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Le mystérieux docteur Cornélius - T. 3

Gustave Lerouge
© France-Spiritualités™






DOUZIÈME ÉPISODE – LA CROISIÈRE DU GORILL-CLUB
IV – Phantasmes

La dépêche des Lords de la Main Rouge avait jeté Mongommery dans une grande inquiétude et l'avait arraché à son apathie habituelle ; le lendemain de la découverte du crime et le jour suivant, il déploya une véritable activité.

      Les tramps, qui, depuis quelque temps, se laissaient vivre en véritables rentiers et avaient mis de côté toute discipline, furent de nouveau obligés de monter la garde dans toutes les parties de l'île où une surprise était à craindre.

      Mongommery plaça des sentinelles dans tous les endroits menacés, et il se levait la nuit pour faire des rondes et s'assurer que tout le monde était bien à son poste ; les canons placés sur les hauteurs furent visités et chargés ; enfin, on s'assura que les torpilles étaient à leur place et qu'aucune d'elles n'avait été entraînée par les courants.

      Dans la nuit du troisième jour, le commandant Mongommery eut un rêve. Il se voyait entouré d'une foule hurlante et, comme cela lui était arrivé déjà une fois ou deux dans le cours de son existence, garrotté et entraîné du côté d'un arbre aux branches duquel se balançait une corde ornée d'un nœud coulant de sinistre augure.

      On lui montrait le poing, on le bousculait, et, finalement, quelques personnes zélées lui passaient la corde au cou, pendant que d'autres tiraient de toutes leurs forces sur la corde pour hisser le patient dans les airs.

      Le commandant se réveilla en sursaut, très effrayé, et porta précipitamment la main à son cou, où il sentait encore la constriction causée par la corde.

      Il sourit de ses terreurs, en reconnaissant que la sensation pénible qui l'affectait était due à sa cravate qu'il avait trop serrée. Il reconnut du même coup que, sans doute à la suite d'une absorption de whisky un peu excessive, il était couché tout habillé sur son lit.

      Il fut longtemps à se remettre de cette alarme et, constatant qu'il n'avait plus sommeil, il pensa que ce qu'il avait de mieux à faire, c'était de se lever et d'aller faire une ronde de vigilance sur les côtes de l'île.

      En un clin d'œil il fut sur pied et, prenant avec lui un tramp nommé Moller, qui lui servait habituellement de garde du corps, il se mit en route, non sans avoir vérifié l'état des deux revolvers qui ne le quittaient jamais.

      La nuit était obscure. De grands nuages noirs fuyaient sous un ciel sans étoiles et sans lune et, dans le grand silence, on n'entendait que le bruit monotone du ressac sur les brisants.

      Les deux bandits étaient arrivés à peu de distance du laboratoire qu'avait occupé M. Bondonnat, lorsque Mongommery s'arrêta net.

      – Dis donc, Moller, fit-il à son compagnon, n'as-tu rien vu, toi ?

      – Non, répondit l'autre.

      – Je ne sais si c'est un éblouissement, mais j'ai cru apercevoir tout à l'heure une grande lueur dans la direction du large !...

      – C'est peut-être un éclair !

      – Mais non, le temps n'est pas orageux !

      Tous deux demeurèrent quelque temps anxieux et immobiles, essayant de percer l'opacité des ténèbres.

      Mais, tout à coup, un même cri s'échappa de leurs poitrines, et ils demeurèrent cloués au sol, hébétés de stupeur par une extraordinaire vision.

      Une main de feu, une gigantesque « Main Rouge » venait d'apparaître à l'horizon, sur le fond sombre des nuages, et cette main portait au poignet une chaîne dont les derniers anneaux semblaient se perdre dans la mer.

      – Qu'est-ce que c'est que cela ! bégaya Moller, plus mort que vif.

      – Je n'en sais rien, répondit Mongommery sur le même ton.

      – Allons-nous-en ! J'ai la tremblote ! je ne veux pas rester ici une minute de plus !

      – Non, murmura Mongommery avec effort, restons ! Il faut voir !

      Malgré lui, ses yeux demeuraient attachés invinciblement à cette main sanglante et gigantesque qui barrait tout le fond du ciel.

      Il se demandait avec inquiétude quel était ce terrifiant météore, quand le bruit d'une longue explosion déchira l'air.

      – Ça, au moins, grommela Moller, je sais ce que c'est ! C'est une de nos torpilles qui saute !

      Mongommery ne put lui répondre. Une seconde, une troisième, une quatrième détonation éclatant presque simultanément faisaient un vacarme assourdissant. On eût dit une salve de coups de canon ; puis les explosions se multiplièrent à l'infini, retentissant, de seconde en seconde, dans un grondement majestueux répercuté par tous les échos.

      C'était la double rangée de torpilles dormantes, qui protégeaient les abords du rivage, que des ennemis mystérieux de la Main Rouge étaient en train de détruire. De hautes colonnes d'eau écumante jaillissaient vers le ciel, et l'île était entourée comme d'une ceinture de geysers.

      – Je ne sais pas ce que tout cela veut dire, fit Mongommery d'une voix basse et tremblante, mais nous sommes flambés !

      Quand la dernière torpille eut détoné et que tout fut rentré dans le silence, la main de feu, dont le reflet sanglant illuminait tout le fond du ciel, s'abaissa vers la mer et disparut.

      Cependant, les habitants de l'île, plongés quelques moments dans la consternation et dans la stupeur, en présence de ces phénomènes surnaturels, se mettaient en état d'organiser la résistance contre les ennemis encore invisibles ; de toutes parts, des coups de feu éclataient, des cloches d'alarme tintaient, et les fanaux électriques brusquement allumés... des escouades de tramps accourant au pas de gymnastique, la carabine sur l'épaule et le revolver à la ceinture.

      Mais la disparition de la symbolique main rouge dans les flots avait été le signal d'un autre genre de phantasme.

      Le ciel se peuplait maintenant de centaines, de milliers de figures diaboliques et hideuses, qui semblaient se balancer sur les nuages en ricanant ; des pendus, des hommes sans tête exécutaient des rondes infernales, en compagnie de monstres aux yeux flamboyants et aux figures d'animaux. Tous ces fantômes s'ébattaient dans une atmosphère phosphorescente pareille à du feu liquide et qui éclairait tout l'horizon comme un immense incendie.

      C'est seulement alors que Mongommery aperçut, à une encablure à peine du rivage, un navire qui s'avançait à toute vapeur et qui, lui aussi, semblait entouré d'une éblouissante auréole de clarté. Sa coque, ses agrès et ses mâts étaient dessinés en traits de flamme et, dans les haubans, se jouaient des monstres pareils à ceux qu'on apercevait dans le ciel. Ces êtres étranges glissaient le long des cordages, sautillaient de vergue en vergue, comme si les lois de la pesanteur n'eussent pas existé pour eux.

      Moller, qui, en sa qualité d'Irlandais, était superstitieux, sentait ses cheveux se hérisser sur sa tête. Ses dents claquaient, et il se voyait déjà empoigné par les griffes de tous les êtres de cauchemar qui semblaient prêts à s'abattre sur l'île.

      – Nous sommes perdus ! s'écria-t-il. Je savais bien, moi, que tout cela finirait mal ! Les Lords de la Main Rouge ont fait un pacte avec le diable !... Et, maintenant, le moment est arrivé où nous allons tous être emportés, et l'île avec nous, dans le fin fond de l'enfer !...

      – Imbécile, s'écria Mongommery à qui l'excès même de sa terreur avait rendu le courage, quand même ce serait le diable, je m'en moque et je défendrai l'île tant qu'il me restera une goutte de sang dans les veines !... Je ne crois pas aux diableries, moi ! Allons, oust ! ce n'est pas le moment de rester à pleurnicher !

      – Que faut-il faire ?

      – Cours vivement jusqu'à la batterie qui domine la baie. Prends avec toi le nombre d'hommes nécessaire, et entame le feu contre ce navire du diable ! Nous allons voir ce qu'ils vont dire quand les shrapnells commenceront à pleuvoir sur leur peau !...

      Moller partit à toutes jambes.

      Le commandant Mongommery, maintenant entouré d'une vingtaine de tramps, s'empressa d'envoyer également des hommes à la batterie située sur la falaise ; puis, il réunit deux escouades de ses meilleurs tireurs qui allèrent s'embusquer derrière un groupe de rochers qui commandait l'entrée de la baie.

      – Camarades, dit-il à ses hommes, j'espère que vous ferez votre devoir. Nous avons des armes et des munitions en abondance ; l'ennemi n'est pas de taille à lutter contre nous ! Que chacun se batte courageusement ! Vous savez que les Lords de la Main Rouge ne se montrent pas avares lorsqu'il s'agit de récompenser les braves !

      Ce petit discours, débité d'ailleurs sans conviction, n'eut pas l'effet que Mongommery en attendait ; les tramps étaient démoralisés d'avance, persuadés qu'ils avaient à combattre des êtres surnaturels.

      Il n'eut pas le temps de se livrer à de longues réflexions : déjà la bataille s'engageait. La batterie de la falaise et celle de la baie en donnèrent le signal presque en même temps, en tirant à toute volée ; mais Mongommery constata avec désespoir que le diabolique navire ennemi se trouvait maintenant trop près du rivage pour pouvoir être atteint par les canons de la Main Rouge dont les projectiles allaient se perdre dans la haute mer. Tout ce qu'il put faire, ce fut de commander à la troupe embusquée à l'entrée de la baie une fusillade nourrie.

      – Est-ce que ce serait un navire de l'Etat ? se demandait-il anxieusement, tout en se démenant pour donner des ordres. Et, pourtant, non. Si c'était cela, les passagers ne se livreraient pas à de pareilles diableries !

      A ce moment, les flancs du navire ennemi se couronnèrent d'un triple éclair. Un tramp, placé à deux pas de Mongommery, eut la tête emportée par un boulet ; un obus avait éclaté au milieu même de la troupe embusquée derrière les rocs. Ce fut une débandade générale.

      En même temps, les figures monstrueuses, dans les nuages, grandissaient démesurément, allongeant leurs pattes griffues comme si elles eussent voulu dévorer l'île et ses habitants.

      Cette fantasmagorie effrayante ne fit qu'accroître la panique des fuyards. Ce fut un sauve-qui-peut général ; les canons du fantastique navire continuaient à tirer sans relâche. Une bombe au pétrole était tombée sur le toit de la caserne des tramps et le bâtiment, construit en bois résineux, avait pris feu. Il brûlait maintenant avec une grande flamme livide toute droite dans le ciel calme.

      Mongommery, éperdu mais non découragé, avait rallié ses hommes dans le petit bois qui dominait la baie. Mais, à ce moment, deux grandes chaloupes que la fumée avait empêché d'apercevoir vinrent atterrir et débarquèrent une soixantaine d'hommes armés de fusils à répétition dont les baïonnettes aiguës luisaient à la clarté des lampes électriques.

      Le chef de cette troupe, coiffé d'un casque d'argent, n'avait d'autre arme que son épée. Un léger manteau d'azur, brodé d'or, flottait sur ses épaules. A ses côtés, un chien de forte taille, dont le corps était protégé par une cotte de mailles et qui portait un collier de fer aux pointes acérées, poussait des aboiements furieux comme s'il eût été impatient lui-même d'engager le combat corps à corps.

      Tout auprès, un petit bossu à la mine martiale tenait en main un clairon et n'attendait que le signal du chef pour sonner la charge.

      Du petit bois où il concentrait ses hommes, Mongommery vit la compagnie de débarquement se ranger en bataille pour s'apprêter à tenter l'assaut des hauteurs.

      Mongommery constata avec une certaine émotion que tous les vieux tramps, les vétérans de la Main Rouge, étaient réunis autour de lui : pas un seul ne manquait à l'appel. Le père Marlyn, l'octogénaire, le doyen des bandits ; le vieux Jackson, agité d'un tremblement nerveux depuis qu'il avait été électrocuté ; le superstitieux Moller, dont le cou était demeuré de travers depuis qu'il avait été pendu au Canada ; Berwai, amputé d'un bras après avoir été grillé au pétrole par des lyncheurs, tous étaient là, impassibles, prêts à donner leur vie, sans phrases, pour la Main Rouge, qui était leur seule patrie et leur seule famille.

      Ils s'étaient formés en carré, n'espérant pas la victoire, mais décidés à vendre chèrement leur vie. Les autres tramps, plus jeunes, électrisés par un si noble exemple, étaient remplis d'enthousiasme.

      – Rien n'est encore perdu, déclara Mongommery d'une voix vibrante, nous avons l'avantage de la position ; que tout le monde se couche à plat ventre dans les buissons et se tienne prêt à tirer à mon commandement !

      Des cris terribles s'élevèrent alors dans l'épaisseur du bois : c'étaient les Esquimaux de l'établissement de pêche qui, devenus à peu près fous à la vue des apparitions, s'enfuyaient en hurlant et cherchaient quelque caverne où se cacher.

      – Je connais le chef des ennemis, dit rapidement le père Marlyn à l'oreille de Mongommery, c'est ce lord Burydan qui s'est évadé en compagnie d'un Peau-Rouge, que j'aperçois d'ailleurs, lui aussi, parmi nos ennemis !...

      – Tant mieux ! Cela prouve deux choses qui doivent nous rassurer. D'abord, c'est que nous n'avons pas affaire à un navire de l'Etat et, aussi, que toutes ces fantasmagories n'ont rien de surnaturel...

      Il n'acheva pas sa phrase. Sa voix fut couverte par le tintamarre des clairons et des tambours ; puis, au milieu d'un profond silence, la voix de lord Burydan commanda :

      – Feu à répétition ! En avant, à la baïonnette !

      Le crépitement de la fusillade domina, en cet instant, tous les autres bruits, même la voix des canons du bord qui continuaient à lancer des bombes au pétrole et des shrapnells sur les points les plus éloignés de l'île ; une trombe de balles faucha les branchages du petit bois où se tenaient embusqués les tramps.

      Mais, comme ils étaient couchés à plat ventre, pas un d'eux ne fut atteint et pas un d'eux ne bougea.

      Maintenant, le clairon sonnait la charge, et les soldats de lord Burydan gravissaient, au pas accéléré, la pente escarpée de la colline.

      Ils avaient franchi à peu près la moitié de la distance, lorsque, à son tour, Mongommery commanda le feu.

      Une avalanche de balles balaya le sentier, fauchant les soldats de Burydan qui battirent en retraite en désordre.

      – Courage ! criait Mongommery. La victoire est à nous ! Nous les exterminerons jusqu'au dernier ! Mais surtout ne quittez pas vos abris !

      Laissons-les essayer d'une seconde attaque.

      Lord Burydan, en effet, ne tarda pas à rallier ses hommes.

      – Cette fois, leur dit-il, ne nous laissons pas arrêter par le feu de l'ennemi. Il faut atteindre, coûte que coûte, le sommet de la hauteur et débusquer les tramps de leur position.

      Deux fois l'attaque fut renouvelée sans succès.

      Lord Burydan avait été blessé à l'épaule. Le petit bossu continuait à sonner de son clairon tordu par les balles.

      Enfin, à la troisième attaque, une douzaine d'étranges combattants, que Mongommery prit pour des singes, décidèrent de la victoire. Simplement armés d'une hache d'abordage, ils franchissaient d'un seul bond un espace de plusieurs mètres ; ils semblaient passer invulnérables à travers la pluie des projectiles.

      Arrivés les premiers sur la hauteur, ils tombèrent comme des furieux sur les vétérans de la Main Rouge et en firent un carnage épouvantable.

      Oscar Tournesol, le clairon bossu, qui avait suivi de près ses amis sur le champ de bataille, se conduisit, lui aussi, héroïquement, communiquant à tous l'enthousiaste bravoure dont il était animé.

      – Bravo, Romulus ! criait-il, bravo, Robertson !... Tape dessus, mon vieux Makoko ! Un homme pour Goliath !

      Ce Goliath était une espèce de géant qui, dédaignant de se servir d'une autre arme, assommait les tramps avec son poing. Sous ses coups, on les voyait tomber comme des bœufs à l'abattoir, la cervelle broyée, un jet de sang aux narines.

      Silencieux et rapide, le Peau-Rouge Kloum, armé d'un sabre bien affilé, faisait voler autour de lui les têtes des ennemis avec une dextérité et une vigueur surprenantes.

      Bientôt la victoire de lord Burydan fut complète. Seul Mongommery, entouré d'une douzaine de vétérans, se battait encore comme un lion et refusait de se rendre. A ses côtés, le père Marlyn déchargeait méthodiquement son revolver, tout en poussant de temps en temps de sa voix fêlée, des cris de : « Vive la Main Rouge ! Vivent les Lords ! »

      Astor Burydan fut touché de tant de bravoure.

      – Rendez-vous, dit-il à Mongommery.

      – Jamais ! répliqua celui-ci.

      Mais au même moment, il tombait, assommé sous le formidable poing du géant Goliath. Cernés de tous côtés, les vétérans furent désarmés, garrottés et confiés à la garde des clowns Makoko et Kambo.

      La victoire de lord Burydan était complète, éclatante, définitive.

      Il voulut lui-même abattre de ses propres mains l'étendard de la Main Rouge qui flottait en haut d'un mât élevé au point culminant de l'île des pendus.




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