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Le mystérieux docteur Cornélius - T. 3

Gustave Lerouge
© France-Spiritualités™






SEIZIÈME ÉPISODE – LA TOUR FIÉVREUSE
III – L'étoile rouge

Trois semaines environ avant l'arrivée de lord Burydan en Floride, un sloop de cabotage était venu, par une nuit sans lune, jeter l'ancre dans le golfe d'Oyster Bay.

      De ce sloop s'était détachée une embarcation menée par quatre vigoureux rameurs noirs. Et dans le plus grand mystère, ils avaient débarqué, juste en face de la tour fiévreuse, trois personnes et plusieurs grandes caisses carrées. Puis l'embarcation avait regagné le bord ; le sloop avait levé l'ancre et avait repris la mer, sans avoir été vu d'aucun des rares bâtiments de cette côte inhospitalière.

      De ce côté, le rivage était bordé de grands palétuviers, dont les racines, plongeant dans la vase, étaient chargées de grappes d'huîtres. Ces racines, enchevêtrées et tordues, formaient de profondes cavernes qui servaient d'asile à de gros crabes de terre, à des reptiles de tout genre, enfin à une foule d'animaux nuisibles.

      Ce rempart de palétuviers n'avait pas été franchi sans peine par les trois voyageurs, encore embarrassés de leurs bagages. A chaque pas, ils glissaient sur les racines et s'enfonçaient dans la boue, ou bien ils se déchiraient les mains aux coquillages.

      Leur arrivée dérangeait tout un monde de bêtes grouillantes.

      – Brrr ! dit un des trois personnages, il me semble que j'ai mis la main sur un crapaud !

      – Tu dois t'être trompé, répondit son compagnon. Je crois plutôt que c'est sur un serpent ; il n'y a pas de crapauds si près de la mer.

      – Joli pays que cette Floride, dont tu m'avais dit tant de merveilles ! Je me demande un peu ce que nous allons faire là ?

      – Cela ne te regarde pas, répondit l'autre durement. Tu es ici pour obéir aux Lords de la Main Rouge et à moi, Slugh, qui les représente...
      Allons, dépêche-toi ! Dans quelques minutes nous serons sortis de ces maudits palétuviers et nous mettrons le pied sur la terre ferme.

      Edward Edmond ne répondit pas, et, tout en maugréant, il continua d'avancer.

      Quant à la troisième personne, une femme, ses compagnons avaient soin de la faire passer devant eux, comme s'ils eussent craint qu'elle ne cherchât à s'enfuir, et, chaque fois qu'elle s'arrêtait, Slugh lui appuyait sur la tempe le canon de son revolver.

      – Marche donc, Dorypha ! lui disait-il, ou je te tue comme une chienne de gitane que tu es !

      Dorypha ne répondait pas. Mais sa rage et son humiliation étaient à leur comble, et elle proférait mentalement les plus terribles serments.

      Enfin, tous trois atteignirent un terrain plus solide. C'était la place, autrefois dallée de grandes pierres plates, qui s'étendait en face de l'église et que bordaient, à droite et à gauche, les masures délabrées, anciennes habitations des colons espagnols.

      Slugh, ayant tiré de sa poche une petite lanterne électrique, s'orientait à travers les décombres.

      – Qu'est-ce que nous faisons ? demanda Edward Edmond qui paraissait de fort méchante humeur.

      – Je vais d'abord mettre la Dorypha en lieu sûr. Ensuite, nous retournerons chercher les caisses que j'ai été obligé de laisser au pied des palétuviers ; après, tu pourras te reposer tant que tu voudras.
      Plains-toi donc ! Nous n'aurons presque rien à faire pendant notre séjour ici. C'est une vraie villégiature !

      – Merci de la villégiature ! Un pays où il n'y a que des bêtes venimeuses, où l'on crève comme des mouches de la fièvre et du vomito negro (6). J'ai grand-hâte que nous en soyons partis.

      – Poltron ! Tu sais bien que nous n'avons rien à craindre de la fièvre, moi, parce que je l'ai eue, et toi, parce qu'un des docteurs de la Main Rouge t'a vacciné avec un sérum spécial avant notre départ.

      – Tu as beau dire, je ne suis pas rassuré.

      Dorypha n'avait pas perdu un mot de cette conversation. Slugh s'aperçut qu'elle écoutait, et tout de suite sa colère éclata.

      – As-tu fini de nous espionner ? lui dit-il. Marche devant moi, que je te conduise à la niche qui t'est destinée.

      La gitane obéit en tremblant de fureur, et elle pénétra à l'intérieur de l'église.

      La nef, assez vaste et construite dans le style espagnol du XVIIIème siècle, était lézardée en de nombreux endroits. La voûte, humide et blanchie de salpêtre, portait par endroits des traces de dorure.

      Les rayons de la lanterne montrèrent dans un coin un tableau moisi qui représentait une Madone noire, preuve que les gens de couleur avaient été les fidèles les plus nombreux de cette église.

      De longues mousses, auxquelles étaient mêlés plusieurs champignons vénéneux, d'un rouge éclatant, couvraient le pavé du sanctuaire.

      Slugh, qui consultait de temps en temps un carnet graisseux, se dirigea du côté gauche de la nef et ouvrit une petite porte, dont les gonds grincèrent lamentablement dans le silence. La porte donnait accès à un escalier en colimaçon qui occupait à lui seul l'intérieur d'une tourelle accolée au bâtiment principal.

      Slugh passa le premier, puis Dorypha, enfin Edward Edmond. La gitane se demandait avec angoisse si on ne l'avait pas emmenée dans cet endroit sinistre pour la précipiter du haut du clocher ?

      En montant, elle se retourna pour jeter à Edward Edmond un regard si mélancolique et si suppliant que l'Irlandais, malgré toute sa haine, se sentit remué jusqu'au fond de l'âme.

      La gitane était amaigrie par les privations et les mauvais traitements que lui avaient fait subir ses geôliers ; mais elle n'avait rien perdu de sa beauté. Son aspect avait pris seulement quelque chose de plus farouche. Les coins de sa bouche, comme tirés par la souffrance, donnaient à son visage une expression poignante à laquelle on ne pouvait rester indifférent. Ses prunelles brûlaient d'un feu sombre, au fond de leurs orbites creusées par les chagrins et par les larmes.

      Slugh, après avoir monté trente-cinq marches, s'arrêta sur un palier qui donnait accès à une pièce carrée occupant tout le premier étage de la tour.

      A l'étage d'au-dessus, c'était la cloche que l'on entrevoyait à travers les interstices de la charpente.

      – Nous sommes arrivés, dit Slugh en consultant de nouveau son carnet.

      Puis il alla, sans hésitation, à la muraille qui faisait face à l'entrée et au milieu de laquelle se dressait un gros clou rouillé.

      Il appuya fortement sur le clou. Aussitôt, une porte s'ouvrit, montrant l'intérieur d'une chambre carrée, de huit à dix pieds de largeur. La surface extérieure de cette porte avait été si habilement recouverte de briques minces et de ciment que, si l'on n'était pas au courant du secret, il était impossible de la distinguer du reste de la muraille.

      Extérieurement, cette cellule correspondait à une poivrière accrochée à l'un des angles du clocher.

      On rencontre beaucoup de cachettes de ce genre dans les anciennes constructions espagnoles, et c'est ainsi que maintes fois, dans les premiers temps de la conquête, les missionnaires purent échapper pour ainsi dire miraculeusement aux poursuites des Indiens révoltés.

      Slugh poussa brutalement la gitane dans la cellule et en referma la porte.

      – Maintenant, dit-il à Edward Edmond, redescendons !... Tu vois que ton ex-maîtresse sera admirablement bien logée.

      – Comment as-tu découvert cette cachette ? demanda l'Irlandais avec ébahissement.

      – Je ne l'ai pas découverte. On me l'a indiquée. Cette région appartient presque entièrement à la Main Rouge. Il n'y a pas longtemps que la crypte était entièrement remplie de marchandises volées.
      Il n'y a pas d'endroit au monde où l'on coure moins de chance d'être dérangé. Les gens du pays ont une peur épouvantable des fièvres. Puis les Lords de la Main Rouge ont eu soin de répandre parmi les nègres certaines légendes effrayantes, qui font que pas un d'eux n'oserait approcher d'ici, même en plein jour.

      Ils étaient, à ce moment, sur le palier où s'ouvrait une petite fenêtre carrée.

      – Malgré tout, dit Edward Edmond, c'est un pays terriblement malsain.

      Et, de la main, il montrait la lugubre étendue des marécages qui, dans les ténèbres de la nuit, rayonnaient d'une faible lueur bleuâtre due à tous les phosphores de la pourriture, tandis qu'en d'autres endroits des feux follets dansaient par centaines autour des mares.

      L'Irlandais était superstitieux. Il se souvenait, comme il l'expliqua à Slugh, avoir entendu dire dans son enfance, que les feux follets étaient les âmes des trépassés.

      – Si j'étais seul ici, conclut-il, je crois que j'aurais très peur.

      Slugh – un esprit fort – ne fit que rire de ces terreurs.

      – Imbécile ! dit-il. Tu ne sais donc pas que ces flammes errantes sont une espèce de gaz d'éclairage, ou quelque chose de semblable. Il ne faut vraiment pas grand-chose pour t'effrayer !

      Tout en discutant ainsi, les deux bandits étaient redescendus dans l'intérieur de l'église. Puis ils revinrent à l'endroit où ils avaient laissé leurs caisses.

      Ce ne fut pas sans peine qu'ils parvinrent à leur faire traverser le massif des palétuviers.

      Edward Edmond se demandait si on n'allait pas être encore forcé de hisser ces lourds colis jusqu'au sommet de la tour.

      Slugh le rassura.

      – Il y a, expliqua-t-il, sous l'église même, une crypte très spacieuse dont l'entrée n'est pas facile à deviner. C'est là que nous déposerons nos bagages.

      Il montra à l'Irlandais une des dalles du chœur au centre de laquelle se trouvait scellé un anneau.

      Il alla chercher ensuite, derrière l'autel, un levier de fer dont il se servit pour soulever la dalle. Elle découvrit l'entrée d'un escalier qui aboutissait à une salle souterraine, bordée de tombeaux à droite et à gauche.

      – Tu vois que la place ne manque pas, dit encore Slugh, et l'on pourrait laisser ici des marchandises pendant dix ans sans que personne s'avisât d'oser y toucher.

      – Je me demande, fit l'Irlandais, pourquoi nous prenons toutes ces précautions. Si personne n'ose approcher d'ici, ce n'est pas la peine de tant nous gêner.

      – Tu n'y vois pas plus loin que ton nez. Il est possible que d'ici peu de temps la police vienne faire une perquisition dans la tour et il est prudent de tout prévoir.

      L'Irlandais aurait bien voulu poser d'autres questions, mais il comprit que Slugh n'était pas disposé à lui donner d'éclaircissements sur ses projets. Alors il se résigna à garder le silence.

      Edward Edmond et Slugh lui-même commençaient à ressentir une certaine fatigue. Ils sortirent d'une caisse une boîte de viande conservée et une bouteille d'alcool.

      Après avoir mangé de bon appétit, ils allèrent dormir au premier étage, et, pour cette nuit, se contentèrent de leurs manteaux en guise de matelas et d'oreillers.

      Nul n'eût pu soupçonner que cette tour, soidisant hantée par des démons et des revenants, avait maintenant des habitants en chair et en os.

      Les jours suivants, l'existence s'organisa. Slugh et Edward Edmond cueillirent des brassées de joncs pour s'en faire des matelas. Ils déballèrent aussi une partie des provisions contenues dans les caisses.

      Celles-ci renfermaient toutes les choses indispensables à la vie, voire même du tabac, du whisky, des armes et des munitions, des flacons de pharmacie.

      Les deux gardiens de la Dorypha passaient toute leur journée à fumer, à dormir ou à pêcher le long de la grève, qui était très poissonneuse.

      D'ailleurs, ils se portaient très bien, et cela, sans doute, grâce aux médicaments fébrifuges que, suivant les recommandations qui leur avaient été faites, ils avaient soin d'absorber chaque soir.

      L'Irlandais se fût assez accommodé de cette existence de paresse s'il n'eût senti qu'un danger mystérieux planait autour de lui.

      Slugh, lui, passait parfois toute la nuit au sommet de la tour, scrutant l'horizon avec inquiétude. D'autres fois, il dormait tranquillement sur son lit de jonc, sans que l'Irlandais pût s'exprimer le mobile de ses actions.

      Slugh restait impénétrable.

      Edward Edmond n'avait encore pu tirer de lui un seul renseignement sur le sort réservé à la gitane. En outre, à mesure que le temps s'écoulait, Slugh semblait redoubler de précautions.

      Chaque matin, il exigeait que le lit de jonc fût éparpillé sur toute la surface de la pièce, de manière que, si quelqu'un survenait, il ne pût soupçonner que l'on avait couché dans cet endroit. Pour la même raison, sans doute, il défendait à l'Irlandais de laisser traîner dans la tour un objet quelconque qui pût déceler la présence d'un être humain.

      C'est dans la crypte qu'ils prenaient tous leurs repas, et c'est là qu'ils trouvaient un abri pendant les heures chaudes de la journée.

      L'Irlandais était intrigué au plus haut degré, car il découvrait chaque jour de nouveaux faits capables d'exciter sa curiosité.

      Un matin, Slugh ouvrit une caisse, jusqu'alors demeurée intacte, et en tira plusieurs bocaux emplis d'un liquide incolore et soigneusement emballés. Il en prit un et s'en alla avec à travers le marécage. De loin, Edward Edmond le vit occupé à en répandre le contenu dans les mares stagnantes, puis il vint prendre un nouveau bocal ; et il en fut ainsi jusqu'à ce que tous les bocaux fussent vides.

      Une autre fois, Slugh se décida à ouvrir la plus grande des caisses, mais il la referma presque aussitôt.

      L'Irlandais n'eut que le temps d'entrevoir des rouages, des verres, des fils, organes démontés de quelque machine dont il ne devinait pas la destination.

      Enfin, il y avait des jours où Slugh partait sans vouloir être accompagné et ne rentrait qu'à la nuit tombante, parfois même le lendemain matin.

      Vainement l'Irlandais se livrait à mille suppositions. Il n'arrivait à rien découvrir.


*

*       *


      Pendant ce temps, Dorypha menait une existence des plus misérables. Le réduit où on l'avait jetée ne prenait jour que par une étroite ouverture carrée. Encore était-il encombré de ces objets hétéroclites que l'on trouve dans le grenier de toutes les églises : chandeliers de bois rompus, chaises défoncées, et jusqu'à une statue sans bras de sainte Rose de Lima, à laquelle un coloris barbare prêtait, dans la pénombre, une apparence de vie. La gitane en avait presque peur.

      Couchée sur une brassée de joncs, elle demeurait ainsi toute la journée, en proie au désespoir et à la tristesse. C'est à peine si elle touchait aux aliments que Slugh, sans un mot, lui apportait une fois par jour.

      La pauvre danseuse attendait la mort. Elle eût bien voulu mourir, mais elle en était arrivée à cette période de dépression physique et morale où l'on n'a même plus le courage du suicide.

      Rongée par l'ennui, elle en venait à se créer des distractions puériles, machinales, comme font les enfants et les vieillards.

      Elle passait de longues heures à tresser les joncs desséchés dont se composait sa couche.

      Ainsi elle fabriqua une couronne à la statue de sainte Rose.

      Un jour, elle eut la joie de découvrir, dans un coin, un vieux crucifix d'étain qui dormait, depuis plus d'un siècle, sous la poussière. Elle le nettoya, le fourbit, et l'attacha à la muraille.

      Mais la grande consolation de Dorypha, c'était « son étoile ».

      L'étroite meurtrière qui éclairait la cellule était placée si haut et tournée de telle façon que, même en se haussant, la gitane ne pouvait apercevoir qu'un coin de mer et un peu de la côte lointaine, mais, chaque soir, sur cette même côte, s'allumait un feu rouge, plus brillant qu'une étoile, et qui subsistait pendant toute la nuit.

      Dorypha n'avait jamais pu deviner ce que c'était au juste que cette lumière. Mais elle la contemplait sans lassitude et elle attachait à sa présence une importance superstitieuse.

      Les jours où le brouillard lui cachait son étoile, la gitane était plus triste, plus désespérée encore que de coutume, et, chaque soir, elle attendait avec impatience que la chère petite lueur jaillisse des vapeurs du crépuscule.

      – La voilà ! Elle s'allume ! s'écriait-elle. Je ne suis donc pas encore tout à fait abandonnée !

      Les yeux ardemment fixés vers l'étoile lointaine, elle se plongeait dans ses songeries où passaient en son imagination, comme les silhouettes fugaces d'un rêve, toutes les scènes de sa vie d'autrefois.

      Dans cette monotone existence de recluse, il y avait certains jours qui étaient pour elle plus terribles à supporter. C'était quand il y avait de l'orage. Alors Dorypha ne pouvait dormir ; l'atmosphère de son étroite cellule devenait suffocante. Elle avait tôt fait de vider l'eau de la cruche que lui apportait Slugh très irrégulièrement, et elle se mourait de soif.

      Une fois qu'un de ces formidables orages des tropiques s'était déchaîné, battant les murs de la vieille tour de ses trombes de pluie, lançant les vagues furieuses par-dessus le rempart des palétuviers, la gitane était demeurée sur son misérable lit, en proie à un immense accablement. Elle espérait que la nuit serait plus paisible et qu'elle pourrait, enfin, reposer un peu. Ses nerfs, encore exaspérés par les privations et la maladie, étaient tendus à se briser. Elle tressaillait au moindre bruit, aspirant avec une volupté maladive le parfum des fleurs empoisonnées du grand marécage, que lui apportait le vent.

      La nuit allait venir, et la rafale ne perdait rien de sa violence.

      – Mon étoile rouge ! s'écria tout à coup Dorypha. Il faut que je la voie s'allumer !...

      Nerveusement, elle avait bondi et s'était haussée jusqu'à ce que ses yeux fussent au niveau de la meurtrière.

      Presque aussitôt, la lueur jaillit des ténèbres, un peu plus faible que de coutume, mais visible encore à travers les hachures de l'averse, sous le ciel noir de nuages que déchiraient de temps en temps les éclairs.

      – On dirait qu'elle m'a attendue ! murmura la gitane dont les yeux se mouillèrent de larmes.

      Elle resta longtemps comme hypnotisée par cette lueur lointaine, cette fleur de feu qui semblait éclose pour elle au milieu de la tourmente.

      Elle fut arrachée à sa contemplation par un bruit d'allées et venues inaccoutumées.

      On montait et on descendait l'escalier précipitamment. Puis il y eut comme un heurt métallique dans les étages supérieurs de la tour.

      Enfin, des coups de marteau retentirent.

      – Que peuvent-ils donc faire ? se demanda la gitane anxieusement.

      Soudain, elle porta la main à ses yeux avec un cri de stupeur presque douloureuse.

      Du sommet de la tour tombait une nappe de clarté rouge et crue, aveuglante. Il avait suffi de quelques rayons de cette clarté pénétrant par les meurtrières pour forcer la gitane à fermer les yeux, où elle éprouvait à présent la sensation d'une cuisante brûlure.

      – Je ne comprends rien à tout cela ! balbutia-t-elle. Je crois qu'ils finiront par me rendre folle. Ils auraient mieux fait de me tuer d'un seul coup, en même temps que mon mari !

      Dorypha avait petit à petit ouvert les yeux. Ses prunelles s'étaient lentement accoutumées à la lumière.

      Renonçant à comprendre ce qui se passait, elle se contentait de contempler l'étoile rouge.

      Brusquement, elle jeta un cri : l'étoile rouge avait disparu !

      Dorypha attendit deux longues heures. Son regard avide scrutait vainement les profondeurs de la nuit et les ténèbres plus épaisses, en dehors du cercle d'inexplicable clarté qui environnait la tour.

      Au bout de quelque temps, la fulgurante auréole s'éteignit aussi soudainement qu'elle s'était allumée.

      Dorypha se retrouvait dans la profonde obscurité de son cachot. Elle se haussa vers la meurtrière. Cinq minutes ne s'étaient pas écoulées qu'à sa profonde surprise l'étoile rouge scintilla de nouveau et, cette fois, pour ne plus s'éteindre qu'au jour.

      C'était à n'y rien comprendre.

      Le lendemain, la gitane attendit avec une fiévreuse curiosité que le coucher du soleil fût venu.

      Cette nuit-là ni les suivantes, l'étoile ne subit d'éclipse. D'autre part, la mystérieuse lumière dont la tour avait été illuminée pendant deux heures ne se ralluma plus.

      Y avait-il corrélation entre les deux faits ? Dorypha n'essaya même pas de chercher à s'en rendre compte.

      Elle eût peut-être oublié même cet incident inexplicable, en arrivant presque à le regarder comme une hallucination, lorsque, la semaine d'après, le même fait se reproduisit dans des circonstances identiques.

      La gitane entendit comme la première fois un grand remue-ménage dans l'escalier de la tour. Le clocher s'illumina, et l'étoile rouge disparut.

      Sa disparition dura plus de trois heures.

      Le même fait se renouvela quelques jours après pour la troisième fois.

      Dorypha en vint à penser que c'était sans doute chaque semaine que se produisait ce bizarre événement. Aussi, maintenant qu'elle l'attendait à peu près à date fixe, il n'était même plus, pour la captive, une source de distractions.

      Son existence reprit son cours monotone, sans être de quelque temps troublé par aucun incident.


*

*       *


      Le jour même où Mr Bombridge faisait visiter son exploitation à ses amis, Edward Edmond et Slugh fumaient philosophiquement leur pipe, assis sur le chapiteau d'une colonne renversée. Tous deux étaient silencieux. Slugh par habitude, l'Irlandais par nécessité, car son compagnon n'avait jusqu'ici répondu que par des monosyllabes à toutes les tentatives qu'il avait faites pour entrer en conversation.

      Slugh, depuis un instant, observait attentivement le ciel livide et la mer blanchissante au-delà des récifs.

      – Je vais faire un tour, dit-il.

      – Veux-tu que je t'accompagne ?

      – Inutile.

      – Quand reviendras-tu ?

      – Je ne sais pas !

      – All right ! Alors, au revoir ! bon voyage !

      L'Irlandais se mit à siffloter entre ses dents pour cacher son dépit, pendant que Slugh se dirigeait nonchalamment du côté de la grève aux palétuviers.

      Edward Edmond le suivit longtemps des yeux. Quand, enfin, il l'eut vu disparaître, il donna libre cours à sa mauvaise humeur.

      – J'en ai assez de cette vie ! s'écria-t-il. Je m'ennuie à périr. Il me faut obéir, comme un valet, à tout ce que commande ce vieux coquin, sans même savoir quels sont ses projets !...
      Aussi, pourquoi ai-je fait la sottise de redevenir moi-même l'esclave de la Main Rouge ? J'ai des dollars dans les poches, c'est vrai, mais je suis plus malheureux que quand je n'étais qu'un simple tramp errant par les grands chemins.

      Edward Edmond regarda autour de lui comme pour chercher une bonne idée.

      Soudain sa physionomie s'éclaira. Il se frotta les mains en homme qui vient de faire une découverte intéressante.

      Il glissa dans sa poche une bouteille de whisky à moitié pleine et se dirigea lentement vers l'église.

      Arrivé dans la nef, il alla droit à l'escalier de la tour et le gravit jusqu'au palier du premier étage. Là, il s'arrêta et, se penchant par une des meurtrières, il regarda du côté de la grève. Très loin, il distingua Slugh, qui, à cause de l'éloignement, ne paraissait pas maintenant plus gros qu'un pygmée.

      Rassuré par la certitude que son tyran était réellement parti, Edward Edmond alla délibérément à la porte secrète, poussa le clou qui en commandait la fermeture et se trouva en présence de Dorypha, tristement étendue sur les joncs qui lui servaient de lit.

      Il ne put s'empêcher d'être ému de l'état lamentable où se trouvait la gitane, dont le visage était amaigri et dont les cheveux blonds retombaient en désordre sur ses épaules.

      Tous deux se regardèrent quelque temps en silence. Edward Edmond ne savait comment entamer la conversation, et Dorypha était trop fière pour parler la première. Enfin, l'Irlandais s'enhardit.

      – Bonjour, Dorypha ! dit-il. Je suis venu t'apporter un peu de whisky en profitant de ce que Slugh n'était pas là...

      – Tu trouves que je ne meurs pas assez vite ? répéta-t-elle amèrement.

      – As-tu peur que mon whisky soit empoisonné ? Tiens, regarde !

      Et il but une copieuse rasade à même la bouteille.

      L'œil de la gitane étincela soudainement. Une idée venait de germer dans son esprit. Sa physionomie abattue et morne se fit tout à coup presque souriante.

      – Eh bien, donne ! dit-elle. Je suis trop malheureuse pour avoir le droit d'être fière.

      Elle but à son tour. Il lui sembla que la brûlante liqueur faisait descendre en elle une énergie surhumaine.

      – Cela vaut mieux que la cruche d'eau de Slugh, fit-elle avec un faible sourire. C'est à lui surtout que j'en veux... Toi...

      – Moi, je suis obligé d'obéir à la Main Rouge. D'ailleurs, j'ai bien le droit de t'en vouloir... N'as-tu pas essayé de me tuer ?...

      – Ne revenons pas sur le passé, dit la gitane avec une simplicité qui ne manquait pas de noblesse. Tout cela est bien loin de nous. Soyons de bons camarades, comme autrefois... Ne trouves-tu pas indigne la façon dont je suis traitée ?

      L'Irlandais avait brusquement oublié toutes ses rancunes. Il se sentait reconquis par cette voix aux caressantes inflexions.

      – Je ferai ce que je pourrai pour t'être utile ! balbutia-t-il.

      – Tu dis cela ! Mais je suis sûre, moi, que l'on ne m'a amenée dans cette tour maudite que pour m'assassiner impunément. Le premier jour que nous sommes arrivés ici, je t'ai entendu dire que tout le monde y mourait de la fièvre jaune.

      – C'est vrai, fit Edward Edmond en baissant la tête.

      – Seulement, dit la gitane avec un éclat de rire ironique, ce que Slugh ne sait pas, c'est que, moi aussi, je l'ai eue, la fièvre jaune, quand j'étais à La Havane.

      La conversation continua encore un certain temps sur ce ton. La bouteille de whisky était vide depuis longtemps, et Dorypha avait intentionnellement poussé l'Irlandais à en boire la plus grande part.

      Ni l'un ni l'autre ne faisaient attention à l'orage qui peu à peu montait dans le ciel. Ce fut la gitane qui s'en aperçut la première.

      – J'étouffe dans cette cellule ! dit-elle. Si tu étais gentil, tu me laisserais sortir un peu pour me dégourdir les jambes.

      – Impossible ! Si Slugh venait à le savoir, il me brûlerait la cervelle sans le moindre scrupule, puis, si je t'accordais ce que tu me demandes, tu chercherais à t'échapper.

      – Non, je te le promets ! Laisse-moi monter seulement jusqu'au haut du clocher que je puisse respirer un peu !

      Après de longs pourparlers, l'Irlandais finit par consentir. Tous deux montèrent jusqu'à la galerie circulaire qui se trouvait au-dessus de la chambre des cloches.

      Edward Edmond avait eu l'idée de prendre sa longue-vue, et il s'amusait à regarder les divers aspects du marécage lorsque, subitement, il poussa un cri de surprise et de frayeur.

      – Qu'y a-t-il donc ? demanda la gitane.

      – J'aperçois Slugh tout là-bas. Il sera ici avant une heure.

      – Eh bien ?

      – Il faut que tu rentres dans ta prison. D'ailleurs, il y a un orage qui se prépare ; il tombe déjà des gouttes de pluie...

      – Eh bien, soit ! répondit-elle docilement. Je vais descendre, mais, au moins, promets-moi de revenir me voir.

      – C'est entendu.

      Ils redescendirent jusqu'à l'étage inférieur. En passant devant la cloche, Dorypha demanda à la regarder de plus près. L'Irlandais y consentit et il s'aventura le premier sur la charpente à claire-voie.

      Dorypha le suivit. Comme ils étaient arrivés à moitié de cette périlleuse traversée, la gitane eut tout à coup un rire bref et, d'un croc-en-jambes, elle fit perdre l'équilibre à l'Irlandais qui disparut par une des ouvertures béantes et alla rouler, meurtri et contusionné, sur la litière de jonc qui recouvrait, heureusement pour lui, le plancher de la chambre située au-dessous.

      – Coquine ! s'écria-t-il.

      Il essaya de se relever, mais ne put y parvenir, il crut avoir les reins cassés.

      Sans s'occuper de lui, la gitane avait saisi la corde de la cloche et elle s'était mise à sonner avec une énergie désespérée.

      La nuit était venue brusquement, la tempête faisait rage sur la campagne. Dorypha sonnait toujours. Le son grave du bronze se mêlait au grondement de la foudre.

      – Quelqu'un viendra peut-être, pensait-elle. Je sais que ce pays est habité...

      Elle continua de sonner jusqu'à ce qu'elle fût à bout de forces, puis tout à coup une autre idée s'empara d'elle. Malgré ce que l'Irlandais lui avait dit de l'impossibilité de traverser le marécage, elle crut qu'elle pourrait peut-être y réussir. Il faisait nuit : elle trouverait bien une cachette où ni Slugh ni Edward Edmond ne pourraient la découvrir.

      Elle se précipita dans l'escalier qu'elle descendit quatre à quatre ; mais comme elle allait franchir le seuil de l'église, elle se trouva juste en face de Slugh.

      – Ah ! ah ! ricana le bandit, il paraît que nous voulions nous échapper ! Mais je suis là, heureusement !

      Tout en parlant, il s'était précipité sur la gitane et l'avait saisie à la gorge avant qu'elle ait eu le temps de se mettre en défense.

      En un clin d'œil il la terrassa et il lui lia solidement les pieds et les mains.

      Alors, seulement, il eut l'idée de savoir ce qu'était devenu l'Irlandais. Il n'eut pas de peine à le trouver, geignant et mal en point, dans la chambre du premier.

      – C'est toi qui as sonné la cloche ? lui demanda-t-il d'une voix terrible.

      – Non, je le jure !

      – Alors, c'est toi qui as ouvert la porte à la gitane ?

      – C'est vrai. Mais j'en suis cruellement puni !

      Et il raconta les choses telles qu'elles s'étaient passées.

      – C'est bon, dit Slugh. Passe pour une fois. Mais n'y reviens plus ! D'ailleurs, je vais m'arranger de façon à ce que cette sorcière ne nous cause plus aucun ennui du même genre. Sais-tu que son idée de sonner la cloche aurait pu nous mettre en grand danger. Heureusement qu'il fait un tel temps que personne, je l'espère, ne l'aura entendue.

      Slugh aida l'Irlandais à se relever. Il le palpa, s'assura qu'il n'avait rien de cassé, et, finalement, lui frictionna les reins avec du whisky.

      Ensuite, il redescendit et revint avec la gitane, toujours garrottée, qu'il avait transportée sur son dos et qu'il déposa, sans mot dire, dans son ancienne prison.

      – Je vais maintenant, dit-il à l'Irlandais, sortir de nouveau. J'espère que, cette fois, il ne te viendra pas à l'idée d'ouvrir la cage de la Dorypha.

      Il partit, sans attendre la réponse du blessé, et il ne revint que deux heures après. Il pliait sous le poids d'un sac volumineux.

      – Qu'est-ce cela ? demanda l'Irlandais.

      – C'est de quoi consolider la prison de la gitane. Je trouve que cette porte en imitation de pierre n'est pas assez sûre. C'est de vrais mœllons que je vais y mettre... Mais nous verrons cela demain. Aujourd'hui je suis fatigué, je vais dormir.

      L'Irlandais n'avait pas très bien compris ce que Slugh voulait. Aussi, un quart d'heure plus tard, pendant le repas, lui demanda-t-il s'il avait porté à manger à la gitane.

      – Non, répondit froidement le bandit. Ce n'est pas la peine. Elle n'en a plus besoin.

      – Que veux-tu dire ?

      – Tu ne t'es donc pas rendu compte de mon projet ? Le sac que j'ai apporté est rempli de ciment. Je veux tout simplement murer la Dorypha dans son trou. Comme cela, elle ne nous ennuiera plus !

      – Mais que diront les Lords de la Main Rouge ? balbutia l'Irlandais dont le sang se glaçait d'épouvante.

      – Ce qu'ils diront, cela me regarde seul ! Ce n'est pas ton affaire !

      La conversation en resta là. L'Irlandais ne pouvait se figurer que Slugh mît son horrible projet à exécution. En cela, il se trompait. Slugh avait pour principe de réaliser tout ce qu'il avait une fois nettement décidé.

      Le lendemain matin, il se mit à l'œuvre et transporta jusqu'à la chambre du premier des pierres de taille bien équarries qui se trouvaient en grand nombre dans les ruines ; puis il descella les gonds de la porte et, sous les yeux de la gitane et de l'Irlandais, presque aussi épouvantés l'un que l'autre, il commença à poser les premières assises du mur.

      Pour que la maçonnerie nouvelle qu'il édifiait ne se distinguât pas de l'ancienne par sa couleur, il poussa la précaution jusqu'à mêler de la suie au ciment dont il se servait.

      Le travail avançait rapidement. A midi, il ne lui restait plus à poser qu'un dernier rang de pierres.


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(6)  Nom espagnol de la fièvre jaune.




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