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Le mystérieux docteur Cornélius - T. 3

Gustave Lerouge
© France-Spiritualités™






DIX-HUITIÈME ÉPISODE – BAS LES MASQUES !
III – Règlement de comptes

Joë Dorgan venait de passer la soirée chez Carmen Hernandez, dont il était, depuis plusieurs semaines déjà, le fiancé officiellement reconnu.

      Le mariage, annoncé à grand fracas par toute la presse new-yorkaise, devait avoir lieu dans trois jours, et il n'était bruit que des merveilleux cadeaux que les membres du groupe aristocratique des Cinq-Cents avaient envoyés à la jeune fille.

      Baruch nageait dans la joie. L'avenir s'étendait devant lui comme un ciel sans nuages. Il avait décidément gagné la terrible partie qu'il avait jouée. Le matin même, il avait signé, chez l'homme d'affaires d'Harry Dorgan, les arrangements qui le mettraient définitivement en possession du trust des maïs et cotons.

      Il ne voyait aucune ombre à son bonheur.

      – Encore trois jours ! avait-il dit à doña Carmen en prenant congé d'elle. Ces trois jours vont me sembler bien longs.

      – Je n'en doute pas, avait répondu la jeune fille avec un étrange sourire. Mais ne faut-il pas, en toutes choses, se montrer patient ?

      Et, dans un geste digne d'une reine, la jeune fille avait tendu sa main à Baruch, qui, comme il faisait chaque soir, y avait déposé un baiser à la fois respectueux et tendre.

      Il pouvait être à ce moment dix heures du soir. Le jeune homme remonta dans son auto et ne tarda pas à s'absorber dans une agréable méditation.

      – Carmen est charmante, songeait-il ; un peu fière, un peu dédaigneuse et froide, mais je finirai bien par me faire aimer d'elle. J'ai réussi des choses plus difficiles que cela... Après tout, qu'elle reste aussi cérémonieuse qu'elle voudra, une fois que j'aurai touché la dot...

      Baruch prit le cornet acoustique qui aboutissait à l'oreille du chauffeur :

      – Vous stopperez à l'entrée de la Trentième avenue, dit-il.

      – Well, sir ! répondit l'homme obséquieusement.

      Et l'auto fila à toute vitesse à travers les avenues déjà désertes.

      Un quart d'heure plus tard, Baruch mettait pied à terre, et, après avoir ordonné au chauffeur de l'attendre, remontait à pied la Trentième avenue, le pardessus remonté jusqu'aux oreilles, comme s'il eût craint d'être reconnu.

      Il passa en face du magnifique hôtel habité par le docteur Cornélius, contourna les hautes murailles du jardin et se trouva dans une ruelle déserte, bordée de masures branlantes.

      Il s'arrêta en face d'une cahute de planches, en bordure d'un terrain vague qu'entourait une palissade, et frappa quatre coups régulièrement espacés.

      Une porte s'ouvrit, et Baruch se glissa silencieusement dans une salle basse qu'une lampe à huile, suspendue au plafond, éclairait d'une lueur tremblotante. C'est dans ce local qu'avaient lieu les répartitions de butin que les Lords de la Main Rouge faisaient à leurs affiliés à des époques régulières.

      En entrant, Baruch aperçut Fritz et Cornélius, assis à une petite table sur laquelle s'empilaient des carrés de papier portant, à l'un des angles, la signature de la Main Rouge. Une petite boîte, encore à demi pleine de bank-notes et d'aigles d'or, était à côté de Fritz.

      – Eh bien ! demanda joyeusement Baruch, la répartition est-elle terminée ?

      – Elle vient de finir à l'instant, répondit Cornélius.

      – J'y aurais assisté aussi comme de coutume, mais un fiancé bien épris a des devoirs...

      – Que nous comprenons parfaitement, murmura Fritz sur le même ton jovial. Vous êtes tout excusé, mon cher !

      – Nous n'avons, je pense, reprit Baruch, aucune raison de rester plus longtemps dans ce taudis. Nous serons beaucoup mieux ailleurs pour causer.

      – C'est ce que j'ai pensé, fit Cornélius. J'ai fait servir un petit souper dans mon laboratoire ; là, nous ne serons dérangés par personne.

      Les trois Lords de la Main Rouge sortirent un à un de la maisonnette et s'engagèrent dans la ruelle, en ce moment tout à fait déserte.

      Ils rentrèrent dans le jardin de Cornélius par une petite porte dont celui-ci avait la clef, et bientôt l'ascenseur les déposa dans le vestibule du laboratoire souterrain.

      Cornélius ouvrit une porte.

      Ce fut un éblouissement. Sans doute, en raison de la solennité des circonstances, Cornélius avait ordonné de magnifiques préparatifs. La vaste salle voûtée était éclairée par une centaine de lampes électriques, dissimulées par des massifs de feuillage et de corbeilles de fleurs. Les cadavres à demi disséqués, les appareils effrayants ou étranges étaient cachés aux regards sous de lourdes tentures de velours orangé.

      Cornélius n'avait laissé en évidence qu'une grande vitrine, où se trouvaient des statues de cire, coloriées avec tant d'art qu'elles donnaient l'illusion de la vie.

      Au centre du laboratoire, se dressait une table couverte de vaisselle plate et de cristaux rares, que décoraient des gerbes de roses et d'orchidées. Deux dressoirs lui faisaient pendant : l'un chargé de flacons poudreux des crus les plus célèbres du monde, l'autre de pâtisseries et de fruits magnifiques disposés sur des compotiers de vermeil.

      Léonello se tenait dans un coin, occupé aux derniers préparatifs.

      – J'espère, fit Cornélius, que vous n'aurez pas trop à vous plaindre de mon hospitalité.

      – Elle est digne des Lords de la Main Rouge, s'écria Baruch avec enthousiasme.

      – A table, messieurs ! La soirée d'aujourd'hui est doublement solennelle pour nous. Elle marque le couronnement d'une des plus audacieuses entreprises qui aient jamais été tentées !...

      Les trois bandits s'assirent, et, tout en savourant les mets délicats que Léonello leur servait dans des plats recouverts de cloches de vermeil, ils commencèrent à discuter des importantes affaires qui avaient motivé leur réunion.

      Tout d'abord, on but aux fiançailles de l'heureux Baruch, le futur époux d'une des plus belles héritières de New York et la plus riche peut-être.

      Cornélius, avec son ironie quelque peu caustique, ne se fit pas faute de rappeler au fiancé les circonstances qui avaient accompagné l'assassinat de Pablo Hernandez, alors que Baruch habitait Jorgell-City. Il rappela également comment, tenu en rigueur par son père, Baruch en était réduit à escamoter les bijoux de sa sœur, miss Isidora, ou à électrocuter les passants pour se procurer quelques dollars et aller les jouer au club du Haricot Noir.

      Baruch était si heureux, ce soir-là, qu'il ne se fâcha même pas de cette évocation d'un passé sanglant.

      – Qu'importe tout cela ! s'écria-t-il. Ce sont des faits qui sont aussi loin de nous, aussi hors de notre pouvoir, que peut l'être l'histoire de l'empereur Néron ou la destruction de Babylone... Baruch n'existe plus, grâce à la science toute-puissante du docteur Cornélius. Il n'y a plus, devant vous, que Joë Dorgan, l'homme le plus riche de toute l'Amérique dans quelques jours et, en ce moment même, le plus heureux peut-être !
      Je vous le déclare ici, mes amis, je n'ai pas l'ombre d'un remords. Je suis fier de l'énergie qui m'a permis d'accomplir des actes qui épouvanteraient le commun des mortels.

      – Vous ne souffrez donc plus, demanda sournoisement Cornélius, de ces « cauchemars du samedi » qui vous ont tant effrayé à une certaine époque ?

      Baruch eut un haussement d'épaules.

      – Bah ! fit-il, j'ai fini par dompter mes nerfs. Ma santé est en ce moment aussi bonne que possible.

      – A votre santé ! s'écria Fritz.

      Tous trois rapprochèrent leurs coupes pleines d'un vieux vin de lacrima-christi aux reflets d'or, et burent en silence.

      La conversation se continua ainsi jusqu'à la fin du repas.

      Elle ne prit une allure plus sérieuse que lorsque Léonello eut enlevé le dessert et apporté le café, les liqueurs et les cigares.

      – Mes amis, dit Baruch en tirant de sa poche un carnet couvert de chiffres, il est temps de parler de choses pratiques. Comme ma dépêche de ce matin vous l'a appris, nous sommes maintenant entrés en possession du trust des cotons et maïs. Grâce aux sages précautions que nous avions prises, Harry n'a touché, en tout et pour tout, de l'héritage paternel que vingt millions de dollars, tandis que la part de chacun de nous dépasse quatre-vingts millions de dollars... Encore cette somme est-elle appelée à doubler dans un laps de temps très court, à cause de l'extension, pour ainsi dire automatique, du trust qui, à un moment donné, doit englober toute la production américaine. Voici les détails des chiffres que vous pourrez vérifier vous-mêmes.

      Cornélius d'abord, puis Fritz examinèrent avec une attention méticuleuse le carnet de Baruch et le trouvèrent parfaitement en règle.

      Par un scrupule, assez fréquent chez les coquins de sa trempe, Baruch avait fait preuve, dans ce partage, d'une probité méticuleuse.

      Ses deux complices le félicitèrent chaleureusement, et tous trois, sous l'influence des grands vins et des mets de haut goût, s'abandonnèrent à leurs rêves ambitieux.

      Baruch rêvait le trust des trusts, l'universelle royauté de l'argent.

      – A nous trois, s'écria-t-il, nous sommes de taille à attaquer une entreprise aussi sublime. Quel roi, quel empereur posséderait une pareille puissance ? Quels rêves grandioses ne pourrait-on pas réaliser avec ce levier d'or entre les mains ?... Les concepts les plus audacieux, les plus chimériques deviendraient de réalisation facile !... Atteindre les planètes, pénétrer jusqu'au centre de la terre, rendre l'homme immortel, tout cela deviendrait possible !... La science n'est-elle pas souveraine maîtresse ?

      Cornélius jeta quelques gouttes d'eau froide sur cet enthousiasme.

      – En principe, dit-il, rien de tout cela n'est impossible... Mais nous en reparlerons. Pour le moment, je suis d'avis que ce que nous avons de mieux à faire, c'est de consolider notre situation, de la rendre tout à fait inattaquable et d'éviter qu'on parle trop de nous.

      – A propos, demanda brusquement Fritz, a-ton des nouvelles de Joë ?

      Ce fut Léonello qui se chargea de répondre.

      – Il se trouve en ce moment, dit-il, dans la propriété que possède Harry Dorgan dans une île du lac Ontario.

      – N'est-ce pas là que se trouvait le buste d'or massif aux prunelles d'émeraude ?

      – Précisément. Mais la propriété est si bien gardée qu'il n'y a pas moyen d'y pénétrer. Comme je l'ai expliqué au docteur, nous n'avons, je crois, rien à craindre de lord Burydan et de ses amis. Ils sont complètement matés et ils ont bien d'autres soucis que de chercher à nous nuire.

      – Parbleu, dit Baruch, je le sais bien. Les actions de la Compagnie des paquebots Eclair qu'Harry Dorgan m'a intenté lui a porté un coup terrible. Il aura bien de la chance s'ils sont en pleine baisse ! La perte du procès n'arrive pas à la faillite. D'un autre côté, j'ai appris que M. Bondonnat allait retourner en France, en emmenant avec lui Paganot et Ravenel. Une fois livré à lui-même, Harry n'est pas de force à soutenir la lutte.

      – Je vais aussi, dit brusquement Cornélius, m'arranger de façon à dissoudre la Main Rouge. Les bandits dont elle se compose sont des alliés trop dangereux... Il faut faire peau neuve d'une façon complète. Nous sommes désormais d'honnêtes milliardaires ; nous ne devons avoir rien de commun avec la canaille !

      Les trois bandits se séparèrent à une heure assez avancée. Baruch, en prenant congé des frères Kramm à la petite porte de la grille, leur rappela qu'il comptait sur eux pour assister à son mariage, qui devait être d'une somptuosité sans précédent, même dans le monde des milliardaires. Tous deux l'assurèrent de leur exactitude. Il leur donna un dernier shake-hand, et, le cigare aux dents, en flâneur, descendit nonchalamment la Trentième avenue.

      Son auto l'attendait à la place où il l'avait laissée. Après y être monté, il s'étendit tout de son long sur les somptueux coussins, les yeux miclos, savourant le plaisir de se sentir emporté avec une vertigineuse vitesse et se laissant bercer par sa rêverie.
      Le trust des trusts ! songeait-il. Il faudra que j'arrive à convaincre Cornélius. Sa science m'est nécessaire pour mener à bien un projet aussi magnifique. Que seront tous les chefs d'Etat en présence de celui qui sera l'unique détenteur de ce métal magique, de cet or que les alchimistes appelaient « l'essence de soleil ». Et quand je serai devenu le roi des rois, l'empereur des empereurs, qui osera me reprocher d'avoir sacrifié à la réalisation d'une idée aussi grandiose quelques existences inutiles !... »

      La vitesse de l'automobile avait encore augmenté.

      Elle était devenue vertigineuse.

      Baruch regarda machinalement par la portière et ne reconnut pas l'endroit où il se trouvait.

      C'étaient des cahutes de planches des terrains vagues, tout un misérable paysage de banlieue, que les rayons de la lune éclairaient sinistrement.

      – Ah çà ! grommela-t-il, ce chauffeur est ivre ! Ce n'est pas du tout le chemin... Chauffeur !

      Un ricanement sardonique fut la seule réponse qu'il reçut à ses réclamations.

      Au même moment, deux ressorts se déclenchèrent avec un bruit sec. Deux fortes plaques de tôle, glissant dans leurs rainures, vinrent obturer complètement les glaces des portières. Une obscurité profonde régna dans l'intérieur du véhicule.

      Baruch était pris comme un rat dans une ratière. Il cria, trépigna, menaça, sans qu'on fît la moindre attention à ce qu'il disait.

      Voyant que tout ce qu'il faisait était inutile, le bandit se tint coi. Il comprenait maintenant que sa voiture avait été remplacée par une autre exactement semblable en apparence. Son chauffeur avait sans doute été assassiné, et lui, il était prisonnier.

      Prisonnier de qui ?

      Là gisait l'angoissant mystère.

      Il souhaitait de tout son cœur d'être tombé dans les mains de véritables malfaiteurs. Avec ceux-là, il en serait quitte pour une rançon.
      Ce n'est pourtant pas la police, songeait-il en essayant de se rassurer lui-même. Si l'on avait dû tenter quelque chose contre moi de ce côté, j'en aurais déjà été prévenu. La Main Rouge a, dans les bureaux du Police-Office, des agents dévoués ; comme elle en a partout... Qui sait ? C'est peut-être un amoureux de Carmen qui m'enlève pour empêcher mon mariage ? »

      Baruch se livra ainsi, pendant quelques minutes, à toutes sortes de suppositions extravagantes, mais il ne put en échafauder une seule qui lui parût vraisemblable en fin de compte.

      L'auto qui lui servait de prison allait maintenant à une allure plus raisonnable. Enfin, elle ralentit sa marche et, brusquement, stoppa.

      Baruch eut une minute d'angoisse. Il se demandait avec impatience si on n'allait pas bientôt le faire descendre, lui expliquer à la fin ce qu'on voulait de lui.

      Il avait pris en main son browning, en cas qu'il eût affaire à des assassins, décidé à vendre chèrement sa vie.

      Tout à coup, les deux portières s'ouvrirent en même temps et, avant qu'il ait pu faire usage de son arme, quatre hommes d'une stature herculéenne l'empoignèrent et le garrottèrent.

      – Où suis-je ? criait-il. Qui êtes-vous ? Vous vous trompez. Je suis le milliardaire Joë Dorgan. Si vous êtes des bandits, je suis prêt à vous payer telle rançon que vous me demanderez !...

      Personne ne lui répondit.

      Mais, pour le réduire complètement au silence, un des hommes le bâillonna avec un mouchoir, pendant qu'un autre lui bandait les yeux. Puis il se sentit soulever de terre et emporter comme une masse inerte.

      Bientôt, au bruit qu'il perçut, à la légère secousse qu'il ressentit, il comprit qu'on l'avait déposé dans la cage d'un ascenseur.

      Il entendit l'appareil s'arrêter.

      De nouveau, brutalement saisi, emporté, on le posa à terre ; on lui arracha son bandeau et son bâillon.

      Une porte se referma bruyamment, et Baruch se trouva au milieu d'épaisses ténèbres.




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