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Le mystérieux docteur Cornélius - T. 3

Gustave Lerouge
© France-Spiritualités™






QUINZIÈME ÉPISODE – LA DAME AUX SCABIEUSES
III – La dame aux scabieuses

Lord Burydan, chancelant comme un homme ivre et en proie à des alternances de fièvre et d'abattement, regagna à grand-peine l'hôtel où il était descendu. Là, il dut s'aliter, malade d'un commencement de neurasthénie causée par la violence des émotions qu'il avait ressenties.

      Agénor, accouru aussitôt de Syracuse, s'installa à son chevet et le soigna avec son dévouement habituel. Au bout de huit jours, lord Burydan, quoique encore très faible, pouvait se lever et reprendre ses occupations.

      Son premier soin fut de se rendre à l'Institut spiritualiste. Le premier mot de Mr Palmers fut pour demander à son client s'il avait été satisfait.

      – Très satisfait, répondit le jeune lord avec agitation, c'est à peine si je suis remis de la secousse que j'ai éprouvée.

      – En ce cas, vous savez ce qui est convenu. C'est cinq cents dollars que vous me redevez.

      – Les voici. Et vous en gagnerez beaucoup d'autres si vous pouvez me faire voir, une autre fois, la personne que je pleure...

      – A mon vif regret, ce que vous me demandez là est impossible. Le prodige qui s'est opéré une fois en votre faveur ne peut se renouveler.

      – Parlons sérieusement ! s'écria l'excentrique en haussant les épaules avec colère. Il ne faut pas essayer de m'en imposer, à moi ! J'ai la certitude que l'apparition que j'ai vue est une habile figurante qui possède une grande ressemblance physique avec la personne dont je déplore la perte !

      – Vous pourriez vous tromper, répliqua gravement Mr Palmers. Vous avez vu celle que vous désiriez voir. N'essayez pas d'aller au fond des choses.

      – Parlons net. Je vous offre dix mille dollars si vous me faites voir de nouveau la dame aux scabieuses. Que ce soit un spectre ou une figurante, peu m'importe !

      L'ex-directeur du Lunatic-Asylum, qui, malgré ses rapports avec les esprits infernaux, n'était pas encore parvenu à se guérir de sa passion pour les courses, où il mangeait le plus clair de ses bénéfices, parut vivement alléché par l'offre de son riche client.

      – Diable ! murmura-t-il avec embarras, c'est que, comme je vous l'ai dit tout à l'heure, je ne peux pas renouveler deux fois le prodige !... Cependant, je vais essayer. Je vous écrirai un mot d'ici quelques jours.

      – Tâchez que ce soit le plus tôt possible !

      Lord Burydan se retira, bouillant d'impatience à la pensée que Mr Palmers s'était fait tirer l'oreille simplement pour se faire payer plus cher. Toutefois, plusieurs jours s'écoulèrent sans que le directeur de l'Institut spiritualiste donnât de ses nouvelles.

      Cependant, l'acte de décès de William Dorgan avait été dressé et sa succession ouverte suivant toutes les formes légales. L'ingénieur Harry Dorgan s'aperçut alors que tous les traités signés à propos du trust des maïs et coton qu'avait dirigé son père, et dont la moitié eût dû lui revenir, étaient rédigés de telle façon qu'il en était à peu près exclu ; Cornélius, Fritz et Joë avaient fait usage de prête-noms, créé des parts fictives, et s'étaient arrangés, en un mot, de façon à ne laisser à l'ingénieur qu'un nombre de parts dérisoire.

      De plus, de nombreux procès étaient engagés ; puis les affaires avaient été si habilement embrouillées qu'il paraissait évident que le trust, dont Joë s'était fait nommer directeur provisoire, ne pourrait être liquidé avant de longs mois.

      Dans sa retraite, William Dorgan, toujours bien portant, n'eût été la mutité dont il était atteint, suivait passionnément toutes les péripéties de la lutte juridique qui s'était engagée entre les deux frères et il était mis au courant de la procédure.

      C'est à l'occasion de ces procès qu'Harry Dorgan pria lord Burydan d'aller, de sa part, demander à Cornélius Kramm le double de certaines pièces qui n'avaient pas été versées au procès.

      L'excentrique accepta de se charger de cette mission, non seulement pour rendre service à son ami, mais parce qu'il était, en outre, assez désireux de voir le docteur Cornélius sur son terrain, c'est-à-dire dans le laboratoire où il se livrait à ses audacieuses expériences de greffe humaine.

      Le docteur, bien qu'il n'ignorât pas la part prise par lord Burydan dans le siège de l'île des pendus, l'accueillit avec la plus grande cordialité. Il lui expliqua si habilement le procès qui divisait les deux frères que lord Burydan en vint à se demander si ce n'était pas l'ingénieur Harry qui était dans son tort.

      Tout en conversant avec son visiteur, Cornélius lui fit visiter la plupart des pièces du magnifique hôtel qu'il habitait. Le seul endroit où il ne le conduisit pas fut précisément le laboratoire où il accomplissait ses expériences les plus intéressantes et où, d'ailleurs, il n'admettait jamais personne.

      Lord Burydan et le docteur se promenaient familièrement dans le beau parc qui entourait l'hôtel lorsqu'un vieil Italien nommé Léonello, depuis des années au service du sculpteur de chair humaine, vint dire à ce dernier que quelqu'un le demandait.

      – Attendez-moi là un instant, dit Cornélius. Je n'ai qu'un mot à dire à la personne qui veut me parler. Je serai tout de suite de retour.

      Lord Burydan accepta et continua à se promener solitairement par les allées, tout en réfléchissant à l'homme étrange, énigmatique et presque génial chez lequel il se trouvait.

      Quelques minutes s'écoulèrent. Lord Burydan était arrivé à cette partie des jardins qui se trouvait située tout à fait derrière l'hôtel lorsqu'il aperçut, sur le rebord d'une fenêtre du premier étage, un gros bouquet de scabieuses placé dans un vase plein d'eau, comme si on eût tenu à le garder le plus longtemps possible.

      – C'est véritablement une obsession ! murmura le jeune homme. Ces fleurs me poursuivront donc partout !...

      Il regardait encore le bouquet quand une silhouette féminine apparut dans le fond de la chambre, puis se rapprocha de la fenêtre.

      Avec une indicible stupeur, lord Burydan reconnut l'inquiétante dame aux scabieuses, la victime du pont de l'Estacade, l'apparition du cimetière de Mr Palmers.

      Cette fois, il crut que sa raison l'abandonnait, il se demanda s'il n'était pas l'objet d'une hallucination. Il regarda du côté de l'apparition, persuadé qu'elle allait s'évanouir ou se dissiper dans les airs comme une fumée.

      Il n'en fut rien. Il faisait, ce jour-là, un temps parfaitement clair, et il était à peine deux heures de l'après-midi. Lord Burydan put se convaincre que, bien que très pâle, celle qui se présentait à sa vue était bien une créature de chair et de sang, et non un vain fantôme.

      La victime de la catastrophe était-elle ressuscitée ? Se trouvait-il en face de son sosie ? Il ne voulut pas essayer de traiter la question.

      A son tour, la jeune femme l'avait aperçu ; et elle semblait aussi effrayée et, surtout, aussi surprise que lui. Néanmoins, sa physionomie se rassérénait par degrés ; comme si elle prenait une brusque résolution, elle se pencha sur l'appui de la fenêtre.

      Lord Burydan se rapprocha. Il allait donc avoir la clé de ce mystère. Malheureusement, presque au même instant, il vit de loin le docteur Cornélius qui venait le rejoindre.

      Le jeune homme n'eut que le temps de mettre un doigt à ses lèvres pour faire comprendre à la dame aux scabieuses que le moment était peu favorable à une explication. Elle s'en rendit si bien compte, ayant aussi de loin aperçu Cornélius, qu'elle referma sa fenêtre avec hâte.

      Lord Burydan demeura encore une heure dans l'hôtel. Il n'écoutait plus que d'une oreille distraite les raisonnements captieux du sculpteur de chair humaine. Quand il prit congé de ce dernier, il n'avait en tête qu'une seule et unique préoccupation : entrer à tout prix en relation avec la mystérieuse inconnue.

      Il regagna son hôtel, absorbé par cette unique pensée et se jurant bien de ne pas quitter New York sans avoir eu la solution de cette énigme.

      Par une coïncidence assez curieuse, mais qui, en réalité, n'avait rien que de très naturel, il trouva, en rentrant, une lettre de Mr Palmers lui annonçant que, à son vif regret, il ne pouvait le faire assister à une seconde séance d'apparitions surnaturelles.

      – Ce Palmers, songea-t-il, est certainement en relation avec Cornélius. Il espère, sans doute, m'extorquer la forte somme en me faisant croire à des difficultés imaginaires. Il se trompe grossièrement ; maintenant que je sais où est mon inconnue, je n'ai plus besoin de lui.

      Lord Burydan eut la malice de répondre à Mr Palmers une lettre ironique, où il lui disait de ne pas déranger inutilement les esprits qu'il avait à son service, attendu que lui-même s'était fait une raison et se trouvait maintenant tout à fait consolé.

      Lord Burydan avait déjà élaboré tout un projet.

      Après son dîner, il sortit en compagnie de Kloum, le fidèle Peau-Rouge, avec lequel il avait eu auparavant un long entretien.


*

*       *


      Ce soir-là, la dame aux scabieuses lisait près de sa fenêtre grande ouverte, s'arrêtant de temps à autre pour regarder les beaux arbres du parc. Vraiment, son pâle visage, éclairé par un rayon de lune, semblait bien appartenir à un être surnaturel.

      Tout à coup, quelque chose passa au-dessus de sa tête avec un sifflement léger qui ressemblait à un frôlement d'ailes. Il y eut ensuite, contre la cloison, le bruit sec d'un choc.

      Elle se retourna plus surprise qu'effrayée. Une courte flèche venait de se ficher dans le bois, où elle s'était profondément enfoncée.

      Le premier mouvement de la jeune femme fut de refermer la fenêtre. Mais, regardant la flèche de plus près, elle s'aperçut qu'elle était lestée d'un petit papier roulé, attaché avec une faveur violette.

      Elle s'en empara, mais, avant de le déplier, elle retourna à la fenêtre, et son regard inquiet embrassa d'un coup d'œil rapide le décor lunaire du parc.

      En face d'elle, au-dessus d'un haut mur couronné de lierre, elle distingua le visage du jeune homme entrevu l'après-midi. A côté de lui, un autre personnage, au teint rougeâtre, à demi hissé sur le mur, tenait encore l'arc dont il venait de faire usage.

      Certains que leur message était arrivé à destination, les deux inconnus disparurent. La jeune femme referma sa fenêtre et, d'une main un peu tremblante, elle ouvrit le billet et lut ces quelques lignes tracées à l'encre violette, d'une hautaine et mâle écriture.

      « Madame,

      Que vous soyez, comme je l'ai cru longtemps et comme je le crois encore à certains moments, un être immatériel, ou que vous ne soyez, comme cela est plus vraisemblable, qu'une victime du sculpteur de chair humaine, je vous suis entièrement dévoué. Ma vie, mon cœur et ma fortune vous appartiennent.
      Si vous êtes, comme j'ai tout lieu de le craindre, retenue ici contre votre gré, demain, à la même heure qu'aujourd'hui, la petite porte du parc vous sera ouverte, et je serai à vos ordres pour vous conduire où vous voudrez. J'ai déjà pu savoir qu'on vous permet, chaque soir, une promenade dans le parc de neuf à dix heures, sous la surveillance de ce vieux coquin qui est au service du docteur.
      Ne vous préoccupez pas de lui, car j'ai pris les mesures nécessaires pour qu'il ne puisse s'opposer à votre évasion.
      Croyez, madame, que c'est sous l'impulsion d'un sentiment profondément pur et désintéressé que celui qui signe cette lettre se permet d'intervenir dans votre existence et vous demande la permission de se dire votre très humble serviteur et ami.


Lord ASTOR BURYDAN »


      La jeune femme, après avoir relu deux fois ce billet, non sans une profonde émotion, eut la prudence de le brûler pour qu'il ne pût tomber entre les mains de ses geôliers. Puis elle se coucha, et, sa lampe une fois éteinte, essaya de s'endormir ; mais ses préoccupations la tinrent éveillée, et l'aube était près de paraître lorsque le sommeil vint enfin la visiter.

      La journée du lendemain lui parut d'une interminable longueur. Chaque fois qu'elle entendait un bruit de pas dans le parc, elle se précipitait vers sa fenêtre pour voir si elle n'allait pas de nouveau se trouver en présence de ce lord si beau et si brave qui paraissait avoir pour elle une si noble affection. Elle attendit avec impatience ce moment de la soirée où on lui permettait de prendre le frais dans le parc.

      A neuf heures précises, comme chaque soir, le vieux Léonello, homme de confiance et préparateur du docteur Cornélius, vint chercher la jeune femme, la conduisit dans le parc, et, silencieusement, comme il le faisait toujours, se mit à marcher à ses côtés sous les grands arbres.

      La captive était profondément émue. Son cœur battait à coups précipités. La gorge serrée par l'anxiété, elle prêtait l'oreille aux moindres bruits, attentive à l'instant propice où la petite porte allait brusquement s'ouvrir pour livrer passage à son sauveur. Seul le bruissement mélancolique du vent gémissait dans les feuilles et, au loin, les rumeurs lointaines de la mer et de la ville interrompaient seules le silence.

      Dans l'énervement où elle se trouvait, elle ne put s'empêcher d'adresser la parole à Léonello. Elle avait un besoin maladif de parler, de marcher, de s'agiter.

      – Quand donc pourrai-je sortir d'ici ? murmura-t-elle.

      – Je ne puis vous donner, à cet égard, aucun renseignement, répondit l'Italien avec une ironie glaciale.

      – Mais, enfin, s'écria-t-elle, on n'a pas le droit de me retenir ainsi !

      – Soyez sûre que ceux qui s'arrogent ce droit le font dans votre intérêt. Vous êtes ici chez un savant médecin. Il s'est aperçu que vous aviez besoin de soins, que vous étiez malade, et il ne vous laissera partir que lorsque vous serez complètement guérie.

      A ce moment, dix heures sonnèrent à l'horloge d'un temple voisin.

      La jeune femme ne vivait plus. Elle était frémissante d'angoisse.

      – Eh bien, je m'échapperai ! répliqua-t-elle brusquement à Léonello.

      L'Italien eut un petit rire qui sonna faux.

      – Eh ! eh ! fit-il, c'est que l'on ne sort pas d'ici aussi facilement que cela !... Et quelquefois...

      Il n'acheva pas sa phrase.

      – Et quelquefois ? demanda la jeune femme avec insistance.

      – Eh bien, madame ! puisque vous y tenez, je vais vous le dire... Quelquefois l'on n'en sort jamais !...

      Tous deux étaient retombés dans le silence. La prisonnière ne respirait qu'avec peine ; elle sentait peser sur elle une oppressante atmosphère de terreur et de cauchemar. Elle crut qu'elle allait défaillir.

      Tout à coup, il lui sembla entendre, dans un buisson voisin, un bruit imperceptible. Elle poussa un profond soupir et se reprit à espérer.

      Léonello, depuis quelques instants, l'observait du coin de l'œil, en proie à de vagues soupçons.

      – Il est temps de rentrer ! déclara-t-il. Il y a une heure que nous nous promenons. Vous pourriez attraper froid.

      – C'est que, balbutia-t-elle, j'aurais voulu me promener encore quelques instants...

      – Non, répéta-t-il brutalement, c'est suffisant comme cela ! Rentrons !

      Il fit le geste de saisir la jeune femme par le bras. Avant que sa main eût pu effleurer l'étoffe noire de la robe de deuil, un Indien – le même qui, la veille, avait lancé la flèche – bondit de derrière un massif et saisit Léonello à la gorge.

      L'attaque avait été si prompte et si inattendue que l'Italien n'eut pas le temps de jeter un cri. En un clin d'œil, le Peau-Rouge le renversait, garrotté et bâillonné.

      Presque au même instant, la petite porte du parc s'ouvrait sans bruit, et lord Burydan entrait à son tour. Saluant respectueusement la captive :

      – Venez, madame ! dit-il simplement. Je vous remercie d'avoir cru en moi.

      Tellement émue qu'elle n'eut pas la force de prononcer une parole, elle accepta le bras que lord Burydan lui offrait et tous deux sortirent.

      Kloum, resté le dernier, referma la porte avec la double clé dont il était muni.

      Quelques minutes plus tard, une auto les emportait tous trois et ne s'arrêtait qu'à la porte du Preston-Hotel, où lord Burydan était descendu, et qui, on le sait, avait eu son heure de célébrité au moment où la ville de New York était terrorisée par les exploits des Chevaliers du Chloroforme.

      Sur la terrasse, que décoraient des orangers et des lauriers en caisses, lord Burydan avait à tout événement fait servir pour dix heures et demie une délicate collation ; de vieux vins étincelaient dans des flacons de cristal à la lueur des lampes électriques, discrètement voilées d'abat-jour de soie, et les mets que les stewards se hâtaient d'apporter exhalaient un appétissant arôme dans les plats d'argent qui les contenaient.

      Sur un geste de lord Burydan, les domestiques de l'hôtel se retirèrent. Il ne resta que Kloum, qui était plutôt un ami qu'un serviteur et en présence duquel on pouvait parler sans contrainte.

      – Je crois, madame, murmura le jeune lord d'une voix vibrante de passion contenue, que nous serons admirablement ici.

      Et, d'un large geste, il montrait la mer lointaine où allaient et venaient les fanaux des navires, la géante statue de bronze de la Liberté qui domine la rade, et l'énorme panorama de la ville coupée de ténèbres épaisses et de lumière crue.

      La jeune femme jeta un coup d'œil extasié vers le grandiose horizon qui se déployait à ses yeux, et, silencieusement, elle tendit la main à lord Burydan dans un adorable geste de gratitude.

      – J'espère, dit-il, que vous accepterez quelques rafraîchissements ?

      – J'avoue que ce sera avec plaisir. J'étais tellement émue, ce soir, que je n'ai pu prendre que quelques cuillerées de bouillon, et, à vrai dire, depuis la terrible catastrophe du pont de l'Estacade, je n'ai pas eu un seul jour de tranquillité. J'ai passé par de terribles épreuves... Mais il faut que vous connaissiez toute la vérité.

      – Je n'aurais pas osé vous demander de confidences. Pourtant, je vous avoue franchement que ma curiosité était vivement excitée... Nous nous sommes connus de façon si extraordinaire !

      – Je n'ai absolument rien à vous cacher... J'ai éprouvé de terribles malheurs, c'est vrai ; mais je n'ai aucun reproche à m'adresser.

      Lord Burydan regardait la jeune fille, comme en extase. Le son même de sa voix était pour lui la plus délicieuse des musiques.

      – Dire, murmura-t-il, que je ne connais même pas encore votre nom !

      – Je m'appelle Ellénor, et je suis la fille de ce lord Beresward qui, ayant abandonné l'Angleterre il y a une quarantaine d'années, vint chercher fortune sur le Nouveau Continent. Il est mort il y a dix ans, ne laissant à ma mère que de modestes revenus. Ce ne fut qu'à force de privations que lady Beresward réussit à mener à bien mon éducation et celle de ma sœur Clara. Comme vous le voyez, mes malheurs sont jusqu'ici de l'espèce la plus banale.

      – Soyez persuadée, miss Ellénor, que je vous écoute avec l'attention la plus recueillie. Rien de ce qui vous touche ne peut m'être indifférent.

      – Nous avions trouvé, ma sœur et moi, à New York, un modeste emploi de comptables dans les bureaux du milliardaire William Dorgan, lorsque ma mère, qui avait continué à habiter la ville de Rochester, mourut subitement. Notre douleur fut immense. Notre mère était la seule parente, la seule amie, que nous eussions. Elle s'était dévouée pour nous pendant toute son existence, et nous n'avions jamais eu pour elle le moindre secret.

      – Vous étiez, sans doute, allées à Rochester pour assister aux obsèques de votre mère et pour vous occuper de liquider sa succession ?

      – Vous avez deviné juste. Sitôt que la terrible nouvelle nous fut connue, nous partîmes en hâte, Clara et moi, après avoir demandé un congé de quelques jours à notre administration. C'est en revenant de ce funèbre voyage que nous fûmes victimes de la catastrophe.

      La voix de la jeune fille tremblait, et elle ne put retenir ses larmes. Lord Burydan commençait à entrevoir quelques lueurs dans ce qui jusqu'alors lui avait paru complètement inexplicable. Après avoir donné à miss Ellénor le temps de se remettre, il lui demanda :

      – Pardonnez-moi de réveiller vos chagrins, mais miss Clara a sans doute péri dans l'accident ?

      – Hélas ! il n'est que trop vrai, et jusqu'à aujourd'hui je regrettais amèrement de n'avoir pas partagé le sort de ma sœur...

      – Pourquoi jusqu'à aujourd'hui ?

      Ellénor baissa la tête en rougissant, toute honteuse de l'aveu qui venait de lui échapper. Lord Burydan comprit, avec un frémissement de bonheur, que d'ores et déjà le cœur de l'orpheline lui était tout acquis.

      A présent, il s'expliquait parfaitement la méprise dont il avait été victime. C'était bien Ellénor qu'il avait arrachée de dessous les décombres, mais c'était Clara qu'il avait aperçue couchée parmi les morts. La ressemblance des deux sœurs, leurs costumes de deuil exactement pareils, enfin le bouquet de scabieuses avaient achevé de lui faire illusion.

      Ellénor avait eu plus de peur que de mal. Elle n'avait même pas entièrement perdu connaissance, puisque les traits de celui qui l'avait sauvée étaient demeurés profondément gravés dans son souvenir. Elle raconta comment les médecins – au nombre desquels se trouvait Cornélius – ne lui ayant découvert aucune blessure sérieuse, elle avait été, dès le commencement de la nuit, conduite à Rochester et installée dans un hôtel aux frais de la Compagnie du chemin de fer. Elle y demeura plusieurs jours pour veiller en personne aux obsèques de sa sœur.

      Une autre cause l'y retint encore, bien après la cérémonie funèbre. Sa sœur Clara retenait dans un portefeuille les quelques bank-notes qui constituaient désormais tout l'avoir des orphelines. Malgré toutes les recherches, ce portefeuille ne put être retrouvé. L'enquête permit d'établir que beaucoup de morts et de blessés avaient été dévalisés par des misérables qui s'étaient joints aux sauveteurs et étaient accourus de tous les points de la région sur le théâtre du sinistre, comme des vautours qui ont flairé de loin l'odeur d'un champ de bataille.

      – Un malheur ne vient jamais seul, continua-t-elle. En arrivant à New York, j'appris que j'avais perdu ma place. William Dorgan ayant péri lui-même dans la catastrophe, le personnel de ses bureaux avait été réduit au strict nécessaire, et on avait profité de ce que j'avais prolongé mon absence sans permission pour me congédier brutalement.
      J'étais sans ressources. Je me rendis aux bureaux de la Compagnie du chemin de fer pour demander une indemnité. On me répondit cyniquement que, si je croyais avoir droit à quelque chose, je n'avais qu'à faire un procès, la compagnie ayant pour habitude de ne payer ces sortes d'indemnités que contrainte par un jugement.
      Je sortis de là les larmes aux yeux. Il me restait à peine quelques pièces de monnaie. Je voyais approcher le moment où je n'aurais plus comme ressource, pour trouver un abri, que d'aller sonner à la porte de quelque asile charitable.
      Pourtant, je me raidis contre la faiblesse et le découragement. Dans un bar, où j'étais entrée boire une tasse de lait en mangeant un morceau de pain, je consultai les offres d'emploi qui couvraient entièrement les septième et huitième pages d'un grand quotidien. Je ne trouvai rien qui pût me convenir. Je passai l'après-midi à courir de porte en porte, en faisant des offres de service. Partout les places étaient prises. Je regagnai mon hôtel, brisée de fatigue. La gérante, par bonheur, consentit encore à me faire crédit du prix de ma chambre pour cette nuit-là, mais en m'annonçant que, si, le lendemain à midi, je n'avais pas payé, je serais impitoyablement jetée dehors et, en même temps, elle me remit une lettre qui était arrivée à mon adresse.
      Je fus très surprise, en la lisant, de voir que l'honorable Ezéchias Palmers me priait de passer à son bureau et m'offrait une position des plus avantageuses.

      – C'était, sans doute, dit lord Burydan, quelques jours après la visite au cours de laquelle je lui avais montré la photographie de miss Clara.

      Il raconta lui-même d'un trait dans quelles circonstances il avait été mené à s'adresser au directeur de l'Institut spiritualiste.

      – Je comprends tout, maintenant, murmura la jeune fille. Mais je continue mon récit. Mr Palmers m'accueillit avec bonté. Il prit tout de suite beaucoup d'empire sur moi. Il n'exigeait de moi d'autre travail que quelques lectures à haute voix ou quelques copies de manuscrits peu fatigantes. Je me crus sauvée.
      Ici, il faut que je vous avoue que, soit par éducation, soit par tempérament, je suis très superstitieuse. La mort de ma mère et celle de ma sœur avaient encore accentué chez moi cette tendance au mysticisme.

      – Cette tendance a du bon.

      – Sans doute, mais pas quand elle est exploitée par un effronté charlatan de l'espèce de cet Ezéchias Palmers. Il me fit assister à toutes sortes de scènes fantastiques et eut l'art de me persuader qu'il avait le pouvoir de me mettre en présence de ma sœur, la pauvre Clara. J'eus la naïveté de le croire.

      – Quel infâme coquin ! Je me fais une véritable fête d'aller lui casser les reins et de démolir son attirail de sorcier. Nous avons d'ailleurs un vieux compte à régler ensemble !... Je n'ai pas oublié qu'au Lunatic-Asylum il a failli me laisser mourir d'inanition.

      – Un soir, reprit miss Ellénor, il m'ordonna de prendre un bouquet de scabieuses, ces fleurs possédant, à ce qu'il assura, de puissantes vertus évocatoires. Il me conduisit lui-même dans le jardin de l'établissement, qu'il a disposé de façon à ressembler – la nuit surtout – à un luxueux cimetière.
      Il me mena jusqu'à un caveau, dans lequel il me laissa en me recommandant de ne m'étonner de rien de ce que je verrais et de suivre lentement l'allée qui se trouvait en bordure de la chapelle. « Vous serez tout à coup entourée d'une douce lueur bleue, me dit-il. Ce sera le moment de sortir de votre retraite et de vous avancer à la rencontre de votre sœur qui apparaîtra à l'autre extrémité de l'allée. Surtout, ne prononcez pas un mot, quand même vous apercevriez quelque spectacle extraordinaire ! Parler, c'est vous exposer à un grave péril et empêcher l'apparition de se produire. » Il me laissa seule dans les ténèbres, très impressionnée, dans l'attente de l'apparition. Quelques minutes s'écoulèrent et, bientôt, comme on me l'avait annoncé, je fus entourée d'une douce lueur bleue.

      – Due, sans nul doute, à la lumière électrique !

      – C'est probable !... Fidèle aux ordres que j'avais reçus, je poussai la porte de bronze du monument, dont les gonds usés ne firent pas entendre le moindre grincement, et je m'avançai dans l'allée, me recueillant de toutes les forces de mon âme pour me rendre favorables les puissances surnaturelles... J'avais à peine fait quelques pas, lorsque j'entendis un léger bruit dans une allée latérale. Machinalement, je tournai à demi la tête de ce côté...

      – C'est alors que je poussai le cri que vous avez entendu !

      – Cri auquel je répondis par une exclamation de surprise, car je venais de reconnaître, dans le promeneur nocturne du cimetière, l'homme généreux qui m'avait arrachée à la mort. Mais comme, pour vous rejoindre, je passais derrière un massif qui me cachait à vos regards pour quelques instants, deux hommes, dont l'un était Palmers lui-même, se jetèrent sur moi et me poussèrent brutalement dans un caveau aboutissant à une sorte de cachot souterrain.
      Là, Palmers m'accabla de reproches et d'injures, oubliant dans la fureur où il se trouvait toutes les simagrées grâce auxquelles il avait réussi à me persuader.
      – Sotte fille ! s'écriait-il en me serrant brutalement les poignets, nous avions sous la main un imbécile qui vous prenait pour un esprit et qui eût donné autant de bank-notes qu'on aurait voulu, et vous faites tout manquer par votre maladresse ! Croyez-vous, ajouta-t-il avec une dureté qui me révolta, que j'aie le moyen de vous nourrir à ne rien faire ? Il faut désormais m'obéir, ou nous verrons !
      – Mais, balbutiai-je en pleurant, vous m'aviez promis de me faire voir ma sœur !
      – Il faut, me répondit-il, pour avoir cru une bourde pareille, que vous soyez aussi naïve que le gentleman qui est en train de faire les cent pas làhaut dans le jardin en s'imaginant qu'il va voir des apparitions !...
      J'étais, cette fois, désillusionnée sur le compte de ce misérable. Désormais, je n'eus plus qu'un objectif : m'enfuir de ce repaire où l'on exploitait la chose la plus sacrée qui soit au monde – le souvenir des morts qui nous furent chers !

      – Ah ! que n'ai-je connu plus tôt votre lamentable histoire ! murmura lord Burydan. Mais, soyez tranquille, Mr Palmers ne perdra rien pour attendre. Je veux le régaler d'une petite séance de boxe dont il se souviendra longtemps.

      – C'est plutôt un escroc qu'un méchant homme. Voyant que je n'étais bonne à rien, il allait sans doute consentir à me laisser partir, quand il reçut la visite du docteur Cornélius. Que fut-il convenu entre eux ? Je ne sais. Mais le docteur, que j'avais déjà eu l'occasion de voir le jour de la catastrophe et dont je connaissais l'immense réputation, me prit à part et m'offrit chez lui un emploi dont il assura que je serais pleinement satisfaite.
      J'acceptai. J'aurais accepté n'importe quoi plutôt que de rester dans cet Institut soi-disant spiritualiste, où j'étais, chaque jour, témoin des escroqueries les plus effrontées. Puis j'étais quelque peu rassurée par la renommée de science de mon nouveau maître.

      – Naturellement, interrompit lord Burydan, bouillant d'impatience et de colère, Cornélius n'a pas mieux agi avec vous que Palmers ?

      – Je mentirais en disant que j'ai eu à souffrir de quelque injure ou de quelque brutalité. Seulement, j'étais prisonnière. Il m'était interdit de sortir, et, de plus, chaque jour, Léonello me forçait d'absorber, d'après l'ordre du docteur, plusieurs cuillerées d'une potion qui devait, affirmait-il, rétablir ma santé...

      – Ce médicament vous faisait réellement du bien ?

      – Tout au contraire. Chaque fois que j'en avais pris, j'étais sujette à des vertiges, et je devenais de jour en jour plus pâle...

      – Parbleu ! le sculpteur de chair humaine expérimentait sur vous quelque diabolique mixture de son invention. Mais, patience, j'éluciderai tout cela. Si certaines de mes suppositions se confirment, Cornélius aura de terribles comptes à rendre !

      Cette conversation fut interrompue par l'arrivée d'un domestique qui apportait un bouquet de scabieuses. Miss Ellénor le prit, en remerciant lord Burydan d'un regard attendri.

      – Je me suis aperçu, dit-il, que vous aimiez ces fleurs. N'est-ce pas grâce à elles que j'ai pu découvrir votre retraite et vous délivrer ? Quand je ne connaissais pas encore votre nom, je vous appelais la « dame aux scabieuses ».

      – C'est vrai que je raffole de ces fleurs violettes, auxquelles on a attaché, je ne sais pourquoi, des idées de deuil. Je suis persuadée que les scabieuses me portent bonheur. Ne vous ai-je pas dit que j'étais superstitieuse ?

      – Sans les scabieuses, vous auriez été perdue pour moi !

      – D'ailleurs, elles n'ont pas toutes cette mélancolique couleur de demi-deuil. Il y en a des blanches, des roses, des lilas, je les aime toutes également...

      Les deux jeunes gens s'entretinrent jusqu'à une heure avancée de la nuit.

      Lord Burydan prit la parole à son tour et tint miss Ellénor sous le charme par le récit de ses aventures prodigieuses. Puis la conversation prit une tournure plus intime et, quand ils se séparèrent, ils avaient échangé la plus douce et la plus solennelle promesse.




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