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Le mystérieux docteur Cornélius - T. 3

Gustave Lerouge
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DIX-SEPTIÈME ÉPISODE – LE DÉMENT DE LA MAISON BLEUE
V – Double guérison

M. Bondonnat se promenait lentement dans une des allées du jardin qui s'étendait derrière le château. Plongé dans ses réflexions, il ne songeait même pas, comme il le faisait d'ordinaire, à classer dans sa mémoire les nombreux échantillons de la flore canadienne qui s'épanouissaient dans les plates-bandes, mêlés aux plantes originaires de la vieille Europe.

      Le naturaliste semblait préoccupé. De temps en temps, il tirait de sa poche un carnet couvert de chiffres et de formules, et le consultait d'un air de mécontentement.

      – Evidemment, s'écria-t-il, s'oubliant à parler tout haut, je n'ai encore obtenu que la moitié d'un résultat !

      – Eh bien, il faut tâcher de l'obtenir tout entier, ce fameux résultat ! cria à deux pas de lui une voix joyeuse.

      Lord Burydan sortit en riant de derrière un massif de sorbiers, où il s'était caché pour faire une niche à son vieil ami.

      – Je m'aperçois, milord, dit M. Bondonnat en souriant, que vous m'espionnez. Aussi, c'est de ma faute. Je n'ai pas besoin de dire tout haut ce que je pense.

      – Parions que j'ai deviné quel est ce fameux résultat auquel vous faisiez allusion.

      – Ce n'est pas bien difficile. Vous savez qu'en ce moment je ne pense qu'à une chose, à guérir complètement notre « dément de la Maison Bleue » qui, certes, n'est plus un dément, mais qui n'a recouvré ni son intelligence ni sa mémoire.

      – Vous l'avez vu ?

      – Oui. J'arrive précisément de la Maison Bleue, où j'ai eu aussi l'occasion de me trouver avec votre cher cousin, le baronnet Fless.

      – Que dit ce vieux coquin ? Son fils a eu vraiment bien de la bonté de ne pas le laisser où il était.

      – Ne dites pas cela. Le baronnet est entièrement converti. Il a reconnu ses torts, demande pardon à son fils et à sa belle-fille de toutes les misères qu'il leur a faites. Il est changé à ce point qu'il ne parle que de dépenser de l'argent. C'est presque un prodigue.

      – Allons donc ! fit l'excentrique avec stupéfaction.

      – C'est comme j'ai l'honneur de vous le dire. Le baronnet est vêtu de neuf. Il a sacrifié son bonnet en peau de lièvre et sa robe de chambre verte, qui servent maintenant d'épouvantail aux oiseaux. Il a fait tomber sa barbe broussailleuse ; il est rajeuni de dix ans. Un pédicure, venu de la ville, a rogné ses griffes diaboliques, plusieurs bains à la cendre de lessive l'ont débarrassé de la crasse invétérée qui lui faisait comme une carapace. Il est maintenant propre comme un sou neuf.

      – Allons, tant mieux ! fit l'excentrique, très égayé de cette métamorphose. Il faudra que je me donne la satisfaction d'aller l'admirer sous son nouvel aspect. Puis nous lui ménagerons une entrevue avec son ancien serviteur Slugh. Ce sera réjouissant !... Pour l'instant, laissons de côté le baron Fesse-Mathieu, et revenons à notre malade.

      – Comme je vous le disais, aucun changement ne se produit dans son état. Il a retrouvé presque entièrement sa personnalité physique, et c'est lui, à n'en pas douter, le véritable Joë Dorgan, mais l'intelligence et la mémoire laissent beaucoup à désirer.

      – C'est peut-être moi, dit alors lord Burydan en tirant une lettre de sa poche, qui vais vous donner le moyen de rendre plus complète sa guérison. Oscar m'a écrit...

      – Qu'annonce-t-il ?

      – Il m'envoie des renseignements très intéressants. Lisez donc... Grâce à certains journaux de médecine et grâce aux brochures mêmes de Cornélius, il a pu reconstituer les procédés employés par le sculpteur de chair humaine pour réaliser quelques-unes de ses cures les plus merveilleuses.

      M. Bondonnat prit la lettre que lui tendait lord Burydan et la lut avec attention.

      – Voilà, fit-il en montrant du doigt un des paragraphes de la missive, des détails qui vont m'être particulièrement précieux. C'est la formule même des ordonnances employées par Cornélius pour guérir une vieille dame milliardaire, devenue folle de chagrin à la suite de la mort de son fils. Pour y réussir il s'est contenté d'abolir chez elle, mais pour quelques mois seulement, la mémoire des choses passées.

      – Eh bien ?

      – Vous ne comprenez pas ? Cornélius a dû certainement se servir du même moyen dans le cas qui nous occupe, et comme le traitement a été publié, il y a plusieurs années de cela, dans une revue médicale, je n'ai plus qu'à suivre l'ordonnance même de Cornélius pour guérir notre malade.

      – Oscar est décidément un garçon précieux.

      – Je vais, sans perdre un instant, confectionner moi-même la potion indiquée dans la lettre de notre ami. S'il ne s'est pas trompé, le résultat de cette médication serait extrêmement rapide.

      – Quand, par exemple, produirait-elle entièrement son effet ?

      – Mais, d'après les substances qui y sont employées, si ma supposition est juste, quelques heures suffiraient pour chasser de l'organisme les substances stupéfiantes qui ont paralysé le cerveau et pour rendre à la mémoire du malade toute sa netteté.

      – Ce serait trop beau ! murmura l'excentrique. Enfin, nous allons bien voir...

      M. Bondonnat remonta dans le laboratoire qu'on lui avait installé au château.

      Une heure après, il en ressortait, tenant un flacon de l'énergique médicament indiqué par Cornélius lui-même.

      Celui-ci, sans doute, était bien loin de penser qu'il était battu par ses propres armes et que M. Bondonnat se servait d'un article de revue médicale où le sculpteur de chair humaine avait consigné une des merveilleuses guérisons opérées par lui.

      Le vieux savant voulut aller lui-même à la Maison Bleue faire ses recommandations à Noël Fless et à sa femme sur la manière dont ils devaient administrer la potion à leur pensionnaire.

      M. Bondonnat ne dormit guère cette nuit-là. Il était anxieux de savoir si son traitement allait réussir, et il se disait que, si le moyen qu'il employait venait à échouer, il n'en voyait aucun autre qui lui parût efficace.

      Dès l'aurore, il était sur pied et, par les sentiers qui traversaient la forêt, dans cette partie heureusement épargnée par l'incendie, il se dirigeait vers la Maison Bleue.

      Ce fut Ophélia qui vint lui ouvrir, les yeux encore bouffis de sommeil.

      – Comme vous êtes matinal, cher maître ! dit la jeune femme en souriant.

      – Oui, oui, répondit le vieillard avec impatience. Comment va notre malade ?

      – Je n'en sais rien. Il doit encore dormir. Personne n'a pénétré dans sa chambre.

      – J'y vais moi-même. Ne dérangez pas votre mari. J'ai hâte d'être fixé !

      M. Bondonnat gravit précipitamment l'escalier du premier étage. Arrivé en face de la chambre du malade, il s'arrêta, tourna doucement la clé dans la serrure, ouvrit la porte sans bruit et entra sur la pointe des pieds.

      Une demi-obscurité régnait dans la pièce. D'amples rideaux étaient tirés devant la fenêtre. M. Bondonnat les écarta avec précaution.

      Quelques rayons du soleil printanier s'aventurèrent alors dans la chambre aux meubles d'une couleur claire et gaie, montrant au vieillard son malade encore endormi. Un vague sourire errait sur ses lèvres, comme s'il eût été sous l'empire de quelque bon rêve.

      M. Bondonnat réveilla doucement le jeune homme, qui, d'abord, regarda autour de lui avec stupéfaction.

      Puis lui prenant la main :

      – Comment vous trouvez-vous ce matin, mon cher Joë ?

      – Très bien, monsieur. Mais il me semble que, depuis hier, il s'est produit en moi un grand changement...

      Il se tut brusquement et tomba dans une profonde rêverie.

      M. Bondonnat le surveillait anxieusement.

      – C'est étrange ! murmura le malade d'une voix faible. Il me semble qu'un bandeau est tout à coup tombé de mes yeux... que la nuit qui enveloppait ma mémoire s'est dissipée !...

      – Puissiez-vous dire vrai !... murmura le vieux savant avec émotion.

      Joë porta les mains à son front avec une sorte de fatigue.

      – Il me semble, fit-il, que j'ai parcouru dans la nuit des régions inconnues... Il me semble que je sors d'un rêve.

      Mais soudain, il jeta un cri perçant et se redressa sous l'impression d'une pensée d'épouvante.

      – Les bandits ! s'écria-t-il. Tout le monde a péri autour de moi ! Et mon père, qu'a-t-il dit ?... J'ai dû courir un grand danger... avoir le délire pendant longtemps !...

      Il s'était caché la tête dans ses mains et s'était mis à pleurer à chaudes larmes. Après, il regarda M. Bondonnat comme s'il ne l'eût jamais vu auparavant, et, rassuré par la physionomie bienveillante du vieux savant, il lui sourit.

      – Monsieur, lui dit-il, vous paraissez vous intéresser à moi. Il faut que vous m'aidiez à me retrouver dans mes souvenirs. Mais qui êtes-vous ?

      – Je suis un médecin qui vous soigne depuis quelque temps, se hâta de dire M. Bondonnat, et qui est bien heureux de voir que vous êtes en pleine voie de guérison.

      – Mais mon père ?

      – Votre père se porte bien. Vous le verrez bientôt. Pour le moment, ne parlons pas de lui. Il est nécessaire que vous m'expliquiez minutieusement ce que vous ressentez, ce dont vous vous souvenez.

      – Voyons, reprit le malade avec une sorte d'hésitation, je suis bien Joë Dorgan, n'est-ce pas ? Le fils du milliardaire, le frère de l'ingénieur Harry ?

      – Mais oui, mon ami. A quelle date, selon vous, remonte cette perte de la mémoire dont vous avez souffert ?

      – Je ne saurais vous le dire au juste. J'ai perdu pour ainsi dire la notion du temps, répondit Joë avec effort, mais ce dont j'ai un exact souvenir, c'est un drame sanglant, au-delà duquel je ne me rappelle plus rien.

      – Racontez-le-moi en quelques mots.

      – Mon père m'avait envoyé dans le Sud toucher des sommes importantes... J'avais une escorte d'une douzaine d'hommes... Nous avons été attaqués dans les défilés du Black-Cañon par les tramps... Nous nous sommes battus courageusement... Tous les miens ont été tués... Moi, on m'a fait prisonnier. Tandis qu'on m'emmenait, un des bandits m'a collé sur le visage quelque chose de froid, d'une odeur violente.

      – Un masque de chloroforme ?

      – Oui, c'est cela. Et c'est à partir de cet instant qu'il y a comme un trou d'ombre dans mes souvenirs, comme une lacune ténébreuse. C'est comme une interminable nuit qui aurait été pleine de ces cauchemars qui laissent à peine une trace au réveil... Il y avait un endroit où j'étais maltraité, d'où je me suis échappé... Mes souvenirs un peu précis ne recommencent qu'à partir de mon arrivée dans cette forêt... dans cette maison...

      – Tout va bien ! interrompit joyeusement M. Bondonnat. Vous êtes sauvé. C'est à moi, maintenant, de vous expliquer tout ce qui vous paraît incroyable. Vous avez été victime d'une épouvantable machination. Un génial savant, qui est en même temps un grand criminel, a modifié votre personnalité, et, pendant quelque temps, vous avez porté, pour ainsi dire comme un masque, le visage d'un autre – mais vous allez tout savoir.

      M. Bondonnat passa deux longues heures à raconter à Joë Dorgan l'odyssée sanglante de la Main Rouge et les audacieux attentats perpétrés par Baruch et les frères Kramm.

      Au cours de cet entretien, M. Bondonnat constata, avec une indicible satisfaction, que Joë avait recouvré non seulement la mémoire, mais encore toute son intelligence. Il ne restait plus en lui aucune trace de la métamorphose opérée par Cornélius. Sauf quelques cicatrices, quelques imperceptibles déviations de certains organes, il était redevenu lui-même.

      C'est avec le sentiment d'une infinie béatitude qu'il respirait, par la fenêtre grande ouverte, l'air embaumé du jardin ; il lui semblait naître à l'existence une seconde fois. Tout l'enchantait, il était heureux de vivre.

      Enfin, il éprouvait une immense reconnaissance pour tous ceux qui l'avaient sauvé, abrité, guéri. Il serra en pleurant la main de M. Bondonnat. Il voulut aller embrasser Noël Fless et Ophélia, il embrassa leur enfant ; il embrassa même le baron Fesse-Mathieu, peu habitué à de pareilles effusions.

      – Tout cela est fort bien, dit M. Bondonnat s'adressant à la fois à Noël Fless et à Joë Dorgan. Mais vous savez ce que je vous ai dit. Je cours à Winnipeg... Faites en sorte que tout soit prêt à mon retour...

      Une demi-heure après, le vieillard avait rejoint lord Burydan qui sautait en auto et se laissait conduire chez Mr Pasquier.

      L'homme d'affaires l'introduisit presque aussitôt dans le corps de logis habité par William Dorgan, toujours caché sous le pseudonyme de Clark.

      – Il faut m'accompagner à l'instant, dit l'excentrique au vieux milliardaire.

      « Où cela ? » écrivit le muet sur ses tablettes.

      – Vous allez le voir... Hâtons-nous !

      « De quoi s'agit-il ? » traça de nouveau William Dorgan qui ne paraissait guère disposé à se déranger.

      – C'est une surprise, s'écria lord Burydan impatienté. Mais il faut que vous veniez !

      Le milliardaire finit par céder aux instances de son ami et prit place, à ses côtés, dans l'auto qui partit en quatrième vitesse pour ne s'arrêter qu'à la porte même de la Maison Bleue.

      Une nombreuse société se trouvait déjà réunie dans la salle à manger. William Dorgan aperçut Andrée, Frédérique, mistress Ellénor, M. Bondonnat, Kloum, Bob Horwett.

      Il y avait encore plusieurs personnes que n'avait jamais vues le milliardaire et qui n'étaient autres que le baronnet Mathieu Fless, son fils et sa belle-fille.

      Suivant la recommandation expresse de Bondonnat, nul ne fit mine de reconnaître William Dorgan, qui prit place sur le siège que lui offrit M. Bondonnat.

      William Dorgan était en proie à une étrange émotion, il comprenait que l'heure était solennelle.

      Les témoins de cette scène n'étaient pas moins émus. Ce n'est que depuis le matin que l'on savait que William Dorgan n'avait pas succombé à la catastrophe du pont de Rochester. Aussi, chacun comprenait que de graves événements se préparaient.

      – Mes amis, commença lord Burydan au milieu d'un profond silence, je vous ai fait venir ici pour vous associer à un acte de justice et de réparation. J'ai de grandes nouvelles à vous apprendre.
      D'abord notre ami, le milliardaire William Dorgan, est vivant, bien vivant. Mais, pour échapper aux assassins qui le menaçaient, pour faire éclater la vérité, il a dû laisser croire à sa mort.

      D'un geste rapide, l'excentrique avait enlevé les lunettes noires que portait le vieillard.

      Toutes les mains se tendirent à l'envi vers le ressuscité, qui, ne connaissant pas le but exact de cette scène, était profondément troublé.

      – Je n'ai pas fini, reprit lord Burydan en faisant signe à tout le monde de se rasseoir. William Dorgan avait un fils qu'il affectionnait tendrement. Ce fils fut pris par des bandits, puis revint après quelques mois de captivité... Ou du moins on crut qu'il revenait, car c'était un imposteur qui avait pris les traits, la physionomie, l'apparence physique du véritable Joë Dorgan.
      Un criminel de génie, un savant sans conscience, Cornélius Kramm, le sculpteur de chair humaine, avait réalisé ce prodige de donner à Baruch Jorgell les traits de Joë Dorgan et à Joë ceux de Baruch...
      Pendant que la victime, atrocement mutilée, languissait dans une maison de fous, l'assassin, caché derrière ce masque de chair vive que l'infernal Cornélius avait appliqué sur ses traits, semait la mort et la ruine autour de lui. Ce sont Cornélius et Baruch qui ont fait sauter le pont de l'Estacade ; c'étaient eux les possesseurs de l'île des pendus ; ce sont eux, enfin, les Lords de la Main Rouge !...

      Un silence de consternation plana quelques minutes sur les assistants. Tous étaient effrayés de ces révélations. Ce fut au milieu du plus profond recueillement que lord Burydan poursuivit :

      – Heureusement, les bandits ont trouvé à qui parler ! Grâce à la science et au courage de nos amis, nous sommes sur le point de triompher dans la lutte... D'abord nous avons retrouvé le vrai Joë. Nous lui avons rendu sa véritable physionomie...

      Lord Burydan n'acheva pas. D'un geste impétueux, il arracha le rideau derrière lequel Joë s'était tenu caché pendant toute cette scène. Le jeune homme se précipita dans les bras de son père.

      – Mon fils ! s'écria le milliardaire à la stupéfaction de tous les assistants.

      La violence de la commotion morale ressentie par le milliardaire avait été telle qu'il se trouvait brusquement guéri de sa mutité.

      – Mon espoir s'est réalisé ! s'écria M. Bondonnat avec exaltation. Je savais qu'une violente émotion était seule capable de guérir le mal causé par une autre émotion violente. J'ai tenté cette audacieuse expérience, et je suis heureux de voir qu'elle a complètement réussi ! Master Dorgan, vous êtes guéri, complètement guéri.

      Ce coup de théâtre avait été si saisissant, si poignant, que tous ceux qui venaient d'y prendre part demeuraient accablés de stupeur. Ce fut lord Burydan qui rompit le premier le silence.

      – Nous ne venons d'assister, dit-il, qu'au premier acte du drame final. Il nous reste maintenant à mettre Cornélius et Baruch hors d'état de nuire et à leur infliger le châtiment qu'ils méritent. Je vous donne ma parole d'honneur que je ne faillirai pas à cette tâche !...




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