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Le mystérieux docteur Cornélius - T. 3

Gustave Lerouge
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DIX-SEPTIÈME ÉPISODE – LE DÉMENT DE LA MAISON BLEUE
IV – Les drames du feu

En bordure des propriétés de lord Astor Burydan et de Mr Pasquier s'étendaient, sur une longueur de plus de cinq miles, des bois et des cultures appartenant au baronnet Mathieu Fless.

      Au centre de ce domaine, un des plus vastes du district de Winnipeg, s'élevait une ferme solidement construite en pierres de taille et qui avait des allures de gentilhommière.

      C'est là que le vieil avare s'était retiré lorsque le retour inopiné de lord Burydan l'avait forcé d'abandonner le château de ce dernier.

      Depuis le jour fatal où il avait été obligé de déguerpir de cette résidence princière, le vieillard ne décolérait pas. Il faisait expier à ses créanciers, par mille tracasseries, l'amère désillusion qu'il avait éprouvée.

      Levé avant le jour, il chevauchait de ferme en ferme, monté sur une jument poussive qui eût rendu des points à Rossinante pour la maigreur, et qu'on eût crue échappée de l'abattoir d'un équarrisseur.

      Le baronnet avait conservé l'aspect que nous lui connaissons. Il ressemblait, comme par le passé, au Juif errant de nos vieilles images d'Epinal. Sa barbe était seulement un peu plus longue, son visage un peu plus ridé et ses vêtements un peu plus sales.

      Ses cheveux, qui flottaient sur ses épaules, étaient, comme jadis, protégés par un bonnet de peau de lièvre, qui tenait à la fois de la casquette, du béret et de la mitre épiscopale.

      Il n'avait pas cessé de porter sa robe de chambre de drap vert, chaudement doublée de peaux de lapin et ingénieusement raccommodée avec des morceaux d'étoffe de toutes les couleurs de l'arc-en-ciel.

      Ses doigts étaient toujours aussi crochus et aussi maigres ; ses ongles, par exemple, étaient devenus aussi longs que ceux de certains mandarins.

      D'ailleurs, sa santé demeurait excellente.

      Ses petits yeux noirs pétillaient toujours, aussi vifs que ceux d'un merle, derrière ses sourcils broussailleux. Et son appétit, entretenu par le régime austère que lui imposait son avarice, semblait s'accroître au lieu de diminuer avec l'âge.

      Ce matin-là, le baronnet s'était levé plus tôt que de coutume. Son premier soin, en sautant à bas du canapé aux ressorts détraqués qui lui servait de lit, fut de se confectionner une soupe rafraîchissante avec de l'oseille sauvage, qu'il alla cueillir dans la clairière voisine, et des croûtes de pain sec, gardées de la veille et qu'un chien tant soit peu délicat eût refusées avec mépris.

      L'avare huma avec délice ce laxatif potage jusqu'à la dernière cuillerée.

      – Excellent ! murmura-t-il, entre ses dents. Au printemps, le sang a besoin d'être rafraîchi... Et, maintenant que me voilà bien réconforté, en route ! Je vais aller déjeuner chez mon fermier Flambard, qui ne demeure qu'à huit miles d'ici... une vraie promenade... et chemin faisant, je verrai si les orges et les avoines ont bonne mine.

      Le baronnet se coiffa de son bonnet de peau de lièvre, prit en main son bâton de houx et se mit en route, tout guilleret. Ses jarrets étaient aussi secs et aussi nerveux que ceux d'un vieux cerf. Aussi marchait-il avec une rapidité qu'eût enviée un coureur de profession.

      De temps en temps, il faisait halte, s'assurait de la bonne venue d'un de ses nombreux champs de céréales, arrachait çà et là une mauvaise herbe, et repartait de plus belle.

      Il parcourut ainsi, sans ressentir le moindre symptôme de fatigue, le chemin qui le séparait de la ferme de Flambard.

      Il y arriva juste à temps pour se mettre à table.

      Une vaste marmite de soupe aux choux fumait, pendue à la crémaillère, et exhalait une vapeur qui chatouilla agréablement les narines de l'avare.

      Le fermier, assez mécontent de cette visite, ne put s'empêcher d'inviter le baronnet à s'asseoir à la table commune.

      Le nouveau convive émerveilla les valets de ferme par son appétit, car, autant le baron Fesse-Mathieu était sobre chez lui, autant il était avide et même glouton quand il dînait en ville.

      De mauvais plaisants prétendaient que, semblable au serpent boa, il pouvait manger pour quinze jours.

      Après avoir dévoré comme un ogre et bu comme un templier, le baronnet reçut cent dollars que lui devait son tenancier, et, bien restauré, se remit en chemin pour la ferme d'un autre de ses débiteurs, qui se trouvait à dix miles de là.

      Il y arriva à la tombée de la nuit, toucha cinquante dollars et dîna.

      – La journée n'a pas été mauvaise, songeait-il tout en allongeant le pas pour regagner sa demeure. Je n'ai pas trop dépensé aujourd'hui. Tout irait bien sans ces diables de sabots qui semblent s'user à vue d'œil. Il faudra que j'y mette moi-même de gros clous un de ces matins ! J'en ai déjà ramassé une dizaine qui feront parfaitement l'affaire.

      Il était dix heures du soir lorsque l'avare franchit le seuil de sa cuisine.

      C'est à peine s'il ressentait quelque fatigue, et, en dépit de l'usure de ses sabots, il était, somme toute, enchanté de sa journée.

      Il frotta précautionneusement une allumette et s'en servit pour enflammer l'extrémité, aiguisée d'avance, d'une de ces branches de pin résineux que l'on trouve dans les tourbières. Ce luminaire répandait une fumée acre et nauséabonde ; mais il avait, aux yeux du baron Fesse-Mathieu, l'inappréciable avantage de supprimer l'emploi de la bougie, du pétrole et de tous autres éclairages dispendieux.

      L'avare relut avec soin, à la lueur de ce flambeau, son livre de comptes. Puis il alla serrer son argent dans une chambre spéciale, ferma soigneusement serrures et verrous, et, enfin, fatigué d'une journée si bien remplie, il se jeta sur son lit, après avoir pris soin toutefois de se débarrasser de ses sabots et de son bonnet de peau de lièvre.

      Il s'endormit presque immédiatement.

      Il n'avait pas fermé les yeux depuis cinq minutes qu'on frappa rudement à la porte.

      Le baronnet, en homme habitué aux alertes de ce genre, sauta rapidement en bas de son lit, s'arma du gros revolver placé sous son oreiller, et s'avança pieds nus du côté de la porte, où l'on continuait à frapper, à coups redoublés.

      – Qui est là ? grommela-t-il. Passez votre chemin. Ce n'est pas une heure pour réveiller les honnêtes gens !...

      Il ponctua sa phrase en faisant craquer la batterie de son arme.

      – C'est moi, mon père, répondit une voix forte et claire. Moi, votre fils aîné... Ouvrez-moi vite... Le vent est glacial...

      L'avare avait reconnu la voix de son fils, attaché de l'ambassade anglaise de New York et dont il n'avait pas eu de nouvelles depuis un mois. Par un reste de défiance, il ne se hâta pas d'ouvrir.

      – C'est bien toi ? fit-il. Parle encore, que je sois bien sûr de ne pas me tromper.

      – Mon père, je vous en prie, s'écria le visiteur avec impatience, dépêchez-vous ! La bise du nord me pique les oreilles comme un millier de fines aiguilles.

      – Allons, ne t'impatiente pas ! Je crois que c'est bien toi. Je vais t'ouvrir !

      Lentement, le baronnet tira les verrous, fit jouer la clef dans la serrure. Mais, d'abord il ne fit qu'entrouvrir la porte, qu'une chaîne solide maintenait entrebâillée : puis, haussant sa torche de résine d'une main et tenant son revolver de l'autre, il s'assura d'un coup d'œil circonspect que c'était bien son fils aîné qui venait heurter à son huis à cette heure indue.

      Enfin, la chaîne tomba. La porte s'ouvrit toute grande, et le fils aîné du baronnet put entrer dans la cuisine.

      Grand et robuste, il était engoncé jusqu'aux oreilles dans une pelisse de renard noir et coiffé d'un élégant chapeau de voyage. Entre le fils et le père, il y avait une dissemblance complète de tenue et d'allure ; l'un était aussi élégant que l'autre était sale et négligé. Mais leurs regards à tous deux brillaient du même feu cupide, et Fless le diplomate, la question d'âge mise à part, ressemblait trait pour trait à Fless l'avare.

      – Comment se fait-il que tu sois ici ? demanda le baronnet à son fils avec surprise. Je ne t'attendais pas !... Tu as donc pris un congé ?

      – Mon père, s'écria le jeune homme avec agitation, il n'est plus question de congé pour moi. Je viens d'être révoqué.

      – Révoqué ? s'écria le vieillard avec saisissement.

      – Eh bien, oui ! Et cela, grâce à mon cousin lord Burydan. Il a fait agir contre moi les hautes influences dont il dispose en Angleterre. On m'a accusé de jouer, d'avoir des maîtresses et de faire partie d'une association de bandits qui s'appelle la Main Rouge.

      L'avare était hébété de stupeur et de chagrin. Il chérissait son fils aîné à sa façon. Autant il détestait Noël Fless, le mari d'Ophélia, l'habitant de la Maison Bleue, autant il aimait le diplomate. Celui-ci avait su jusqu'alors faire croire à son père qu'il était aussi « économe » que lui. Et il avait eu l'art de faire déshériter entièrement son frère Noël à son profit.

      – Qu'y a-t-il de vrai dans toutes ces accusations ? demanda le baronnet avec inquiétude.

      – Pas un mot. Ce sont d'atroces calomnies. Lord Burydan – qui vient de se marier exprès pour nous déshériter – ne m'a jamais pardonné d'avoir pris part à son internement au Lunatic-Asylum, de même qu'il vous en voudra éternellement, mon cher père, d'être entré un peu trop vite en possession de ses domaines quand tout le monde le croyait mort.

      – Ah ! les beaux domaines ! murmura l'avare avec un soupir de regret, les belles forêts ! les bonnes terres à blé ! les beaux pâturages ! Dire que j'ai été dépouillé de tout cela !... J'en ai reçu un tel coup que je ne m'en remettrai jamais.

      Le diplomate regardait avec une grimace de dégoût cette misérable cuisine sans feu, où toutes les provisions étaient représentées par un bloc de pain noir qui paraissait aussi dur qu'une pierre et qui devait avoir au moins huit jours de date. Heureusement, il avait pris la précaution de dîner à Winnipeg.

      – Lord Burydan est un mauvais parent, dit-il après un moment de silence ; c'est à lui que je dois la perte de mon emploi et l'accusation qui pèse sur moi.

      – Une accusation ? s'écria le vieillard, que veux-tu dire ?

      – Ne vous ai-je pas dit tout à l'heure, répliqua le jeune homme avec impatience, qu'on avait prétendu que j'appartenais à la Main Rouge ?... Il vaut mieux que vous sachiez toute la vérité... Un mandat d'arrêt a été décerné contre moi et j'ai dû m'enfuir précipitamment...

      Le vieillard s'était assis sur un escabeau, en proie à un véritable chagrin.

      – Mais, au moins, murmura-t-il d'un air soucieux, tu n'es pas coupable ?

      – Lord Burydan est cause de tout !

      – Tu ne risques pas d'être arrêté ici ?

      – Il faudrait pour cela me faire extrader...

      Le vieillard, la tête dans ses mains, demeura plongé quelques instants dans de sinistres réflexions.

      – Alors, dit-il avec amertume, te voilà réduit aux expédients, et tu viens me demander de l'argent ! Vraiment je n'ai pas de chance !

      – Non, répliqua le jeune homme d'une voix sombre, je ne veux rien ! Je ne viens pas vous priver des économies que vous avez amassées avec tant de peine...

      – Je n'ai pas un sou d'économies, répondit machinalement l'avare.

      – C'est entendu. Mais vous seriez bien aise, j'en suis sûr, de rentrer en possession du château et des terres qui l'entourent ?

      – Que faudrait-il faire pour cela ?

      – Tout simplement me laisser agir à ma guise. J'ai voué à lord Burydan une haine mortelle. Il faut que l'un de nous disparaisse.

      – Mais il est marié ! murmura l'avare épouvanté des sanglants projets de son fils.

      – Sa femme aura le même sort que lui !

      Un tragique silence plana pendant quelques minutes dans la cuisine glaciale. Ni Mathieu Fless ni son fils n'osaient dire tout haut ce qu'ils pensaient.

      – Lord Burydan est un coquin, murmura enfin l'avare. Si j'étais sûr de le tuer sans courir aucun risque, je n'hésiterais pas un instant.

      Le diplomate soupira bruyamment.

      – C'est cela, mon père ! s'écria-t-il. Pas de faiblesse ! Pas de scrupules inutiles ! Soyons énergiques ! Je suis heureux de constater que vous partagez entièrement ma façon de voir.

      Il ajouta, comme s'il eût voulu brusquer les choses et empêcher l'avare d'hésiter plus longtemps :

      – Le vent est très violent cette nuit... il souffle de l'ouest... et les terres de lord Burydan sont précisément situées à l'est des vôtres.

      Le vieillard avait compris.

      – Tu veux mettre le feu ? demanda-t-il en tremblant de tous ses membres.

      – Ai-je dit cela ?... Eh bien, je ne reviens pas sur mes paroles ! Un incendie de forêt, en cette saison, produirait des ravages incalculables. Le château est précisément situé au milieu de bois d'arbres résineux.

      – Mais mes forêts, à moi ? répliqua le vieillard avec vivacité.

      – Ne vous ai-je pas dit que le vent soufflait de l'ouest ?

      – C'est vrai... Toutefois, quand même les bois et le château brûleraient, cela ne nous débarrasserait pas de l'excentrique ?

      Le diplomate haussa les épaules.

      – Vous ne m'avez donc pas compris ? murmura-t-il. L'incendie n'est que le prétexte. A la faveur du désordre causé par un pareil sinistre, il peut se passer bien des choses.

      Et le misérable eut un geste significatif, en portant la main à la crosse de son revolver.

      – D'ailleurs, continua-t-il, la ville de Winnipeg est trop loin pour qu'il puisse en venir du secours en temps utile.

      – Mais, interrompit précipitamment le vieillard, la Maison Bleue où habitent ton frère Noël et Ophélia, sa jeune femme, se trouvera forcément englobée dans l'incendie ?

      – Eh bien, tant pis ! Je déteste Noël. Tout ce que je peux lui souhaiter de mieux, c'est qu'il ne se trouve pas en face de moi pendant les quelques heures qui vont s'écouler d'ici le lever du soleil !

      Le baronnet n'osa répondre.

      Il était épouvanté de ce fils qu'il avait pourtant élevé suivant ses principes, et auquel il avait appris, dès sa plus tendre enfance, à mettre la richesse avant toutes les autres choses.

      Le vieillard comprenait bien qu'il était trop tard pour empêcher le misérable de donner suite à son projet, et, par une réflexion rapide, il en arrivait à trembler pour lui-même et pour son trésor.

      – Allons, dit précipitamment le fils de l'avare, hâtons-nous ! Les heures sont précieuses... Vous m'accompagnez ?

      – Je... je ne sais !... balbutia le baronnet.

      – Je vois que ça vous ennuie. Bon ! Je n'ai besoin de personne pour agir !... Ah ! une dernière recommandation... Si je ne reviens pas, n'ayez nulle inquiétude... Si j'ai réussi, je m'arrangerai pour disparaître pendant quelque temps, de façon à ce qu'aucun soupçon ne puisse tomber sur moi. J'ai sur le lac Winnipeg une petite embarcation avec laquelle je me rendrai où je voudrai. En tout cas, n'avouez jamais, quoi qu'il arrive, que vous m'avez vu ce soir !

      – Bien ! bien ! murmura l'avare avec inquiétude ; bonne chance !

      Le fils de Mathieu Fless avait déjà disparu dans la nuit.


*

*       *


      Le baron Fesse-Mathieu demeura quelque temps immobile et accablé sur le seuil. Puis, prenant subitement une résolution désespérée, il se munit de son revolver et se glissa à son tour dans la forêt.

      La nuit était brumeuse et froide, un furieux vent d'ouest faisait gémir mélancoliquement le tronc élastique des sapins et semblait murmurer aux oreilles de l'avare de confuses et terribles paroles.

      Le baronnet frissonna, et, enfonçant sur ses oreilles son bonnet de peau de lièvre, il se dirigea vers cette partie de sa forêt qui confinait aux propriétés de lord Burydan.

      Il avait fait à peine une centaine de pas qu'à une assez grande distance, entre les arbres, il vit jaillir une petite lueur qui alla en s'élargissant lentement.

      Le crépitement du brasier, qui commençait à s'allumer, parvint à ses oreilles. La lueur, pourtant, demeurait fuligineuse. Malgré le vent furieux qui l'activait, l'incendie couvait, dévorant les buissons et les brindilles jusqu'à ce qu'il eût rencontré quelque bouquet d'arbres résineux qui lui fourniraient un aliment.

      Retenu par une terrible curiosité, le baronnet continua à longer le saut-de-loup qui séparait sa propriété de celle de lord Burydan.

      Coup sur coup, il vit s'allumer deux autres foyers d'incendie. Un moment viendrait où les trois brasiers n'en feraient plus qu'un, où la forêt flamberait comme une torche immense, cernant le château de l'excentrique d'une mer de feu.

      Une heure s'écoula.

      L'incendie s'accroissait avec une imposante lenteur.

      C'était comme une aurore sanglante qui se levait peu à peu entre les hauts troncs noirs des sapins, entre les troncs blancs des bouleaux et des érables.

      La forêt de lord Burydan était, maintenant, recouverte d'un dôme de fumée noire d'où jaillissaient des millions d'étincelles. L'avare n'avait plus froid. Le rayonnement intense du brasier le pénétrait à travers ses haillons, et il se reculait, épouvanté de cette lueur qui montait, toujours plus terrible de minute en minute.

      Tout à coup, de grands cris éclatèrent dans le silence, suivis de sons de cloche et jusqu'au bruit aigu d'une trompe d'automobile.

      A travers le rideau mouvant des flammes, l'avare aperçut des ombres qui allaient et venaient avec des gestes fous. Des coups de cognée retentirent, entremêlés d'ordres brefs.

      Comme cela se pratique en pareil cas, lord Burydan essayait de limiter le fléau par des abattages ; à la tête de ses serviteurs, lui-même guerroyait contre le feu envahisseur. Il était, d'ailleurs, vaillamment secondé par ses amis. Goliath faisait tomber des hêtres en trois coups de cognée. Bob Horwett, Kloum dirigeaient les serviteurs du château sur les points les plus menacés.

      Puis on vit arriver une escouade de bûcherons sous la conduite de Noël Fless.

      Caché derrière le tronc d'un chêne, l'avare assistait à ce poignant spectacle et, lui aussi, de son coin, se passionnait pour cette bataille contre le plus destructeur des éléments.

      – Ils sont capables de venir à bout de l'incendie, grommelait-il avec rage. Voilà déjà toute une partie de préservée. Heureusement que nous avons le vent pour nous.

      Une demi-heure s'écoula. Le nombre des travailleurs s'augmentait de minute en minute. La fureur de l'avare ne connut plus de bornes lorsque les deux autos et le mail-coach, expédiés en toute hâte dans les villages voisins, débarquèrent une nouvelle troupe de bûcherons.

      Tous ces efforts n'auraient servi de rien si lord Burydan n'avait eu une idée de génie.

      – Nous ne viendrons jamais seuls à bout du fléau, s'écria-t-il, nous ne sommes pas assez nombreux ! Que tout le monde laisse les abattages et qu'on se rende au Ruisseau rugissant.

      On avait compris.

      – Le lord a raison ! cria la foule des travailleurs, il faut faire un barrage ! L'eau seule est capable de lutter contre le feu !... Le torrent vaincra l'incendie !

      Des pierres, des troncs d'arbres, des sacs de sable furent précipités dans le lit du torrent. En moins d'un quart d'heure un solide barrage fut élevé. Dégringolant impétueusement les pentes, les eaux se précipitèrent vers le brasier qui s'y trouvait reflété comme dans un miroir. Puis il y eut un long sifflement. Entre les éléments ennemis, la lutte commençait.

      Toute la forêt fut envahie par un acre brouillard de fumée et de vapeur d'eau. Il y avait de grands arbres dont le pied était déjà entièrement baigné et qui continuaient à flamber comme des torches, en projetant de tous côtés leurs branches changées en tisons incandescents. Certains taillis formaient comme de petites îles de feu que l'action de l'eau diminuait de minute en minute et qui finissaient par s'écrouler avec un bruit strident, ne laissant à leur place qu'un grand nuage de vapeur blanche.

      L'incendie n'avait heureusement pas atteint les hauteurs, de sorte que le Ruisseau rugissant, dont les eaux ne cessaient de se déverser, finit par en avoir presque complètement raison.

      De sa cachette, le baronnet Fless avait suivi les péripéties de ce drame en grinçant des dents. Il voyait avec rage que son fils avait commis un crime inutile.

      Mais il était écrit que le vieux coquin épuiserait, cette nuit-là, la coupe de l'horreur.

      Mêlé aux travailleurs qui avaient combattu l'incendie à son début, le Peau-Rouge Kloum avait, à un moment donné, aperçu un homme qui, étendu à plat ventre et prenant les plus grandes précautions, amoncelait des brindilles sur un foyer disposé dans le creux d'un vieux sapin.

      Taciturne de sa nature, Kloum ne dit rien à personne de sa découverte ; mais, se séparant de ses compagnons, il se mit à la poursuite de l'incendiaire et, avec l'habileté spéciale aux gens de sa race, il le suivit de loin, sans en être aperçu.

      Au moment où le misérable, croyant son œuvre terminée, se disposait à prendre la fuite par un sentier qui aboutissait au lac, le Peau-Rouge se dressa devant lui et, avant qu'il eût eu le temps de faire un geste, lui sauta à la gorge et le terrassa.

      Puis, mettant un genou sur la poitrine de l'homme ainsi abattu, il le considéra avec attention à la lueur rougeâtre de l'incendie.

      – Tiens ! fit-il, le fils du baron Fesse-Mathieu ! Cela ne me surprend pas...

      – Laisse-moi m'enfuir ! râla l'incendiaire à demi étranglé.

      – Non ! dit froidement Kloum en armant son revolver.

      – Grâce ! J'ai dans ma poche un portefeuille plein de bank-notes. Il est à toi si tu me laisses aller.

      – Non.

      – Au moins, murmura le fils de l'avare dans un râle, ne me tue pas maintenant ! Conduis-moi à ton maître !... Lord Burydan est mon cousin, il est l'ami de mon frère, il me fera grâce ! Tu n'as pas le droit de me tuer, toi !

      – Eh bien ! je le prends ! répliqua Kloum impassible.

      Et, appuyant le canon de son arme sur la tempe de son ennemi, il lui brûla la cervelle.

      Le corps fut agité d'un long tressaillement, puis demeura immobile. L'héritier du baron Fesse-Mathieu était mort.

      Au bruit de la détonation, un homme avait surgi brusquement de derrière le chêne où il s'était tenu caché jusqu'alors. C'était l'avare lui-même. Il se dirigea en hâte vers le corps ensanglanté, qu'il avait reconnu au premier coup d'œil, pendant que Kloum s'évanouissait, comme une ombre, dans l'épaisse fumée.

      L'avare vit son fils le front troué d'une balle, la face encore hideusement crispée par une suprême grimace de haine et d'épouvante, et il n'eut pas une parole. Il souleva cette tête morte que le reflet des flammes entourait d'une auréole sanglante, effleura de ses lèvres ce front encore tiède et tomba évanoui.


*

*       *


      Quand il revint à lui, il se trouvait environné d'une vive clarté, des bouquets de mélèzes flambaient en jetant une lueur blanche éblouissante. Chacune de leurs branches, gonflée de sève humide, éclatait comme un feu d'artifice. C'était le bruit de ces détonations qui avait tiré le vieillard de sa torpeur.

      Chose étrange, il ne vit plus à côté de lui le cadavre de son fils. Quelqu'un avait profité de son évanouissement pour l'emporter.

      L'auteur de cette disparition n'était autre que Kloum. Ne sachant trop comment lord Burydan pourrait apprécier le supplice de l'incendiaire, le Peau-Rouge avait jugé prudent de porter le cadavre à l'endroit où les flammes étaient le plus ardentes.

      Le baronnet regarda quelques instants autour de lui, avec hébétement. Tout à coup, il jeta un cri d'épouvante et de stupeur. Il était environné d'un cercle de flammes qui allait sans cesse en se rétrécissant.

      – Le feu ! s'écria-t-il atterré, le feu !... Et c'est mon propre bois qui brûle !... Comment cela se fait-il ?...

      Bondissant à travers les flammes, il s'enfuit en hurlant, droit devant lui, sans savoir ce qu'il faisait.

      Voici ce qui s'était produit.

      Pendant que lord Burydan, ses amis et ses serviteurs s'occupaient à combattre le fléau, le vent avait brusquement sauté de l'ouest au nordest, et l'on s'était aperçu, à un moment donné, que c'est vers la forêt appartenant à l'avare que se déversait une pluie d'étincelles, de charbons ardents et de branches enflammées.

      Tout entier à ses préoccupations, le baronnet ne s'était pas aperçu que l'incendie, rampant sournoisement au ras du sol, avait fait un long détour et l'avait peu à peu encerclé.

      La barbe grillée, son bonnet de peau de lièvre roussi, il se retrouva, on ne sait comment, dans sa propre maison.

      Il en ressortit presque aussitôt pour crier, appeler au secours.

      Mais sa voix se perdit dans le tumulte de l'incendie.

      Le feu, presque éteint dans la propriété voisine, semblait prendre pour ainsi dire une Revanche en dévorant les bois qui appartenaient à l'avare.

      Les bûcherons avaient été longtemps sans s'apercevoir que les bois du baron Fesse-Mathieu, eux aussi, étaient en flammes. Quand ils s'en furent rendu compte, ils refusèrent énergiquement d'aller continuer chez le baronnet leur travail de préservation.

      – Ce vieil égoïste peut bien griller tout vif dans sa tanière ! dit l'un ; ce n'est pas moi qui lèverai un doigt pour le sauver.

      – Il n'a jamais secouru personne, dit un autre. Il n'est pas juste que l'on vienne à son secours !

      – Qu'il crève ! dit un troisième. Ce sera un bon débarras !

      Par une malchance que l'on considéra plus tard comme un châtiment providentiel, l'eau du Ruisseau rugissant trouvait son écoulement naturel dans le fossé du saut-de-loup qui entourait les bois de l'avare, de telle sorte que l'incendie put se donner libre carrière en cet endroit. Le feu dévora donc plusieurs hectares sans rencontrer d'obstacles, et il s'arrêta de lui-même à l'espace découvert qui se trouvait tout autour de la maison d'habitation.

      Lord Burydan était d'un caractère trop généreux pour laisser les flammes dévorer les propriétés de son ennemi. Il fit honte aux travailleurs de leur égoïsme, et, suivi de Goliath, de Bob Horwett, de Kloum, de Noël Fless et de sa femme Ophélia, il entra dans le bois de l'avare.

      Mais l'excentrique arriva trop tard. Lui et ses amis ne purent constater qu'une chose, c'est que le sinistre n'avait produit que des dégâts, somme toute, peu considérables dans les futaies du baron Fesse-Mathieu.

      Ils se contentèrent donc de circonscrire par quelques fossés le feu qui couvait encore sourdement, propagé par les racines des arbres. Une petite pluie qui se mit à tomber acheva d'éteindre complètement les souches embrasées.

      Ils se retirèrent complètement rassurés.

      Noël Fless et Ophélia, qui étaient demeurés les derniers, allaient en faire autant lorsqu'ils distinguèrent, au milieu d'un monceau de cendres, un squelette complètement carbonisé. Ophélia faillit s'évanouir, persuadée que c'étaient là les restes de l'avare.

      – Grand Dieu ! s'écria-t-elle, mon beau-père a été victime de l'incendie. Aussi, c'est notre faute : nous ne sommes pas accourus à son aide assez promptement.

      Noël était devenu très pâle.

      – Ce serait pour moi un éternel remords s'il en était ainsi, murmura-t-il, mais je doute fort que ces ossements noircis soient ceux de mon père. Il n'a jamais porté des chaussures aussi fines.

      Et il montrait une des bottines du défunt qui, par hasard, avait complètement échappé au feu.

      – C'est vrai, s'écria la jeune femme dont la physionomie se dérida, je ne l'ai jamais vu que chaussé de gros sabots.

      – N'importe ! Je ne veux pas rester dans le doute ! Mettons-nous à la recherche de mon père. Il est assez surprenant, tu l'avoueras, que personne ne l'ait vu sur le lieu du sinistre.

      Les deux jeunes gens n'étaient qu'à quelques pas de l'habitation de l'avare. Ils trouvèrent la porte grande ouverte, ils entrèrent.

      Les meubles et les ustensiles étaient en désordre. Evidemment, la demeure du baron Fesse-Mathieu avait été le théâtre de quelque drame.

      Très inquiets, Ophélia et son mari parcoururent dans tous les sens le rez-dechaussée et les chambres du premier étage. Ils explorèrent même, mais toujours sans résultat, les granges, les étables et les remises.

      – Il n'y a que le grenier que nous n'avons pas vu, dit tout à coup Ophélia.

      – Allons-y, murmura Noël en s'efforçant de dissimuler l'inquiétude qu'il ressentait.

      Ophélia gravit la première l'escalier qui conduisait au grenier. Aux clartés de l'aube livide et grise, elle aperçut un spectacle effrayant.

      Le baron Fesse-Mathieu, réduit au désespoir, s'était pendu à l'une des poutrelles de soutènement du toit.

      Demeuré économe jusqu'au dernier moment, il avait eu soin de déposer son bonnet de peau de lièvre, sa robe de chambre de drap vert et ses sabots avant de se décider à passer sa tête dans le fatal nœud coulant. A ses pieds, on voyait encore l'escabeau sur lequel il s'était hissé pour mettre à exécution son funèbre projet.

      Ophélia était heureusement une femme d'action à qui la vie en plein air, les longues chasses, les fatigantes randonnées à travers bois avaient communiqué une énergie et une robustesse presque viriles.

      Son premier geste fut de couper la corde qui enserrait le cou du vieillard, sans même attendre que son mari fût là pour l'aider.

      Quand Noël Fless fut à son tour parvenu dans la soupente, la jeune femme avait étendu le baronnet sur une gerbe de paille, et, constatant que le corps était encore souple et tiède, elle s'était mise en devoir de lui prodiguer tous les soins usités en pareil cas.

      – Il est mort ? s'écria Noël terrifié.

      – Non, dit Ophélia, mais il n'en vaut guère mieux.

      – Pauvre père ! murmura le jeune homme profondément troublé.

      – Il ne s'agit pas de perdre notre temps en doléances inutiles ! Aide-moi... Peut-être peut-on encore le sauver !

      Tous deux, par bonheur, étaient au courant des derniers progrès de la science ; ils pratiquèrent la respiration artificielle, les tractions rythmées de la langue.

      Au bout d'un quart d'heure, l'avare ouvrait les yeux, puis les refermait après avoir poussé un profond soupir.

      – Il est sauvé ! s'écria joyeusement Ophélia.




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