci se proposait d'acheter l'immense marécage qui entourait la tour fiévreuse, d'y faire creuser des canaux qui transformeraient en eaux vives les mares croupissantes, et d'assainir cette région maudite par des plantations d'eucalyptus, de peupliers et des cultures d'une variété de pommes de terre d'origine brésilienne, le solarium commersoni, qui réussit admirablement dans les terrains humides.

      Auparavant, les moustiques devaient être détruits par le pétrolage, et l'on devait pour exterminer les reptiles, se servir de ces serpents chasseurs, inoffensifs pour l'homme, tels que la mussurana, qui débarrassent en peu de temps toute une région des animaux venimeux qu'elle renferme.

      Ce projet, qui serait mis à exécution sitôt que Fred Jorgell serait affranchi de certains soucis immédiats, devait être complété par la construction d'un phare dont la tour fiévreuse fournirait les matériaux, et par la destruction des récifs à l'aide de la dynamite.

      Pendant que lord Burydan et Agénor conversaient ainsi, l'Ariel s'éloignait à toute vapeur de ces dangereux parages et la tour fiévreuse disparut bientôt dans l'éloignement.

      Le paysage avait changé du tout au tout. De hautes forêts de palmiers, d'acajous et de cèdres ondulaient à perte de vue, les plages étaient couvertes d'un sable fin et brillant, et de jolis villages de pêcheurs se reflétaient indolemment dans l'eau bleue.

      On déjeuna sur le pont. Miss Régine, dont l'air vif de la mer avait excité l'appétit, fit honneur à la cuisine du bord, qui, d'ailleurs, ne le cédait en rien à celle qu'on eût pu lui servir à la villa paternelle.

      Dans l'après-midi, on doubla le cap Sable et l'on côtoya les petites îles dont est parsemé le canal de la Floride.

      Vers le soir, chacun se retira dans sa cabine. Mr Bombridge, en souhaitant le bonsoir à lord Burydan, lui demanda quand on atteindrait Sainte-Lucie.

      – Demain, sans nul doute, répondit l'excentrique.

      Tous deux se séparèrent en échangeant un cordial shake-hand.

      Le lendemain matin, Mr Bombridge monta de bonne heure sur le pont. Quelle ne fut pas sa surprise en constatant que les côtes de la Floride avaient complètement disparu. De tous côtés, c'étaient le ciel et la mer immense et bleue.

      Le « roi des escargots » – car tel est le titre que les journaux commençaient à lui donner – demeura absolument stupéfait. Il se frottait les yeux pour s'assurer qu'il était bien éveillé, et il se demandait avec inquiétude si, une fois de plus, il n'était pas victime de quelque subtile machination des bandits de la Main Rouge.

      Il remarquait avec une certaine inquiétude que l'Ariel, pourvu des nouveaux moteurs inventés par Harry Dorgan, filait avec la rapidité d'un express ordinaire.

      D'ailleurs, personne sur le pont.

      De plus en plus inquiet, il se dirigea vers l'avant, et, avisant un mousse, il lui demanda si on pouvait voir le capitaine. Le mousse répondit que le capitaine était toujours visible et conduisit Mr Bombridge jusqu'à la cabine de l'officier.

      Celui-ci fit comprendre à son interlocuteur, avec la plus exquise politesse d'ailleurs, qu'il ne pouvait lui fournir aucun renseignement sur la marche du navire, milord ayant recommandé la plus grande discrétion à cet égard.

      – Mais, répliqua Bombridge suffoqué d'étonnement, je suis un ami de lord Burydan.

      – C'est peut-être, alors, dit le capitaine, qu'il veut avoir le plaisir de vous renseigner lui-même. Et tenez, d'ailleurs, le voilà !

      Il montrait lord Burydan qui, vêtu d'un élégant complet de flanelle rayée et coiffé d'un vaste panama, se promenait nonchalamment à l'arrière.

      Mr Bombridge s'empressa d'aller le trouver.

      L'excentrique ne put s'empêcher de sourire en voyant la mine déconfite de son passager.

      – Ah çà ! lui dit-il, mon cher Bombridge, vous avez ce matin un air d'enterrement.

      – Dame, répliqua piteusement le roi des escargots, avouez qu'il y a de quoi. Je m'embarque hier pour une petite excursion et je me réveille en plein Atlantique.

      – Il est de fait, répondit lord Burydan avec le plus grand sang-froid, que nous côtoyons en ce moment-ci la mer des Sargasses...

      – J'en étais à me demander si je n'étais pas victime de quelque complot de la Main Rouge.

      – Non, dit en riant lord Burydan. Le seul coupable, c'est moi ! Je n'ai pu résister au plaisir de vous jouer un tour de ma façon. Ne m'avez-vous pas dit, hier, que vous pourriez vous absenter plusieurs mois sans que vos intérêts eussent à en souffrir ?

      – Oui, repartit l'ex-clown avec mécontentement. Encore faut-il que je prévienne mon monde, que je donne des ordres !

      – Soyez tranquille, l'Ariel est pourvu d'appareils de télégraphie sans fil. Vous voyez que tout a été prévu.

      – Mais enfin, milord, demanda Mr Bombridge prêt à se fâcher, où me conduisez-vous ?

      – Au Canada, répondit l'excentrique avec le plus grand sang-froid.

      Le roi des escargots était tellement abasourdi qu'il ne trouva pas un mot à répondre.

      – Ah çà ! murmura-t-il enfin, c'est une mauvaise plaisanterie ?

      – Rien n'est plus sérieux, je vous assure.

      – Mais que vont dire ma fille et mon futur gendre ? Et puis, d'abord, qu'est-ce que je vais faire au Canada ?

      – Rassurez-vous. Primo, miss Régine et Oscar sont du complot...

      – C'est très mal de leur part.

      – Et vous serez le premier à me remercier de vous avoir emmené. N'avez-vous pas manifesté le désir de me voir assister au mariage de miss Régine ?

      – Oui, mais !...

      – Non seulement j'assisterai à ce mariage mais vous assisterez au mien. Apprenez, mon cher Bombridge, que je vous invite à ma noce, qui aura lieu en même temps que celle d'Oscar et de votre fille.

      – Je vois, reprit Mr Bombridge qui avait pris rapidement son parti de la situation, qu'il n'y a vraiment pas moyen que je me fâche. Je vous dois assez de reconnaissance pour ne pas prendre mal cette facétie...

      – Qui cache au fond une bonne intention... D'ailleurs, ce n'est pas pour rien que l'on m'a surnommé l'excentrique.

      Miss Régine et Oscar, qui avaient attendu la fin de cette explication pour paraître sur le pont, se montrèrent alors en riant aux éclats et félicitèrent lord Burydan d'un enlèvement si bien conduit et si bien réussi.

      A ce moment, un marin apporta à l'excentrique un marconigramme que venaient d'enregistrer les appareils du bord.

      – Tiens ! dit le jeune lord après l'avoir parcouru, voici du nouveau. Savez-vous qui l'on vient de retrouver muré dans les décombres de la tour fiévreuse ?... Slugh lui-même, le fameux Slugh ! C'est un vieux Noir, dont la manie est de chercher les trésors, qui s'est aperçu qu'une muraille avait été fraîchement réparée. Il a pratiqué un trou, et il a découvert le bandit encore vivant, mais dans un état lamentable.

      – Et qu'en a-t-on fait ? demanda Bombridge.

      – On l'a transporté chez vous. Mais, s'il en réchappe, je vais donner des ordres pour qu'il soit mené sous bonne escorte au Canada. C'est par lui, j'en suis sûr, que nous arriverons à découvrir les grands chefs de la Main Rouge.

      – Hum ! le voudra-t-il ?

      – Peu importe ! J'emploierai les moyens nécessaires pour arriver à mon but. A tout à l'heure. Je veux moi-même m'occuper de ce gredin, à la capture duquel j'attache une grande importance.

      Et lord Burydan rentra précipitamment dans la cabine où se trouvaient les appareils de télégraphie sans fil, dont il connaissait à fond le maniement.




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