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Le mystérieux docteur Cornélius - T. 3

Gustave Lerouge
© France-Spiritualités™






TREIZIÈME ÉPISODE – LA FLEUR DU SOMMEIL
IV – Un voin du voile

Amalu et sa fille Hatôuara s'étaient levés de bonne heure pour apporter à M. Bondonnat de beaux ananas et des pastèques. Ils furent fort étonnés, en arrivant à la villa, de trouver la porte ouverte et la maison vide.

      – Le docteur n'est peut-être pas encore levé, dit la petite indigène. Montons jusqu'à sa chambre ; il ne nous en voudra pas de l'avoir réveillé.

      Amalu trouva cette proposition toute naturelle. Avec cette naïveté et cette simplicité de mœurs qui font le charme de certaines peuplades océaniennes, ni le père ni la fille ne croyaient commettre une indiscrétion en allant souhaiter le bonjour à leur ami dans sa chambre.

      Ils montèrent l'escalier, très surpris de ne pas rencontrer Rapopoff. La porte de la chambre à coucher était ouverte. M. Bondonnat était étendu sur son lit, tout habillé ; mais il était d'une telle pâleur qu'Amalu et Hatôuara le crurent mort.

      – Comme il est pâle ! s'écria la jeune fille en se précipitant vers le corps inanimé du vieux savant. Son cœur ne bat plus !

      La pauvre enfant avait les yeux humides de larmes.

      – Tu te trompes, dit Amalu après un examen plus attentif, le cœur bat encore, bien faiblement... Mais, quelle étrange odeur règne dans cette chambre !...

      Il s'empressa d'ouvrir la fenêtre.

      Comme il revenait près du lit, son pied glissa sur quelque chose, et il trébucha.

      – Qu'est-ce que c'est que cela ? fit-il en se baissant pour ramasser l'objet qui avait failli le faire tomber.

      Il tenait entre ses doigts le pétale d'une fleur. Il l'approcha de ses narines pour le rejeter aussitôt avec une sorte d'horreur.

      Hatôuara l'avait regardée faire avec surprise.

      – Je sais maintenant, dit Amalu, pourquoi le docteur est malade. On a voulu l'empoisonner. Il est heureux que j'aie eu l'idée de venir le voir ce matin, car je suis peut-être le seul, dans l'île de Basan, à connaître le remède à son mal.

      – Il m'a sauvée, s'écria l'adolescente. Comme je suis heureuse que nous puissions lui rendre le même service ! Crois-tu, père, que nous le guérirons ?

      – Oui, ma chérie. Mais il n'y a pas de temps à perdre.

      Amalu courut en hâte dans le jardin. Il cueillit une demi-douzaine de fleurs et de racines différentes, les pulvérisa avec une râpe, qu'il prit dans la cuisine, et en exprima le jus dans un verre qu'il acheva de remplir avec de l'eau pure. Secondé par Hatôuara, il parvint, avec son couteau, à desserrer les dents du malade, et, lui relevant la tête, il le força d'absorber à petits coups tout le contenu du verre.

      L'effet de cette médication fut immédiat. M. Bondonnat ouvrit les yeux, ses joues se colorèrent légèrement, il jeta autour de lui des regards effarés.

      – Oui, bégaya-t-il d'une voix faible, le Bouddha... avec son auréole d'or... le jardin... Je suis pourtant chez moi... Et la fille au casque noir, qu'est-elle devenue ?...

      Amalu et sa fille comprirent que le vieillard avait le délire. Mais il ne tarda pas à reprendre possession de ses facultés, il reconnut ses amis et leur souhaita le bonjour.

      – Je suis bien heureux de vous voir ! murmura-t-il. Depuis l'autre jour, il m'est arrivé d'étranges, de terribles choses...

      Amalu l'interrompit.

      – Va jouer dans le jardin, ordonna-t-il à sa fille. J'ai à parler sérieusement à monsieur le docteur.

      Hatôuara obéit à l'injonction paternelle, mais non sans une petite moue qui prouvait combien elle était déçue de sa curiosité. Dès qu'elle fut sortie, l'indigène dit en baissant la voix :

      – Vous avez failli mourir, monsieur le docteur. Je suis parvenu à vous réveiller ; mais il était temps ! Il faut éviter le retour d'un pareil malheur. Et, d'abord, je vais vous demander de me raconter très franchement ce qui vous est arrivé... Je pense que vous avez confiance en moi ?

      – Entièrement. Vous allez tout savoir.

      M. Bondonnat fit le récit très exact, d'abord des vols successifs dont il avait été victime, puis de son expédition dans les jardins du temple bouddhique. Son récit s'arrêtait naturellement à l'instant où il avait perdu connaissance. Toutefois, il ne pouvait s'expliquer comment il se retrouvait étendu sur son lit, chez lui, dans sa maison ; et il en venait à se demander s'il n'avait pas été victime de quelque hallucination.

      – Tout ce que vous avez vu est réellement arrivé, dit gravement Amalu. Ce sont les bonzes qui vous ont rapporté chez vous. Votre qualité d'Européen leur a fait sans doute craindre quelques représailles, étant donné surtout que ce n'est pas la première histoire de ce genre qui leur arrive...

      – Mais, demanda anxieusement le naturaliste, comment se fait-il que je sois tombé ainsi brusquement ?

      – Vous avez respiré la fleur du sommeil.

      – La fleur du sommeil ? demanda le savant avec surprise. Ce serait donc cette fleur aux grandes corolles blanches, dont le parfum est si délicieux ?

      – Oui, dit Amalu en regardant autour de lui avec précaution comme s'il eût craint d'être entendu. Ce parfum est si pénétrant qu'il endort tous ceux qui le respirent et, s'ils le respirent trop longtemps, c'est la mort. Autrefois, avant l'occupation japonaise, beaucoup de crimes étaient commis grâce à cette fleur ! Les Japonais, en arrivant ici, ont fait détruire toutes les plantes qui la produisent et, s'il en reste quelques pieds, ce ne peut être qu'au milieu des forêts vierges. C'est, du moins, la version officielle.

      – Mais, répliqua M. Bondonnat avec vivacité, j'en ai vu moi-même dans le jardin du temple bouddhique des parterres entiers, presque des champs !

      – Vous avez raison, sans nul doute ; mais il ne serait pas prudent de proclamer trop haut cette découverte.

      – Evidemment. Je m'en rends compte maintenant, les bonzes se sont réservé le monopole de ces attentats mystérieux qui restent toujours impunis... Pourtant, continua M. Bondonnat avec indignation, si le gouverneur savait qu'ils cultivent en si grande quantité ces plantes vénéneuses...

      – Il le sait probablement aussi bien que vous et moi ; mais il n'oserait ni ne voudrait leur ordonner de les détruire. On ne peut pas supposer qu'un prêtre de Bouddha puisse commettre une mauvaise action.

      Le vieil indigène ajouta, avec un soupir :

      – Ah ! nos idoles d'autrefois valaient bien leur Bouddha !

      M. Bondonnat demeurait silencieux. Au fond il était très satisfait. Le hasard et, aussi, son courage lui avaient permis de soulever un coin du voile du mystère. Il ne tarderait pas à connaître le secret tout entier.

      – Enfin, demanda-t-il brusquement, vous connaissez le contrepoison de la fleur du sommeil, mon brave Amalu ?

      – Je vous indiquerai bien volontiers les plantes qui servent à composer le breuvage que je vous ai fait absorber. C'est une recette qu'avec d'autres du même genre je tiens de mon père qui, lui-même, la tenait de son aïeul ; mais ce n'est pas celle-là qu'il faudrait connaître, elle est tout au plus utile, comme dans votre cas, pour rappeler à la vie ceux qui ont respiré de trop près la fleur mortelle.

      – Que voulez-vous dire ?

      – Ceci simplement. Les bonzes doivent posséder un moyen de résister aux effets de l'asphyxiant parfum.

      – Sans doute, s'écria le savant pour qui cette réponse fut un trait de lumière, la jeune voleuse qui m'a dépouillé connaissait ce moyen !...
      J'y suis ! C'est dans le casque ! C'est là que devait se trouver l'antidote !

      – Peut-être, fit Amalu ; mais pourquoi les yeux étaient-ils bouchés ?

      – Cela n'est pas plus difficile à expliquer. La jeune fille qui s'est introduite chez moi devait être plongée dans le sommeil hypnotique ; probablement même qu'elle ignore le rôle qu'elle a joué. On l'a endormie, on lui a donné des ordres ; elle a obéi. Je commence à y voir clair dans cette affaire ; quelques fausses clés, qu'il a été facile de fabriquer, ont fait le reste.

      – C'est peut-être plus compliqué que vous ne le pensez, dit Amalu dont le visage exprimait une vive préoccupation.

      M. Bondonnat ne l'écoutait pas, suivant l'enchaînement de ses idées.

      – Je reconstitue très bien les faits, dit-il. Rapopoff, endormi le premier, n'a pu empêcher qu'on ouvrît la porte de ma chambre, et, moimême, j'ai été tout de suite victime du subtil parfum, qui doit être beaucoup plus actif dans un espace enfermé comme l'est une chambre.

      – La puissance de la fleur est si grande que les insectes tombent engourdis au fond de sa corolle, en forme de coupe, et que les oiseaux qui s'en approchent de trop près battent des ailes et tombent. On a trouvé souvent des serpents morts parce qu'ils avaient eu l'imprudence de s'enrouler autour de sa racine.

      – Il faudra qu'à tout prix je me procure quelques exemplaires de ce bizarre végétal, s'écria M. Bondonnat.

      Puis, passant subitement à une autre idée :

      – Mon cher Amalu, demanda-t-il, que croyez-vous qu'ils aient fait du pauvre Rapopoff ? J'espère qu'ils ne l'ont pas tué ?

      – Non. Les bouddhistes ont horreur du sang. Il est presque sans exemple qu'ils commettent un assassinat, ou, quand cela arrive, c'est d'une façon tout à fait détournée.

      – Comme dans mon cas, par exemple ?

      – Précisément. Le cosaque doit être enfermé dans quelque crypte. Je ne serais pas étonné, d'ailleurs, qu'ainsi que beaucoup de ses compatriotes il n'appartînt ou n'ait appartenu à la religion bouddhiste.

      A ce moment, Hatôuara fit irruption dans la chambre, avec sa vivacité habituelle.

      – Eh bien ! s'écria-t-elle, est-ce fini, tous ces mystères ?

      – Oui, mon enfant, dit Amalu.

      M. Bondonnat demeurait silencieux. Ses yeux ne quittaient pas la petite indigène qui, insoucieuse à son ordinaire, avait laissé dans le jardin ses belles babouches brodées et venait de sauter à pieds joints sur la natte, encore couverte de farine de riz.

      Le vieillard était suffoqué par la découverte qu'il venait de faire.

      – Retourne encore un peu jouer dans le jardin, dit-il à la jeune fille d'une voix toute changée.

      Hatôuara obéit, mais avec un sourire boudeur.

      – Qu'y a-t-il donc ? demanda Amalu qui avait saisi le regard étonné du savant.

      – Dois-je vous le dire ?... C'est cette pauvre petite Hatôuara qui a servi d'instrument aux bonzes.

      Le visage bruni d'Amalu devint d'une couleur gris de cendre. Le pauvre diable était consterné.

      – Ah ! monsieur le docteur, bégaya-t-il, si je croyais jamais que ma fille...

      – Rassurez-vous... Je ne l'accuse pas. Elle ignore certainement tout ce qu'elle a fait. Elle ne s'est introduite chez moi que plongée dans ce sommeil maladif dont je vous ai expliqué les causes et le résultat.

      – Mais comment avez-vous pu voir cela ?

      – Regardez !...

      M. Bondonnat fit voir au père d'Hatôuara l'identité des empreintes anciennement laissées sur la natte et de celles, toutes récentes, qu'avait tracées dans la farine de riz le petit pied de la jeune fille.

      – C'est effrayant ! murmura l'indigène sincèrement consterné. Mais je vais appeler ma fille !...

      – Gardez-vous bien de lui dire un seul mot de ce que je viens de vous confier ! Il faut qu'elle ignore tout ! Vous lui feriez du chagrin, sans que cela nous avance à rien. La pauvre petite m'aime beaucoup, je le sais !

      – Que me conseillez-vous ?

      – Gardez le silence. Et, cette nuit, si Hatôuara se lève, il faut la suivre. Je suis sûr, moi, qu'elle viendra directement ici !

      – Je vous obéirai, dit Amalu en s'inclinant respectueusement. Mais, je vous en prie, ne gardez pas rancune à la pauvre petite du mal qu'elle vous a causé.

      – Au contraire, dit M. Bondonnat qui avait reconquis sa belle humeur. Elle m'aura rendu un très grand service. Je suis sur la piste d'une découverte des plus curieuses, et c'est moi qui vous devrai de la reconnaissance.

      Après de dernières et minutieuses recommandations, M. Bondonnat prit congé du père et de la fille, non sans les avoir régalés de gâteaux secs et d'un verre de son vin de riz.

      Le savant était radieux.

      – Décidément, murmura-t-il en aparté, tout va bien ! Aussi eût-ce été trop bête, à un homme comme moi, de se laisser rouler par des sauvages !

      M. Bondonnat, après cette réflexion qui prouvait un certain amour-propre déjeuna avec un appétit formidable ; ce qui lui donna à penser qu'en outre de sa vertu dormitive la fleur du sommeil possédait aussi peut-être des propriétés apéritives. Maintenant qu'il croyait que Rapopoff n'avait pas été assassiné, il se sentait allégé d'un poids immense.

      Sitôt qu'il eut pris son café, qu'il confectionna lui-même, le savant s'arma de son parasol de papier, et se mit en route pour la caverne de son ami Grivard. Mais, cette fois, au lieu de suivre le rivage, il passa par le bois. Le chemin qu'il avait pris l'amena devant la façade du temple bouddhique. L'aspect en était majestueux. Un escalier monumental, orné d'admirables monstres de bronze aux corps de reptile et aux têtes de chien, aboutissait à un péristyle soutenu par d'élégantes colonnes de granit cerclées de cuivre.

      En avant, s'étendait une cour en hémicycle, où étaient installées des cabanes de bambou où l'on vendait des bâtons de parfum, des petites idoles d'ivoire et toutes sortes de curiosités et d'articles religieux.

      M. Bondonnat s'arrêta longtemps à l'entrée de cette cour. Mais il ne fit pas qu'admirer exclusivement l'œuvre d'art, il tâcha de se faire une idée exacte de l'ensemble des bâtiments et de la manière dont ils étaient disposés. La façade qu'il voyait – il le comprit – devait être située à l'extrémité des jardins où il avait pénétré la nuit précédente, et c'était là un point de repère important.

      Bien reposé par cette halte, M. Bondonnat continua son chemin. Il arriva bientôt à la baie qui servait de retraite à Louis Grivard. L'artiste était en train de déjeuner avec des noix de coco, dont il suçait d'abord le lait et dont il brisait ensuite la coque pour en extraire l'amande.

      – Vous ne savez pas, dit Louis Grivard, comme votre visite m'a fait du bien. Je suis tout à fait guéri de ma mélancolie. J'ai reconquis toute mon énergie, et je suis sûr maintenant que je retrouverai Lorenza !

      – J'ai, de mon côté, des choses intéressantes à vous raconter.

      Pour la seconde fois, M. Bondonnat fit le récit de ses fabuleuses aventures de la nuit précédente.

      L'artiste l'écouta jusqu'au bout, le regard brillant de fièvre, les traits crispés.

      Le récit terminé, il se leva brusquement :

      – Mon cher ami, dit-il, je vous promets que c'est moi, demain, qui aurai du nouveau à vous apprendre.

      – Quels sont vos projets ?

      – Je ne puis rien vous dire. Je ne vous demande qu'une chose, c'est de me prêter une barre de fer et un bon revolver. Cela m'est indispensable pour ce que j'ai résolu.

      – J'ai, à la villa, ce que vous me demandez. Vous pourrez les prendre quand vous voudrez.

      – Tout à l'heure !... Mais, comme je ne tiens pas à être vu, nous passerons par le rivage.

      M. Bondonnat était passablement intrigué. Toutefois, il comprit qu'il était inutile de questionner Louis Grivard. Tous deux se mirent donc en route, paisiblement, en suivant la plage et en causant de choses indifférentes.




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