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Le mystérieux docteur Cornélius - T. 3

Gustave Lerouge
© France-Spiritualités™






QUATORZIÈME ÉPISODE – LE BUSTE AUX YEUX D'ÉMERAUDE
IV – L'auge de lave

Le vol du buste aux yeux d'émeraude avait fortement émotionné mistress Isidora.

      Elle se demandait si ce dernier méfait n'était pas encore dû aux bandits de la Main Rouge. En tout cas, elle était exaspérée.

      Pour la première fois de sa vie, peut-être, elle eut une discussion avec son père.

      – Comment ! lui dit-elle, vous êtes milliardaire, vous avez fait votre fortune vous-même et vous n'arrivez même pas, avec cette immense richesse que tout le monde vous envie, avec votre intelligence et votre énergie que l'on cite en exemple, à garantir votre sécurité personnelle et celle de votre fille ?

      – J'avoue, répondit le milliardaire, que je ne m'en suis pas assez préoccupé. Mes amis, Rockefeller, Pierpont Morgan, Mackey, et d'autres encore, sont entourés de centaines de détectives et gardés à vue...

      – Eh bien ! Il faudrait faire comme eux ! répliqua la jeune femme un peu nerveusement.

      – C'est bien. Je vais donner des ordres en conséquence. Mais je croyais suffisantes les précautions que j'avais prises, et aussi d'ailleurs, que la Main Rouge n'était plus à craindre.

      – Que ce soient les bandits de la terrible association ou d'autres, il est indispensable que nous soyons mieux gardés et mieux défendus !

      – Ne te mets pas en colère, ma chère enfant ! Aujourd'hui même, je vais faire venir cinq ou six canots à vapeur qui toute la nuit évolueront autour de la presqu'île. Du coup, j'espère que tu pourras dormir tranquille.

      – Je ne parle pas seulement pour moi, mais pour toi-même et pour nos amis. J'aurais un remords éternel s'il arrivait malheur par notre faute à Frédérique, à Andrée ou à leurs époux...
      Mais ce n'est pas tout. Il va falloir maintenant avertir William Dorgan de ce qui s'est passé... Il sera peu charmé, j'en suis sûre, de voir quelle négligence nous avons mise à veiller sur le royal cadeau qu'il m'avait fait !

      – Quant à cela, ne t'inquiète pas. J'ai déjà fait porter au Post-Office une longue lettre où je raconte à William Dorgan dans quelles circonstances s'est produit le vol. Il est trop intelligent pour nous rendre responsables d'un fait dont nous sommes les premières victimes.
      Puis il y a, dans le vol du buste, un côté mystérieux qui n'est pas encore éclairci. William Dorgan sera le premier à se passionner pour cette affaire.

      Cette conversation avait lieu dans la soirée, le lendemain même du vol.

      Trois jours après, une dépêche laconique annonçait l'arrivée du milliardaire.

      Contrairement à ce que disait Isidora, William Dorgan ne manifesta aucune contrariété.

      – Je vous donnerai un autre buste, ma chère enfant, dit-il à mistress Isidora ; en admettant toutefois qu'il soit définitivement perdu... Ce qui n'est pas prouvé.

      – Evidemment, dit mistress Isidora, si nous pouvons trouver quelques détectives habiles et sérieux...

      – Il n'en manque pas, interrompit William Dorgan. Et, que diable, un lingot de ce poids, deux émeraudes qui sont connues de tous les joailliers de l'Amérique, ne disparaissent pas aussi facilement que cela !

      – D'ailleurs, s'écria Fred Jorgell qui venait de serrer la main cordialement à son adversaire financier et s'était installé, à côté de lui, dans un rocking-chair, nous avons déjà pris des mesures efficaces.
      J'ai lancé une centaine de télégrammes. La police de toutes les grandes villes de l'Union est prévenue. Je ferai tout ce qu'il faudra pour retrouver le portrait d'Isidora.
      J'y mets de l'amour-propre ; dussé-je dépenser autant qu'il a coûté, il faut que les voleurs soient pincés !

      – Eh bien, bonne chance, dit William Dorgan d'un ton parfaitement détaché. Mais nous reparlerons plus à loisir demain de cet accident, auquel je n'attache pas, moi, une énorme importance. Je suis venu ici, surtout pour avoir le plaisir de vous voir tous.
      Vos amis les Français ont décidément fait ma conquête, et j'ai une véritable admiration pour le génial M. Bondonnat, auquel il est arrivé des aventures si extraordinaires.

      – Le voilà, lui-même, en personne, s'écria le vieux savant en apparaissant à la porte du salon. Mais pas tant de compliments sur mon compte, je vous prie... Je n'aurais jamais cru que les Américains fussent si complimenteurs.

      M. Bondonnat et William Dorgan se serrèrent la main avec effusion, et la conversation s'engagea entre eux avec la plus franche cordialité.

      L'ingénieur Paganot et Roger Ravenel, Frédérique et Andrée, qui avaient été prévenus de la présence du milliardaire, arrivèrent successivement.

      William Dorgan voulut même connaître la petite Océanienne Hatôuara, le cosaque Rapopoff et surtout le petit bossu Oscar Tournesol, dont l'ingénieur Harry lui avait beaucoup parlé.

      Le milliardaire se trouvait heureux au milieu de cette réunion familiale, à laquelle manquait, seul, Harry Dorgan, retenu à New York pour s'occuper des intérêts de la Société des paquebots Eclair.

      – Vous savez quel est mon projet ? dit tout à coup le milliardaire. Ce n'est pas du tout à cause du vol du buste que je suis venu. La lettre de mon ami Fred Jorgell à ce sujet n'a fait qu'avancer la date du voyage.
      Je vous emmène tous dans une ravissante propriété que je viens d'acheter en Floride, où le climat est délicieux.

      – Pourquoi donc, dit vivement Fred Jorgell, ne pas passer ici quelques jours avec nous ? Ce serait bien plus simple.

      – Je reviendrai, soyez tranquille. Je veux d'abord avoir le plaisir de vous avoir pour hôte...

      Cette invitation fut en principe acceptée de tous, et la conversation devint générale.

      Les deux milliardaires discutaient au sujet de leur trust, mais d'une façon tout à fait amicale et courtoise.

      – J'ai eu la première manche, dit William Dorgan. Je vous ai battu dans le trust du maïs et des cotons ; mais je crois que vous allez avoir une belle revanche.

      – Il est certain, répondit Fred Jorgell avec un malicieux sourire, que si la Compagnie des paquebots Eclair continue à réussir comme elle l'a fait jusqu'ici, nous entrerons de nouveau en lutte.

      – Parbleu ! Quand vous allez avoir accaparé tous les moyens de transport par eau, nous ne pourrons plus expédier nos maïs et nos cotons que suivant les tarifs que vous voudrez bien fixer.

      – ! il vous reste les chemins de fer !

      – Vous savez fort bien que les chemins de fer demandent un prix beaucoup trop élevé, quand il s'agit de matières encombrantes telles que le coton et le maïs.

      – Soyez tranquille, nous nous arrangerons toujours. Il n'y aura plus entre nous de ces âpres batailles d'intérêts qui nous ont si longtemps séparés.

      – Je suis heureux de vous voir aussi bien disposé, et nous sommes prêts à vous accorder des prix très rémunérateurs.
      Vous n'ignorez pas, en outre, que, dans le duel financier qui a failli nous brouiller à mort, je subissais surtout l'influence de mon fils Joë. Mais il est devenu beaucoup plus raisonnable, il s'est réconcilié avec son frère, et il a fini par comprendre, lui aussi, que la bonne entente et les affections familiales valent beaucoup plus que quelques millions de dollars.

      – Cependant, objecta Fred Jorgell, vous avez maintenant des associés qui ne se montreront peut-être pas si accommodants. Je veux parler du docteur Cornélius Kramm et de son frère, le marchand de tableaux.

      – Je vous assure que ce sont, eux aussi, des gens charmants. Ils ne feront que ce que je dirai.
      Leur part, d'ailleurs, n'est pas très considérable, et les sommes qu'ils ont avancées ou fait avancer au trust ont été déjà à moitié remboursées.

      La conversation en était là, lorsque le petit bossu, qui s'était absenté quelques instants, rentra dans le salon et, s'approchant de M. Bondonnat, lui dit quelques mots à l'oreille.

      Le vieux savant fit à l'adolescent un signe affirmatif, et tous deux, sans être remarqués, passèrent sur un vaste balcon orné de vases de marbre et d'arbustes, qui faisait au salon comme une annexe verdoyante.

      – Tu as reçu une lettre de lord Burydan ? demanda le vieillard.

      – Oui, cher maître. La voici.

      M. Bondonnat prit connaissance de la missive et sa physionomie, à mesure qu'il lisait, exprimait une certaine surprise.

      – Voilà qui est curieux, fit-il. Je n'aurais pas pensé à cela. Si lord Burydan ne s'est pas trompé, les filous américains sont décidément beaucoup plus forts que nos escarpes nationaux.

      – Je n'ai pas bien compris ce que veut dire lord Burydan quand il parle de moyens chimiques.

      – Je vais te l'expliquer. Allons d'abord au laboratoire.

      Ils se dirigèrent vers l'aile du château, qui plusieurs jours auparavant avait été le théâtre du vol.

      Chemin faisant, le bossu demanda à M. Bondonnat pourquoi l'excentrique ne lui avait pas écrit directement et s'était servi de son intermédiaire à lui, Oscar.

      – Je me l'explique parfaitement, répondit le vieillard. Lord Burydan, que les événements de ces temps derniers ont rendu très méfiant, a peut-être craint que ma correspondance ne fût interceptée. Il a supposé que la tienne serait moins surveillée.
      Lord Burydan nous demande si l'on est venu, ces jours derniers, livrer des produits chimiques et emporter la verrerie inutile. Il paraît attacher à ce fait une grande importance.

      – Nous allons le savoir à l'instant même.

      Ils étaient arrivés au laboratoire. Ils y furent accueillis par Rapopoff, qui, par habitude, leur fit le salut militaire.

      – Bonjour, mon brave, lui dit M. Bondonnat. Veux-tu me dire quel jour on est venu apporter des produits ?

      – C'était hier, petit père, répondit le cosaque. Et, même, les deux hommes qui sont venus étaient très complaisants, très généreux. Ils m'ont donné une pièce de vingt cents pour les aider à descendre en bas deux bonbonnes.

      – Etaient-elles pleines ou vides, ces bonbonnes ? demanda vivement le naturaliste.

      – Pleines, et même très lourdes, petit père, répondit le cosaque.

      – C'est cela même ! murmura M. Bondonnat à l'oreille d'Oscar. Je commence à croire que lord Burydan ne s'est pas trompé... Mais, voyons, Rapopoff, de quoi étaient-elles pleines ?

      – Je ne sais pas.

      M. Bondonnat et Oscar pénétrèrent dans la troisième pièce et, du premier coup d'œil, le savant s'aperçut qu'une grande auge de lave (1) qui se trouvait dans un coin et qui servait à rincer la verrerie était entièrement vide.

      – C'est toi qui as vidé cette auge ? demanda-t-il au cosaque.

      – Non, petit père.

      M. Bondonnat ne répondit pas. Il s'était penché sur le bord de l'auge, où il restait encore un peu de liquide.

      Il en puisa quelques gouttes à l'aide d'une spatule, puis il prit des flacons de réactif dans une armoire, une pierre de touche dans une autre, et se livra à certaines manipulations qu'Oscar et le cosaque suivaient avec curiosité.

      – Décidément, fit-il au bout d'une minute, c'est lord Burydan qui avait raison. Maintenant, je peux reconstituer de quelle façon, extrêmement habile, le vol a été commis. Lord Burydan parle, dans sa lettre, d'un moyen chimique.

      – Je ne vois toujours pas comment on a pu faire pour emporter un buste aussi volumineux.

      – On l'a simplement fait dissoudre.

      Oscar ouvrait de grands yeux.

      – Mais oui, fit M. Bondonnat, c'est comme cela. Ainsi que je viens de le constater à l'aide des réactifs, l'auge de lave était remplie d'eau régale, et tu n'ignores pas que l'eau régale, formée d'un mélange d'acide azotique et d'acide chlorhydrique en parties égales, est le seul liquide qui attaque l'or et puisse le dissoudre.
      Les cambrioleurs, ou les bandits, ont tout simplement placé le buste dans l'auge, et, quand ils ont été bien sûrs qu'il était fondu, ils ont rempli avec l'eau régale les bonbonnes vides et ont encore eu l'aplomb de se faire aider par ce brave Rapopoff.

      – Et les émeraudes ? demanda Oscar.

      – Ils les ont retrouvées intactes au fond de l'auge. Ils n'ont sans doute eu garde de les oublier.

      – Voilà qui est stupéfiant !

      – Ah ! leurs précautions étaient bien prises ! Ils avaient tout prévu.
      Ainsi, l'eau régale elle-même était teintée avec un corps dont je n'ai pas pu reconnaître encore la nature, de façon que le liquide fût assez opaque pour qu'on ne pût apercevoir le buste.

      – C'est tout de même se moquer du monde ! s'écria Oscar. Dire que nous avons fouillé le laboratoire de fond en comble sans avoir l'idée de regarder dans cette auge.

      – Ah ! ce sont évidemment des gens intelligents !... Mais une question : comment se nomme notre fournisseur de produits chimiques ?

      – Mr Gresham.

      – Fais-le demander au téléphone. Nous allons être fixés tout de suite.

      Oscar s'empressa d'obéir, et, quelques minutes après, il obtenait la communication.

      – La maison Gresham, de New York ? demanda M. Bondonnat.

      – Yes, sir ! Qui me parle ?

      – C'est de la part de Mr Harry Dorgan.

      – Bien.

      – Pourriez-vous me dire, monsieur, quand vous avez effectué votre dernière livraison à notre laboratoire du lac Ontario ?

      – Mais, monsieur, il y a une quinzaine de jours, tout au plus.

      – Vous n'avez envoyé personne, hier, chercher la verrerie vide ?

      – Personne.

      – Merci, monsieur.

      M. Bondonnat raccrocha le récepteur.

      – Tu vois, mon cher Oscar, dit-il, que maintenant il n'y a plus de doute possible... Le buste aux yeux d'émeraude est perdu pour mistress Isidora.

      – Il faut prévenir immédiatement Mr William Dorgan et Fred Jorgell.

      – Non, répondit le savant après un moment de réflexion. Je ne suis pas du tout de cet avis. Il faut, jusqu'à nouvel ordre, que ce secret demeure entre nous.
      Je vais simplement écrire un mot à lord Burydan qui, lui, doit être exactement renseigné.

      – Je crois, cher maître, que vous avez raison. Mais n'empêche que la Main Rouge – en admettant que ce soit elle – a des affiliés qui connaissent admirablement bien la chimie. Il est évident qu'il doit y avoir parmi eux de véritables savants.


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(1)  La lave volcanique est inattaquable par les acides.




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