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Le mystérieux docteur Cornélius - T. 3

Gustave Lerouge
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DOUZIÈME ÉPISODE – LA CROISIÈRE DU GORILL-CLUB
III – Le musée secret

Dès lors, une existence toute nouvelle commença pour M. Bondonnat. Il ne revit aucun tramp en faction devant la porte de son laboratoire. On avait renoncé à le surveiller ; on le négligeait tellement qu'à plusieurs reprises on oublia de lui apporter à manger.

      Le vieux savant dut se faire conduire, par le père Marlyn, jusqu'à l'endroit où se trouvait le nouveau commandant, un certain Mongommery, que M. Bondonnat avait eu aussi l'occasion de guérir d'un commencement de delirium tremens.

      Mongommery était un personnage insouciant et aussi paresseux qu'il était ivrogne. Sa manière de voir se résumait dans une formule qui répondait à tout, et qu'il répétait cent fois dans le cours de la journée : ne compliquons pas les choses.

      – Savez-vous, monsieur Bondonnat, dit-il au savant, que cela fait un grand dérangement d'aller vous porter à manger deux fois par jour !

      – Je ne puis pourtant pas mourir de faim. Si je vous embarrasse, rendez-moi la liberté.

      – Ça, c'est une autre affaire. Ne compliquons pas les choses. Le cosaque ira deux fois par jour chercher vos vivres à la cantine.

      Et Mongommery ajouta, à la grande satisfaction de M. Bondonnat :

      – Il y a des camarades qui auraient voulu que je vous boucle plus étroitement, mais à quoi bon ! Ça m'est bien égal que vous connaissiez l'île, puisque vous devez probablement y finir vos jours, et je ne serai pas si bête que mon prédécesseur, Sam Porter, qui avait laissé un aéroplane à votre disposition ! Il ne faut rien compliquer. Je suis bien sûr, moi, que vous ne vous évaderez pas d'ici.

      M. Bondonnat se sépara du nouveau commandant, qui voulait à toute force lui faire boire un verre de whisky, dans des termes presque cordiaux ; le savant était enchanté d'avoir reconquis une liberté relative, et il en usa, ce jour-là et les suivants, en entreprenant, en compagnie de son fidèle Rapopoff, d'interminables promenades d'exploration dans l'intérieur de l'île.

      Il fut surpris de voir que ce territoire, qu'il avait cru stérile, abondait en richesses de toutes sortes et qu'il était parfaitement outillé, fortifié et organisé.

      Dans la région du nord qui comprenait une vaste baie parsemée d'îlots rocheux, se trouvait la colonie des phoques à fourrure, soignés par une centaine d'Esquimaux qui s'occupaient aussi de la pêche et de la préparation des peaux. Leurs cahutes de gazon formaient un pittoresque village au fond de la baie. M. Bondonnat avait soigné quelques-uns de ces pauvres sauvages, aussi l'accueillirent-ils avec enthousiasme.

      Plus tard, il visita, au centre de l'île, un véritable village où se trouvaient les casernes des tramps, maintenant presque vides, l'arsenal, les magasins de vêtements, de vivres et de munitions ; il vit aussi, à peu de distance de son laboratoire, le luxueux cottage réservé aux Lords de la Main Rouge, quand ils séjournaient dans l'île.

      Il n'y eut que la partie sud qu'il ne put traverser, car c'était là que se trouvait l'atelier des faussaires et les fabriques de bank-notes et de faux dollars ; enfin, il inspecta les batteries de canons dernier modèle installées sur les hauteurs et qui mettaient l'île en état de soutenir un long siège.

      Mais ce qui le charma le plus, ce fut la campagne admirablement cultivée et coupée, çà et là, de bois de bouleaux, de sorbiers et de saules, les essences qui résistent le mieux au froid. Le gibier abondait, les rennes, les castors, les renards à fourrure et tous les oiseaux aquatiques pullulaient. Des ruisseaux d'eau vive, qui couraient à travers les prairies, étaient remplis de saumons et de truites. Grâce au bienfaisant courant d'eau chaude, cette île, que l'on eût cru désolée, eût pu passer pour un véritable éden.

      Dans ses promenades, M. Bondonnat n'eut garde d'oublier le prophète Rominoff et ses adeptes, campés au grand air dans une clairière bien abritée du vent. Là, il reçut les félicitations de toutes les dames, qui le remercièrent de son élixir capillogène, dont elles commençaient à ressentir les bienfaisants effets.

      C'est en quittant le prophète vitaliste que M. Bondonnat et Rapopoff atteignirent une région inculte et désolée, située tout à fait à l'ouest de l'île. Le sol tourmenté était hérissé de blocs de granit et couvert seulement, par endroits, d'un gazon rare.

      A certaines places, il y avait des mares stagnantes, bordées de saules nains, où s'ébattait tout un monde d'oiseaux aquatiques, canards sauvages, vanneaux, pilets, sarcelles, pluviers. M. Bondonnat remarqua, même, quelques cygnes et quelques oies sauvages qui s'envolaient à grands battements d'ailes. Il était évident que cette région n'était que rarement visitée par les habitants de l'île, et il en comprit la raison en apercevant, sur un rocher, une main rouge grossièrement tracée avec de la peinture.

      – Ce doit être, dit-il, un coin interdit aux bandits et que les Lords se sont réservé.

      – Peut-être pour y chasser, petit père ? dit le cosaque.

      – Je ne crois pas cela. Cette interdiction doit avoir une cause plus sérieuse, et nous allons tâcher de la deviner.

      Ils dépassèrent le rocher sur lequel était peinte la main rouge, et ils s'engagèrent dans un vallon profondément raviné, bordé de falaises de roc où des eiders et des aigles de mer avaient installé leurs nids.

      Au fond de ce vallon, il y avait un sentier bien tracé, sur lequel se remarquaient des empreintes de pas et de roues de voiture. Ils le suivirent pendant quelque temps. Ils s'aperçurent bientôt qu'il allait en se rétrécissant, se changeait en une sorte de défilé ou de ravin, que des rochers abrupts enserraient de toutes parts, ne laissant entre eux qu'un étroit passage.

      Ils avancèrent encore, mais leur déception fut grande en trouvant le chemin barré par un bloc de granit que cinquante hommes eussent eu de la peine à remuer.

      – Voilà qui est singulier, dit M. Bondonnat, ce sentier avait pourtant bien l'air de conduire quelque part.

      – Le bloc est peut-être tombé à la suite d'un éboulement ? fit le cosaque.

      – Cela ne se peut. On voit, à la couleur grise de la mousse, qu'il y a longtemps, des années peut-être, qu'il occupe la même place.

      – Et, pourtant, petit père !... dit Rapopoff, regardez !...

      Il montrait des traces de pas nettement coupées par le granit, comme si quelqu'un eût marché à la place où se trouvait maintenant l'énorme bloc.

      – Il y a peut-être un passage secret dissimulé dans la pierre, dit le cosaque.

      – Je ne le crois pas.

      Rapopoff s'était approché du bloc comme s'il eût voulu le déplacer, mais autant aurait valu essayer de remuer une montagne.

      – Je crois, dit M. Bondonnat, qu'il vaut mieux retourner sur nos pas !...

      Mais, au moment même où il prononçait cette phrase, un dernier effort du cosaque fit virer la gigantesque masse. Le savant poussa une exclamation de surprise. Il lui paraissait impossible matériellement qu'avec ses seules forces Rapopoff eût pu obtenir un pareil résultat. Il eut bientôt l'explication de cette anomalie.

      Pareil à ces pierres qui tournent, que l'on voit dans le pays de Galles et en Bretagne, le bloc de granit était en équilibre. Quand on le touchait à un certain endroit, le doigt d'un enfant eût suffit pour le déplacer, c'était cet endroit que la main du cosaque avait enfin trouvé.

      En tournant, le bloc avait démasqué une ouverture ténébreuse.

      – Entrons ! déclara hardiment M. Bondonnat.

      – C'est cela, petit père, entrons !... répéta le fidèle cosaque.

      Et, tout en parlant, il glissait quelques galets plats dans l'interstice du rocher, pour empêcher le bloc de reprendre, de lui-même, la place qu'il occupait.

      Les deux explorateurs étaient, heureusement, pourvus d'une lampe électrique de poche. Ils l'allumèrent et s'enfoncèrent dans ce trou noir, qui ressemblait au soupirail d'une cave.

      Mais ils avaient fait à peine une dizaine de pas dans l'étroit corridor, aux parois scintillantes de salpêtre, qu'ils débouchèrent dans une salle souterraine de forme ronde, entièrement emplie d'armoires vitrées disposées de façon concentrique.

      Tout d'abord, ils ne virent pas bien ce que renfermaient ces armoires ; mais, quand ils s'en furent approchés, ils reculèrent avec un frisson de dégoût et d'horreur. Cette salle souterraine, dont le hasard leur avait livré le secret, était un véritable musée anatomique. Il y avait là des centaines d'organes, des corps entiers conservés en apparence dans toute leur fraîcheur par des procédés inconnus.

      Immergés dans de vastes bocaux, d'après la méthode du docteur Carrel sans doute, encore perfectionnée, des cœurs palpitaient au milieu d'un liquide incolore, des poumons s'enflaient et se dégonflaient avec un bruit haletant, des masses d'entrailles bleues et vertes se tordaient, encore agitées des mouvements reptiliens qui accompagnent la digestion chez les êtres vivants.

      Il y avait encore, dans une grande éprouvette de cristal, des fœtus vivants dont les vaisseaux ombilicaux étaient prolongés par des tubes de caoutchouc qui venaient aboutir à une étrange pompe de cristal, pleine de sang tiède.

      Le premier mouvement de stupeur passé, M. Bondonnat se trouva puissamment intéressé par cette effarante collection. Jamais il n'avait vu d'aussi admirables pièces anatomiques.

      Il constata là le résultat de découvertes encore complètement inconnues de la science officielle, et il se demanda, tout pensif, quel était le grand savant qui, capable d'opérer d'aussi prodigieuses trouvailles, était en même temps un chef de bandits. Il s'expliquait maintenant qu'on l'eût enlevé, lui, savant, dans le seul but de s'approprier ses découvertes.

      – Il fallait, en somme, pensait-il, que ces bandits fussent parfaitement au courant de mes travaux. Mais quel dommage qu'un pareil homme préside à une tourbe d'assassins et n'agisse pas franchement, en travaillant au grand jour !

      Plongé dans ses réflexions, M. Bondonnat continuait à examiner les pièces anatomiques. Il était arrivé à une partie de la salle où se trouvaient debout, dans leur cercueil de cristal, des corps admirablement embaumés. La peau avait conservé son coloris, et les membres leurs dimensions exactes ; les visages, aux lèvres rouges, n'étaient ni ternis ni décomposés. On eût dit que tous ces êtres humains vivaient encore d'une vie mystérieuse et n'attendaient qu'un ordre du maître pour quitter leur immobilité pensive.

      Rapopoff, pendant tout cet examen, donnait les signes de la plus vive terreur ; ses dents claquaient, et il regardait M. Bondonnat d'un air suppliant, comme pour l'adjurer de sortir au plus vite de cet antre diabolique.

      Tout à coup, il se rejeta en arrière, avec un véritable hurlement.

      – Petit père ! petit père ! s'écria-t-il, il est là !...

      Il montrait du doigt une vitrine dans laquelle M. Bondonnat, stupéfié d'épouvante à son tour, aperçut son exacte ressemblance, son double, un autre Bondonnat en chair et en os, qui, admirablement embaumé, semblait le contempler avec un sourire tranquille.

      – Ça, par exemple, s'écria le vieux savant, c'est trop fort ! Je me demande comment l'on a pu truquer un sujet de façon à obtenir une si effarante similitude !

      M. Bondonnat et le cosaque demeurèrent cinq bonnes minutes dans un silence profond, littéralement idiotisés de stupeur ; mais brusquement le vieillard se frappa le front avec un cri de triomphe :'

      – Le voilà ! s'écria-t-il, le moyen d'évasion sûr, remarquable et pratique !

      – Que voulez-vous dire, petit père ?

      – Tu verras ! Mais il va faire nuit dans une heure ; nous ne partirons d'ici que quand l'obscurité sera complète.

      – J'aimerais mieux m'en aller, protesta Rapopoff avec énergie.

      – Non, tu vas me comprendre. Quand nous nous en irons, nous emporterons avec nous l'autre, le Bondonnat que tu vois là dans la vitrine !

      Ce ne fut pas sans peine que le cosaque se laissa persuader. Mais enfin, à force d'arguments et de démonstrations, il finit par céder.

      Quand tous deux quittèrent le musée anatomique souterrain, dont ils eurent soin de refermer la porte de roc, Rapopoff portait sur ses épaules un lourd fardeau, enveloppé d'une toile grise.


*

*       *


      Deux jours plus tard, le doyen des tramps, le père Marlyn, entra, comme il le faisait quelquefois, dans le laboratoire, pour prendre des nouvelles de M. Bondonnat.

      Trouvant toutes les portes grandes ouvertes, il traversa successivement la salle d'expériences et la bibliothèque, et arriva ainsi à la chambre du savant, mais il s'arrêta sur le seuil, stupéfait et consterné.

      M. Bondonnat était mort, et son cadavre, jeté en travers du lit défait, pendait lamentablement la tête en bas.

      Le père Marlyn appela :

      – Rapopoff, au secours !

      Et comme Rapopoff ne venait pas, le vieux tramp se mit, mais vainement, à sa recherche. Le cosaque avait disparu.

      Très remué par ce qu'il venait de voir, et même sincèrement affligé – car le vieillard, comme tous les gens de l'île, adorait M. Bondonnat –, le père Marlyn s'empressa d'aller avertir le commandant Mongommery.

      Celui-ci sortit de son apathie habituelle et se rendit en hâte au laboratoire pour procéder lui-même à une enquête ; et le premier résultat de ses investigations fut de découvrir, à l'angle de la tempe du cadavre, une blessure assez profonde.

      Il était encore occupé de ses macabres investigations lorsqu'un Esquimau, qui le cherchait depuis une heure, vint lui annoncer que deux des meilleurs pêcheurs de la baie avaient disparu la nuit précédente, en emmenant avec eux la plus grande des embarcations.

      Personne ne les avait vus partir ; mais il était hors de doute qu'ils s'en étaient allés sans esprit de retour, car ils avaient emporté leurs blouses en peau de phoque, ornées de verroteries, leurs colliers de dents de morse et tout ce qu'ils avaient de plus précieux dans leur case.

      Cette révélation fut un trait de lumière pour le commandant Mongommery. Avec une perspicacité dont il s'étonnait lui-même, il venait de reconstruire d'un seul coup le drame dans son cahier.

      – Je vois ce qui s'est passé comme si j'y avais assisté, déclarait-il aux tramps qui l'entouraient, c'est le cosaque qui a tué ce pauvre vieux pour le voler, sans nul doute. Et il a dû décider les Esquimaux à l'accompagner dans sa fuite.

      – C'est dommage, dit le père Marlyn, qu'on ne puisse tordre le cou à ce gueux de Rapopoff.

      – Bah ! fit Mongommery, à quoi bon ? Il doit être loin à l'heure qu'il est. Nous ne savons pas quelle direction il a prise, d'ailleurs, et je ne voudrais pas aventurer une de nos embarcations dans une pareille poursuite.

      L'hypothèse de Mongommery se trouva vérifiée par une autre circonstance. On constata qu'un petit meuble, où M. Bondonnat avait serré une liasse de bank-notes que les Lords de la Main Rouge – bien malgré lui, d'ailleurs – lui avaient remises dans un précédent voyage, avait été fracturé et que les bank-notes avaient disparu.

      Mongommery était assez embarrassé. Pour son début dans les fonctions de gouverneur, c'était là une désagréable histoire ; mais il ne pouvait laisser passer un tel fait sans en avertir les Lords de la Main Rouge.

      Grâce à l'appareil de télégraphie sans fil installé au centre de l'île, il expédia aussitôt une dépêche chiffrée et, une heure après, il en recevait la réponse. Elle était ainsi conçue :

      Les Lords de la Main Rouge sont très mécontents de votre négligence, au sujet de laquelle ils se réservent de faire une enquête. Les coupables seront sévèrement punis. En attendant, redoublez de vigilance. Tenez-vous sur le qui-vive. L'île peut être attaquée d'un moment à l'autre.

      Mongommery fit la grimace à la lecture de ce message. L'assassinat du vieux savant le plaçait dans une position singulièrement fausse. En effet, lors du départ de Job Fancy, il avait été convenu que les Lords de la Main Rouge ne seraient prévenus de cette désertion que lorsque les fugitifs auraient eu le temps de se mettre en sûreté.

      Mongommery avait fidèlement tenu parole ; mais il s'apercevait un peu tard que, faute d'avoir dit la vérité, c'était lui qui allait être rendu responsable non seulement de la mort du vieux savant, mais encore de l'évasion du commandant Job.

      Il regagna son logis, furieux, se demandant comment il sortirait de cette ornière ; et, dans sa préoccupation, il oublia même de donner les ordres nécessaires pour qu'on procédât à l'inhumation du vieux savant.




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