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Le mystérieux docteur Cornélius - T. 3

Gustave Lerouge
© France-Spiritualités™






QUATORZIÈME ÉPISODE – LE BUSTE AUX YEUX D'ÉMERAUDE
III – Le buste aux yeux d'émeraude

Andrée et Frédérique, assises sur une des terrasses du château, regardaient le soleil disparaître à l'horizon du lac Ontario, semé de centaines d'îles verdoyantes. Des nuages aux plis majestueux se teignaient des riches couleurs de la pourpre violette, de l'écarlate sombre et de l'orangé. C'était un spectacle féerique.

      – Quel beau soir ! murmura Andrée avec émotion. Quel calme ! quelle douceur dans l'air ! Il y a longtemps que je n'avais été aussi heureuse !

      Frédérique ne répondit que par un soupir à demi étouffé.

      – Tu as l'air triste ? dit Andrée en prenant affectueusement ses mains entre les siennes.

      – Je t'assure que non.

      – Voyons, Frédérique, tu me caches quelque chose. Crois-tu donc que je ne me sois pas aperçue de ta pâleur et de ta tristesse depuis quelques jours ?

      – Eh bien, oui, c'est vrai ! Je ne suis pas heureuse, murmura la jeune femme avec effort.

      – Mais c'est impossible ! répliqua Andrée. Que te manque-t-il donc ? Tu es riche, entourée d'amis dévoués, adorée de ton mari, et nous allons bientôt revenir en France, où de nouveaux bonheurs t'attendent.

      – Mon mari ne m'aime pas ! murmura Frédérique avec une poignante tristesse. J'en suis sûre.

      – Ah çà ! mais quelles idées te fais-tu donc ? Roger est aux petits soins pour toi ; il ne pense qu'à toi, ne parle que de toi.

      – Oh ! reprit Frédérique qui retenait à grand-peine ses larmes, Roger est certainement d'une courtoisie parfaite à mon égard. Il déploie envers moi une sollicitude qui descend aux moindres détails ; il ne me donne aucun prétexte pour lui adresser un seul reproche, et cependant...

      Frédérique paraissait hésiter.

      – Allons, Frédérique, dit Andrée, ne t'arrête pas à mi-chemin. Tu sais que tu peux avoir toute confiance en moi.

      – Je vais tout te dire ! Roger ne m'aime pas comme je voudrais qu'il m'aimât ! Il pense beaucoup plus à ses travaux qu'à moi. Mais cela ne serait rien... Je sais qu'un savant ne peut pas demeurer oisif et que, si je veux plus tard être fière de lui, il faut qu'il travaille ! Ce n'est pas tout !... Si je te disais, ma chère Andrée, que, depuis plusieurs nuits, il se lève, quitte sa chambre sans faire de bruit et ne revient qu'après une absence de deux ou trois heures... J'ai une rivale, j'en suis sûre !... Oh ! si je croyais cela !...

      – Tu m'étonnes ! Mais tu dois te tromper.

      – J'ai cru longtemps que je me rendais moi-même malheureuse par une jalousie sans cause, mais les faits sont là !... Pourquoi s'absente-t-il la nuit, comme il le fait ?

      – Comment veux-tu que ton mari t'ait donné une rivale dans ce château qui est clos comme une forteresse et situé à dix miles de la ville ?

      – Quand on est jalouse, on ne s'arrête pas à de pareils raisonnements. Je soupçonne tout le monde !

      – Même Isidora, même moi ? demanda Andrée, piquée au vif.

      Frédérique s'était jetée, en pleurant, dans les bras de son amie.

      – Pardonne-moi, chère Andrée, balbutia-t-elle en sanglotant. Je n'ai voulu parler, bien entendu, ni de toi ni d'Isidora...

      – Alors serais-tu jalouse par hasard de cette petite Océanienne que ton père a ramenée ?

      – Oh non ! par exemple ! s'écria Frédérique dont les yeux jetèrent un éclair d'orgueil. J'espère, malgré tout, que mon mari me préférerait à cette peau cuivrée !

      – Tu vois bien que tes soupçons sont absolument déraisonnables. Roger ne sort sans doute que pour aller prendre le frais sous les beaux ombrages du parc.

      Frédérique réfléchissait.

      – Un moment, reprit-elle, j'ai bien pensé à cette Dorypha, à cette danseuse endiablée que je déteste de tout cœur, quoiqu'elle nous ait sauvés, cette drôlesse qui a eu l'impudence d'embrasser Roger malgré lui...

      – Réfléchis un instant. Tu sais bien que Dorypha, après avoir épousé son amant, le Belge Gilkin, s'en est allée très loin d'ici, dans l'Arizona, où Fred Jorgell a confié à son mari la direction d'une exploitation importante !

      – C'est vrai. Tu as raison. Mais qui me dit que Roger ne me trompe pas avec quelque femme de chambre, ou avec quelque fille qui s'est éprise de lui et vient le visiter secrètement...

      – Mais tu es folle ! absolument folle ! Veux-tu que je parle à Roger ?

      – Garde-t'en bien ! Je mourrais de confusion s'il savait que j'ai de pareilles idées.

      Cette conversation fut interrompue par le tintement de la cloche qui annonçait l'heure du dîner.

      Frédérique passa en hâte dans son cabinet de toilette pour effacer la trace de ses pleurs, et les deux jeunes femmes descendirent à la salle à manger.

      Le repas fut, comme à l'ordinaire, plein d'animation. Frédérique seule, malgré tous ses efforts, ne prit aucune part à la gaieté générale. Toutefois, dans le tumulte des causeries et des discussions, sa mélancolie ne fut remarquée de personne, sauf de son amie Andrée.

      Après le repas, les trois jeunes femmes se rendirent dans la serre, qui était contiguë à la salle à manger, et où, chaque soir, tout en prenant le thé, elles avaient l'habitude d'écouter la lecture de certains journaux, que leur faisait la gouvernante écossaise, mistress Mac Barlott. Pendant ce temps, M. Bondonnat et ses amis étaient allés faire une promenade sur les rives du lac, d'où l'on pouvait contempler un clair de lune admirable ; ce ne fut qu'assez tard dans la soirée que Roger Ravenel regagna la chambre qu'il occupait et qui n'était séparée de celle de Frédérique que par une porte de communication.

      Roger frappa doucement et, ne recevant pas de réponse, entra dans la chambre de sa femme. Il y régnait une obscurité à peine tempérée par la lueur d'une veilleuse électrique suspendue à la voûte de la pièce, creusée en forme de dôme.

      Il s'approcha du grand lit à colonnes et aperçut Frédérique, immobile et les yeux clos, déjà couchée.

      – Elle dort, murmura-t-il. Je ne vais pas la réveiller.

      Et, s'avançant sur la pointe du pied, il effleura d'un baiser le front de la jeune femme, et se retira.

      Frédérique ne dormait pas. Sitôt qu'elle eut entendu la porte de communication se refermer, elle sauta à bas de son lit, enfila à la hâte un peignoir, jeta sur ses épaules une mantille de dentelle ; puis, les pieds nus dans ses pantoufles, elle s'approcha de la porte de communication et colla son oreille au trou de la serrure.

      Roger allait et venait dans sa chambre. Frédérique l'entendit ouvrir et refermer des tiroirs, puis il sortit.

      – Cette fois, murmura la jeune femme, frissonnante d'angoisse, je vais savoir !... Il faut que je sache !

      Silencieusement, elle se faufila dans le couloir sur lequel s'ouvrait la porte des deux chambres. Dans la pénombre lunaire, elle distingua la silhouette de Roger, qui, déjà parvenu au palier de l'escalier, commençait à descendre. Elle le suivit, mais en prenant les plus grandes précautions pour n'être pas aperçue.

      Roger sortit par une petite porte qui donnait sur le parc, du côté opposé à la façade de la cour d'honneur. Frédérique se dissimulait derrière les massifs de plantes rares et ne le perdait pas de vue.

      – Peut-être, après tout, pensait-elle, veut-il simplement, comme l'a dit Andrée, aller prendre le frais sous les arbres. Quel bonheur, si j'étais sûre qu'il ne me trompe pas !

      Mais, à ce moment, elle distingua dans le taillis une forme féminine, qui semblait venir du côté du pont-levis et se diriger vers le château. L'inconnue avançait avec hésitation, se cachant derrière le tronc des arbres et se retournant fréquemment pour voir si elle n'était pas suivie.

      Frédérique eut le cœur serré d'une mortelle angoisse.

      – Mes pressentiments ne m'avaient pas trompée, se dit-elle. Roger me trahit ! Il aura beau mentir maintenant. Je l'ai vue, de mes propres yeux vue, l'odieuse rivale qui m'a volé le cœur à mon mari !...

      Eperdue, elle s'était avancée en pleine lumière ; elle n'eut que le temps de se jeter derrière un massif d'hortensias pour n'être pas surprise par l'inconnue qui passa devant elle, à quelques pas de sa cachette.

      Frédérique ne put voir son visage, qui était dissimulé sous un épais fichu de dentelle. Elle ressentit au cœur une douleur aiguë. Ses jambes fléchissaient sous elle. Elle crut qu'elle allait s'évanouir. Mais la haine la remit sur pied, et, elle continua son chemin.

      Elle chercha alors des yeux sa rivale. Celle-ci avait disparu ! Frédérique ne vit plus que Roger, qui, après avoir côtoyé dans toute sa longueur la façade du château, était arrivé à l'aile la plus éloignée de la chambre qu'il habitait et cherchait une clé dans sa poche.

      – Je vais le suivre, pensa-t-elle. Cette femme va le rejoindre, c'est certain. Je les surprendrai !

      Frédérique, après avoir attendu une minute, poussa doucement la porte que Roger avait laissé ouverte, et monta derrière lui l'escalier qui conduisait au premier étage.

      Roger longea quelque temps un corridor et s'arrêta devant une porte qui était celle du laboratoire que Fred Jorgell avait mis à sa disposition, car, depuis leur arrivée au château, ni l'ingénieur Paganot ni le naturaliste n'avaient interrompu leurs travaux.

      Comme il mettait la clé dans la serrure, le petit bossu Oscar Tournesol arrivait par l'extrémité opposée du couloir. Il était entré par l'autre façade du bâtiment.

      – Je crois, dit-il en riant, que voilà ce qui s'appelle de l'exactitude !

      – Oui, répondit le naturaliste, c'est parfait !

      Tout en parlant, il avait ouvert la porte. Tous deux entrèrent dans une première pièce où couchait ordinairement le cosaque Rapopoff, promu aux fonctions de garçon de laboratoire.

      Oscar tourna le commutateur. Soudain il jeta un cri d'épouvante en apercevant le cosaque, étendu sur son lit tout habillé, la tête pendante et la face décomposée. A côté de lui se trouvait une bouteille vide.

      – Ils l'ont tué ! s'écria le bossu avec émotion.

      – Non, dit l'ingénieur. Je crois, moi, qu'il est tout simplement ivre.

      – Ce n'est pas là l'ivresse ordinaire, s'écria l'adolescent qui avait pris Rapopoff à bras-lecorps, l'avait redressé et avait glissé sous ses épaules un oreiller.

      Le naturaliste prit sur une planche un flacon d'ammoniac et l'approcha des narines du cosaque. Mais ce révulsif, ordinairement souverain dans les cas d'ébriété, ne produisit aucun effet.

      – On a dû lui faire absorber un narcotique, dit Roger Ravenel ; il y a heureusement dans le laboratoire de quoi le soigner énergiquement.

      Roger Ravenel, plus inquiet qu'il ne voulait le paraître, ouvrit la porte de la seconde pièce et, montant sur un escabeau, se mit en devoir d'atteindre des flacons qui se trouvaient sur une planche.

      Tout à coup, un cri de stupeur jaillit de ses lèvres. Il venait d'apercevoir, au-dessous de la porte qui donnait accès à la troisième pièce, un imperceptible rai de lumière. Sans nul doute des malfaiteurs étaient là ! les mêmes, certainement, qui avaient fait absorber à Rapopoff un narcotique.

      Roger demeura hésitant pendant quelques minutes.

      – Je ne vois pas, songeait-il, ce qu'on peut bien trouver à voler dans ce laboratoire, où il n'y a pas un seul objet qui ait quelque valeur.

      Soudain, une idée traversa son esprit avec la rapidité de l'éclair.

      – Le buste aux yeux d'émeraude ! s'écria-t-il. Ce ne peut être que cela. Le salon Renaissance est juste au-dessus du laboratoire !

      Sans réfléchir au danger qu'il courait, il ouvrit brusquement la porte.

      Trois hommes, au visage couvert d'un masque, étaient là. L'un d'eux était encore monté sur l'échafaudage improvisé grâce auquel ils venaient de percer le plafond. Il tenait entre ses bras le buste d'or, rutilant de clarté à la lueur de la lampe électrique du plafond, et se préparait à le passer à un de ses complices.

      Roger demeura une seconde immobile et comme figé de surprise. Avant qu'il ait eu le temps de prendre une décision, les trois malandrins s'étaient rués sur la porte et l'avaient refermée.

      Le bossu était accouru. Roger le mit en deux mots au courant de la situation.

      – Tu vas aller chercher du renfort, lui dit-il, et, pendant ce temps, je les empêcherai de prendre la fuite.

      – Mais s'ils vous attaquent ?

      – Je ne cours aucun risque. Je vais me contenter de fermer à clé la porte extérieure – celle qui ferme sur le corridor. Avant qu'ils aient eu le temps de l'enfoncer, tu seras de retour avec quelques solides gaillards...

      A ce moment, le rai de lumière disparut et, en même temps, la porte s'ouvrait. D'une poussée irrésistible, les trois malfaiteurs, culbutant Roger Ravenel et son compagnon, traversaient les deux pièces d'un bond et gagnaient le corridor.

      – Il n'y a que demi-mal, fit le bossu en se relevant, ils n'ont pas emporté le buste. Notre arrivée les a surpris, et ils n'ont songé qu'à prendre la fuite.

      – Oui, mais il faut leur donner la chasse, sans perdre une minute. J'ai heureusement sur moi mon revolver. Viens avec moi !

      Tous deux s'élancèrent dans le couloir et y arrivèrent juste à temps pour voir les trois bandits se précipiter, tête baissée, dans l'escalier. Roger et Oscar constatèrent une seconde fois, avec satisfaction, que les malandrins n'emportaient aucune espèce d'objet.

      Roger tira sur eux, au jugé, un coup de revolver.

      Un cri déchirant, un cri de femme apeurée, répondit au bruit de la détonation.

      Roger s'élança et ne put que recevoir dans ses bras Frédérique évanouie.

      – Morte ! s'écria-t-il, elle est morte !... et c'est moi qui l'ai tuée !...

      Fou de douleur, il souleva le corps de la jeune femme et courut au laboratoire, où il la déposa dans un fauteuil.

      – Mon adorée Frédérique, balbutiait-il, mais ce n'est pas possible ! Tu n'es pas morte ? Réponds-moi !... Et toi, Oscar, que fais-tu là ? Aide-moi donc ! Vite, de l'eau froide, des sels !

      En proie à un véritable délire, il couvrait de baisers les mains et le visage de la jeune femme.

      Au bout de quelques instants, elle ouvrit les yeux, et jetant sur son mari et sur Oscar des regards stupéfaits, elle murmura d'une voix faible :

      – Oh ! cette femme !... Les bandits !...

      – Où es-tu blessée, ma chérie ? demanda Roger, agenouillé aux pieds de Frédérique.

      – Je ne suis pas blessée, mais j'ai eu si peur !

      La balle a sifflé à mon oreille...

      – Mais que faisais-tu là ?

      Frédérique rougit et baissa la tête. Puis, jetant à son mari un regard chargé de rancune :

      – Je sais tout !... Je t'ai suivi !... Je l'ai vue, cette misérable femme !...

      – Quelle femme ?

      – Celle avec qui tu me trompes ! celle que tu vas rejoindre tous les soirs ! Je n'ai pu apercevoir ses traits, mais je saurai bien la trouver, et je me vengerai !...

      Frédérique s'était mise à fondre en larmes.

      – Mais c'est à devenir fou ! s'écria Roger. Frédérique, ma chérie, je te jure que je ne t'ai jamais trompée ! que je n'ai jamais eu de rendez-vous avec aucune femme !

      – Mais, alors, pourquoi t'échappes-tu toutes les nuits de ta chambre ?

      Roger et Oscar se regardèrent.

      – Me voilà obligé d'avouer mon secret, dit le bossu. Comme vous le savez, madame, je dois épouser prochainement miss Régine Bombridge. Elle a eu la générosité d'y consentir, malgré la disgrâce dont je suis affligé... Je voulais lui faire une surprise.

      – Quelle surprise ? demanda Frédérique d'un air soupçonneux.

      – Depuis quelques années déjà, la science a trouvé le moyen de guérir l'infirmité dont je suis atteint. M. Ravenel a eu la bonté de consentir à m'appliquer le traitement qui doit me débarrasser de ma difformité.

      – Et c'est, pour cela, demanda Frédérique un peu calmée, que Roger me quitte tous les soirs ?

      – Mais oui, répondit le naturaliste. Ce pauvre Oscar m'avait demandé le secret ; il voulait faire à sa fiancée la surprise de se présenter un beau matin devant elle, allégé de sa bosse et droit comme le commun des hommes.

      Frédérique était à demi convaincue. Elle hésitait pourtant encore. Ses regards méfiants allaient de Roger à Oscar, épiant le clin d'œil qui lui eût fait deviner entre eux la complicité d'un mensonge. Mais Oscar et Roger étaient de très bonne foi ; ils n'avaient dit que la vérité.

      – Alors, cette femme ? demanda Frédérique avec insistance, pourquoi l'ai-je aperçue précisément à l'heure où tu te trouvais dans cet endroit du parc ?

      Roger Ravenel eut un mouvement d'impatience.

      – Que veux-tu que je te dise ? s'écria-t-il. Je ne la connais pas, moi, cette femme. Je n'en sais pas plus long que toi sur son compte... Quelle explication veux-tu que je te donne ?

      – Il y en a bien une, fit Oscar. Je suis sûr, moi, que cette femme était avec les cambrioleurs. Elle faisait le guet, pendant que ses complices étaient en train d'enlever le buste.

      – On a volé le buste ? demanda avec effarement Frédérique, à qui cette nouvelle faisait momentanément oublier sa jalousie.

      – Non, on ne l'a pas volé, répondit le naturaliste, mais nous sommes arrivés à temps...

      – Tant mieux ! s'écria la jeune femme. Isidora aurait été vraiment navrée. Alors vous l'avez repris ? Où était-il ?

      – Nous l'avons repris, murmura l'ingénieur, c'est-à-dire que nous avons mis les cambrioleurs en fuite et qu'ils sont partis sans rien emporter. Pourvu qu'ils n'aient pas arraché les émeraudes !

      – Je n'avais pas pensé à cela... Cherchons le buste... Ils ont dû le laisser dans quelque coin.

      Roger ouvrit la porte de la troisième pièce, qu'il inspecta d'un coup d'œil rapide.

      – Je ne vois pas le buste, fit-il avec un peu d'étonnement.

      – Eh bien, tant pis ! s'écria Frédérique dont toute la jalousie s'était réveillée, tu retrouveras toujours bien le buste puisqu'il est là. Ce n'est pas lui qui m'intéresse, c'est cette femme. Vous devriez déjà tous les deux être à la poursuite des bandits. Qu'attendez-vous pour leur donner la chasse ? Ils ne peuvent être loin, puisque le pont-levis à cette heure-ci n'est jamais abaissé.

      – Soit ! répondit docilement le naturaliste, nous allons nous mettre à la poursuite des cambrioleurs. Mais, auparavant, je veux te savoir en sûreté dans ta chambre.

      – Pas du tout. Je vous accompagne. Je ne veux pas que cette prétendue cambrioleuse s'échappe à l'aide de quelque subterfuge. Je veux connaître la vérité, et je la connaîtrai !

      Roger comprit qu'il n'y avait rien à faire contre une pareille obstination.

      – Eh bien, viens avec nous, fit-il. Mais c'est insensé ! Tu serais beaucoup mieux dans ton lit. Tu t'exposes, comme tout à l'heure, à recevoir quelque balle perdue.

      – Cela m'est égal ! Marchons !

      Tous trois se préparaient à sortir du laboratoire lorsqu'ils entendirent une sorte de beuglement bizarre qui, pendant quelques minutes, les cloua d'étonnement sur place.

      – Qu'est-ce que c'est que cela ? demanda Frédérique en prenant d'un geste instinctif le bras de son mari.

      – Rassurez-vous, madame, répondit le bossu qui venait d'entrer dans la première pièce : c'est simplement notre ami Rapopoff qui bâille.

      Ils aperçurent, en effet, le cosaque, qui, tout effaré de se réveiller en si nombreuse compagnie, roulait de gros yeux hébétés et se détirait en ouvrant une énorme mâchoire. Il finit par se cacher sous la couverture, tout honteux sans doute d'être surpris par une dame dans un état si peu présentable.

      – Toi, mon bonhomme, lui dit Roger, qui au fond était exaspéré, tu auras affaire à moi ! Nous réglerons nos comptes demain matin. Tout ce qui arrive, c'est de ta faute. Si tu n'avais pas bu le contenu de cette bouteille... mais suffit...

      Le cosaque ne répondit pas. Tapi sous ses couvertures, il laissait passer l'orage.

      – Quelle brute ! s'écria le naturaliste.

      Puis, se tournant vers Oscar :

      – Cours vite, lui dit-il, éveiller tous les domestiques. Dis au premier que tu rencontreras d'avertir également Harry Dorgan et Paganot. Puisque Frédérique l'exige, nous allons faire une battue en règle.

      Le bossu partit en courant, pendant que Roger refermait soigneusement à double tour la porte extérieure du laboratoire.

      Cinq minutes ne s'étaient pas écoulées que, déjà, la domesticité du château s'éveillait. On voyait des lumières aller et venir à toutes les ailes du corps de logis.

      Harry Dorgan, l'ingénieur Paganot et M. Bondonnat lui-même, arrachés à leur sommeil, arrivaient dans le costume sommaire qu'ils avaient revêtu à la hâte.

      En quelques mots, Roger Ravenel mit ses amis au courant, et tout aussitôt la battue s'organisa. Une troupe de domestiques commença à explorer les rives du lac, pendant qu'une autre se dirigeait vers le pont-levis.

      On s'était muni de phares d'automobile pour fouiller les buissons les plus épais, et une dizaine de chiens, parmi lesquels se trouvait Pistolet, avaient été lancés sur la trace des malfaiteurs.

      Frédérique et Roger suivaient cette meute d'aussi près que possible. Pistolet, qui avait pris les devants, revint bientôt sur ses pas, en aboyant d'un air plaintif qui éveilla l'attention de la jeune femme.

      – Pistolet a découvert quelque chose, fit-elle. Il faut voir ce que c'est.

      Le chien les conduisit au milieu d'un fourré inextricable, dans le centre duquel apparaissait un objet blanc dont Roger ne put tout d'abord préciser la nature. Frédérique eut vite fait de deviner.

      – La femme ! s'écria-t-elle, c'est la femme ! Je reconnais la couleur de sa robe et de son fichu ! Cette fois, je la tiens !... Elle ne m'échappera pas !

      Quittant brusquement le bras de son mari, elle s'était élancée en courant de toute la vitesse de ses jambes. On eût dit que la haine lui mettait des ailes aux talons.

      Arrivée en face du buisson, elle demeura stupéfaite et décontenancée. Elle se trouvait en présence d'une femme au visage ensanglanté, et cette femme était Régine Bombridge, l'exécuyère du Gorill-Club, la fiancée d'Oscar Tournesol.

      La jeune fille n'était pas évanouie. Elle poussait de faibles gémissements, et, avec l'aide de Roger et de Frédérique elle-même, qui ne savait que penser, elle se releva et put aller s'asseoir sur un banc rustique qui se trouvait à peu de distance de là, au pied d'un eucalyptus. Roger lui fit avaler une gorgée de whisky, lava la blessure qu'elle portait au front et qui, heureusement, n'offrait pas de gravité.

      Frédérique avait aidé son mari, attendant avec impatience que la blessée fût assez remise pour parler.

      – J'espère, miss, lui dit-elle enfin, d'un ton presque menaçant, que vous allez nous expliquer comment vous vous trouvez ici, à courir les bois, à pareille heure, quand vous devriez dormir paisiblement dans le chalet de votre père.

      Miss Bombridge baissa la tête, toute confuse, et après une longue minute d'hésitation, se décida à parler.

      – Madame, dit-elle, avec un accent de noble sincérité qui ne permettait pas de mettre en doute ses paroles, je dois dans quelques semaines épouser Oscar Tournesol qui, sur ses vives instances, a obtenu d'occuper une chambre dans le chalet de mon père jusqu'à ce que nous soyons mariés.

      – Je sais cela, répondit Frédérique toute frémissante d'impatience, allez droit au fait, miss !

      – Je me suis aperçue que, depuis quelque temps, Oscar s'absentait régulièrement toutes les nuits. J'ai essayé de savoir où il allait ; il m'a répondu d'une façon évasive. Que vous dirai-je ? Je me suis figurée qu'il me trompait.

      La jeune fille ajouta avec un réel chagrin :

      – Mais, malheureusement, madame, je le crois encore. J'en ai la preuve.

      – Que voulez-vous dire ?

      – Ce soir, j'ai eu la malencontreuse idée de l'espionner, et je vous assure que j'en ai été bien punie. J'étais arrivée, en suivant Oscar, jusqu'à la petite porte de l'escalier du laboratoire, quand j'ai aperçu une femme, soigneusement voilée d'une mantille, qui marchait dans la même direction...Cette fois, je ne pouvais plus douter. J'en ai reçu un tel coup au cœur que je n'ai pas eu le courage d'aller plus loin. Je suis revenue sur mes pas, la mort dans l'âme. Je me préparais à retourner chez mon père quand trois hommes masqués se sont présentés brusquement devant moi. Avant que j'aie eu le temps de fuir, j'ai été frappée à la tête et je suis tombée. Les hommes ont continué leur chemin, croyant m'avoir tuée.

      Frédérique demeurait pensive.

      – Comment était la femme que vous avez aperçue ? demanda-t-elle.

      – Je ne me rappelle pas exactement, répondit Régine recueillant ses souvenirs. Tenez, elle était à peu près de votre taille, la tête enveloppée d'une mantille comme vous.

      – C'était moi !

      – Vous, madame ?

      – Oui, mon enfant. Moi aussi, je l'avoue, je me suis inquiétée des absences nocturnes de mon mari...

      – Inutile de raconter tout cela, fit Roger avec impatience.

      Frédérique se jeta au cou de son mari et le serra éperdument dans ses bras ; puis elle lui dit à l'oreille :

      – Laisse-moi tout avouer. Ce sera ma punition... Oui, miss, reprit-elle, j'ai eu les mêmes soupçons que vous, et j'ai cru, moi aussi, en vous apercevant, être sûre de mon fait. Mais je puis, dès maintenant, vous apprendre toute la vérité. Si mon mari et Oscar se rencontrent depuis plusieurs soirs, c'est qu'ils vous préparent une surprise.

      – Une surprise ? A moi ?

      – Oui, miss ; seulement, permettez-moi de ne pas vous en dire davantage.

      – D'ailleurs, fit Roger avec insistance, il est temps de rentrer. Il faut que vous pansiez votre blessure d'une façon plus sérieuse. Croyez-moi. Oscar n'a jamais eu l'intention de vous tromper, et d'ici peu de jours, vous connaîtrez son secret.

      Pendant que cette scène se déroulait dans un coin solitaire du parc, les deux troupes qui concouraient à la battue avaient opéré leur jonction. On avait suivi la trace des cambrioleurs sur les bords du lac, jusqu'à un endroit où la terre était piétinée et les roseaux brisés. C'est de là que les cambrioleurs avaient dû remonter dans l'embarcation grâce à laquelle ils avaient pu pénétrer dans la propriété. On retrouva d'ailleurs, le lendemain, un grappin dont ils avaient coupé la corde afin de fuir plus vite.

      Miss Bombridge regagna le chalet paternel, sous la sauvegarde de son fiancé. Frédérique remonta furtivement dans sa chambre, toute honteuse encore de ses injustes soupçons.

      Les domestiques reçurent la permission d'aller se coucher ; et M. Bondonnat, qui, trop légèrement vêtu, avait attrapé un rhume en marchant dans l'herbe humide de rosée, déclara qu'il allait en faire autant.

      Harry Dorgan demeura seul, en compagnie de Roger et de l'ingénieur Paganot.

      – Puisque nous voilà réveillés, proposa ce dernier, si nous allions jusqu'au laboratoire constater les dégâts et voir si, comme j'en ai bien peur, nos cambrioleurs n'ont pas emporté les émeraudes ?

      – Allons-y, dit Harry Dorgan. Je ne me sens pas la moindre envie de dormir.

      Ils remontèrent donc jusqu'au laboratoire, dont ils traversèrent les deux premières pièces sans réveiller le cosaque, qui de nouveau s'était remis à dormir d'un profond sommeil.

      La troisième pièce avait été bouleversée de fond en comble par les malfaiteurs, qui certainement devaient être des professionnels du cambriolage et possédaient une habileté peu ordinaire. Ils avaient commencé par fermer les épais volets de la fenêtre qui donnait sur la cour d'honneur, d'où l'on eût pu voir la lumière. Puis, avec deux tables et quelques chaises, ils avaient construit un véritable échafaudage, juste en dessous de l'endroit où se trouvait le buste. On retrouva les vilebrequins et les scies perfectionnées dont ils avaient fait usage pour percer le plafond.

      – Ceux qui ont fait le coup, fit observer Harry Dorgan, sont des gens parfaitement renseignés. Ils n'ignoraient pas que la porte et les fenêtres du salon Renaissance sont blindées et à peu près incrochetables.

      – Avec tout cela, je ne vois pas le buste, dit l'ingénieur Paganot qui, depuis son entrée dans la pièce, furetait à droite et à gauche.

      – Je suis pourtant bien sûr, répliqua Roger, qu'ils ne l'ont pas emporté.

      – Nous allons le retrouver, fit Harry Dorgan.

      – Cherchons !

      – Cherchons.

      Tous trois explorèrent la pièce dans ses moindres recoins. Ils montèrent même, à l'aide du trou pratiqué dans la voûte, dans le salon Renaissance. Le buste demeura introuvable.

      – Nous continuerons nos recherches demain, dit Harry Dorgan, un peu nerveux. Mais je crois qu'il est de la prudence la plus élémentaire de mettre deux hommes solides en faction devant la porte du laboratoire.

      – Je le crois aussi, approuva Roger, car il ne faut guère compter sur le cosaque.

      Tous trois se retirèrent. Et comme ils en étaient convenus, ils se retrouvèrent le lendemain, dès la première heure, pour continuer leurs investigations.

      D'après le conseil de ses amis, Harry Dorgan avait donné des ordres pour que personne ne parlât à mistress Isidora de la tentative de vol. Tous avaient jugé qu'il serait temps de l'en informer seulement quand ils auraient retrouvé le buste. Ils savaient combien la jeune femme y tenait, et ils avaient jugé inopportun de l'inquiéter et de la chagriner, avant d'avoir une certitude.

      Ils ne tardèrent pas à être fixés. Les investigations les plus minutieuses n'aboutirent pas : le buste aux prunelles d'émeraude avait disparu, comme s'il se fût évanoui en fumée.

      Rapopoff, interrogé, ne put fournir aucun renseignement. Le cosaque avait trouvé, à côté de son lit, une bouteille étiquetée « whisky », et pensant que c'était un cadeau de ses maîtres, il en avait bu consciencieusement la moitié. L'analyse du liquide restant montra que le whisky était additionné d'un puissant narcotique. Si le cosaque eût vidé entièrement la bouteille, il en fût certainement mort, en dépit de la robustesse de sa constitution.

      Les bandits avaient dépassé leur but. Le narcotique était à dose trop forte, Rapopoff s'était endormi dès les premières gorgées, ce qui l'avait sauvé en l'empêchant de vider complètement la fiole.

      Toute la journée s'écoula ainsi en recherches inutiles. Vers le soir, il fallut en prendre son parti et aller annoncer la triste nouvelle à mistress Isidora, qui s'en montra sincèrement contrariée.

      – Pourtant, ne cessait de répéter Roger Ravenel, dont Oscar appuyait les dires, je suis sûr, parfaitement sûr, que le buste n'est pas sorti du château ni même du laboratoire !




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