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Le mystérieux docteur Cornélius - T. 3

Gustave Lerouge
© France-Spiritualités™






DIX-HUITIÈME ÉPISODE – BAS LES MASQUES !
V – La coupe empoisonnée

Quand Baruch reprit connaissance, il fut tout surpris de ne plus se retrouver dans le cachot obscur d'où il avait assisté au mariage de doña Carmen. On avait profité de son évanouissement pour le transporter dans une autre prison.

      C'était une chambre blanchie à la chaux, éclairée par une étroite fenêtre, garnie de forts barreaux de fer et meublée d'un lit de sangle, d'un escabeau et d'une table.

      L'assassin pensa d'abord qu'on l'avait enfin livré à la justice et qu'il était dans un des établissements pénitentiaires de l'Etat de New York. Mais la vue d'un grand parc qu'il apercevait à travers les carreaux de la fenêtre, bien qu'on eût pris la précaution de les brouiller au lait de chaux, lui fit comprendre qu'il se trompait.

      Il chercha vainement les raisons qui avaient poussé ses geôliers à le transférer là.

      Décidément tout ce qui lui arrivait depuis le commencement de sa captivité était mystérieux.

      Voici quel était le véritable motif de ce transfert :

      C'était dans le palais de doña Carmen qui, appartenant à la religion catholique, possédait une chapelle installée dans une des ailes de sa riche demeure, que Baruch avait pu assister à son mariage. Mais, après lui avoir infligé ce premier châtiment, la jeune fille eût voulu, tout de suite, que le meurtrier de son père fût livré à la justice.

      Lord Burydan lui démontra bien vite que c'était là une chose impossible. La découverte de la vérité eût causé un scandale dont Carmen elle-même et son mari eussent été les premières victimes. En outre, lord Burydan et Fred Jorgell tenaient beaucoup à ce que mistress Isidora, qui ne savait rien de ces événements, continuât à demeurer dans l'ignorance.

      La jeune femme demandait toujours, de temps à autre, des nouvelles de son misérable frère, et on lui répondait constamment que sa santé était satisfaisante, mais qu'il ne recouvrerait jamais la raison.

      Elle le croyait encore au Canada, et elle avait, à maintes reprises, pris la résolution d'aller y voir. Son mari et ses amis s'étaient toujours arrangés de façon à ce qu'elle ne pût mettre ce projet à exécution.

      Très bonne et très généreuse, doña Carmen n'eût voulu causer aucun déplaisir à mistress Isidora. Alors, elle déclara avec beaucoup de fermeté à lord Burydan qu'elle voulait que la mort de son père fût vengée, et que, d'un autre côté, elle ne pouvait conserver plus longtemps dans son palais l'infâme scélérat dont la présence sous son toit lui causait un insurmontable dégoût.

      La question était embarrassante. Pour la résoudre, lord Burydan réunit, dans une secrète conférence, William Dorgan, Fred Jorgell, l'ingénieur Harry et M. Bondonnat.

      La discussion fut longue et animée. Les uns étaient d'avis que Baruch, auquel on restituerait sa véritable physionomie, fût réintégré dans le Lunatic-Asylum ; d'autres voulaient qu'on se débarrassât simplement de ce misérable d'un coup de revolver, comme on fait d'un chien enragé.

      Ce fut Fred Jorgell lui-même qui trancha la question.

      – Mes amis, dit-il d'une voix grave, puisque j'ai le malheur d'être le père d'un pareil monstre, c'est à moi seul qu'appartient le droit de le châtier. Je demande donc que ce fils indigne soit remis entre mes mains. Vous pouvez compter que je ne faillirai pas à ma tâche de justicier. Baruch doit recevoir le châtiment qu'il a mérité !...

      Un profond silence accueillit ces paroles, qui mettaient fin à la discussion.

      Personne ne s'opposa à ce que demandait l'inexorable vieillard.

      C'est ainsi que Baruch fut transporté dans une propriété que possédait Fred Jorgell dans la banlieue de New York, propriété qui se composait d'un parc au Centre duquel était édifiée une villa, inhabitée depuis de longues années.
      ... L'assassin passa le restant de la journée en proie à une indicible angoisse.

      Il eût voulu, à tout prix, connaître la vérité, sortir de la torturante indécision où il se trouvait.

      Par moments, il avait de véritables accès de rage, en songeant que, pendant qu'il languissait entre les quatre murs d'un cachot, son sosie Joë Dorgan s'installait à sa place et jouissait sans doute, près de la belle Carmen, des douces prérogatives d'un époux.

      – Que suis-je donc, moi, maintenant ? s'écria-t-il en grinçant des dents. Je ne suis plus Joë Dorgan, je ne suis même plus l'assassin Baruch !... Je n'existe plus que comme un spectre vivant, qui n'a ni nom ni personnalité légale ! Je suis à la merci du premier venu qui voudra me tuer puisque, socialement parlant, je n'existe pas !...

      Baruch fut tiré de ces affligeantes réflexions par la venue d'un geôlier qui lui apportait des vivres.

      Dans cet homme, qui était d'une taille colossale, il reconnut le géant Goliath à la description que Slugh lui en avait faite, et, dès lors, il n'eut plus de doute sur sa situation.

      Il était évident qu'il était tombé entre les mains de lord Burydan, de qui il n'avait, à coup sûr, aucune pitié à attendre.

      Cette découverte lui porta un coup terrible. Il eût préféré mille fois être dans les mains de véritables bandits ou même de policiers.

      Avec les bandits, il en eût été quitte pour une rançon ; avec les policiers, il se fût réclamé de la Main Rouge, qui avait parmi eux de nombreuses et puissantes accointances. De tels procédés n'étaient pas de mise avec des gens comme lord Burydan et Fred Jorgell, qu'on ne pouvait ni séduire ni tromper.

      Baruch s'était fait toutes ces réflexions en l'espace de quelques secondes. Il pensa qu'il pourrait peut-être obtenir des éclaircissements de son geôlier.

      – Qui êtes-vous, mon ami ? lui dit-il de sa voix la plus affable.

      Goliath, pour toute réponse, mit un doigt sur ses lèvres et roula de gros yeux féroces, donnant à entendre qu'il lui était défendu de parler.

      Il n'y avait décidément rien à faire de ce côté.

      Le géant avait mis le couvert et posé sur la table le repas du prisonnier.

      Baruch avait faim. En dépit de ses préoccupations, il mangea de grand appétit, sous la surveillance de son silencieux geôlier, qui ne le quitta pas des yeux une seule minute.

      Le repas fini, Goliath enleva le couvert et se retira.

      Baruch remarqua alors que la porte, massive et blindée comme celle d'un coffre-fort, était munie d'un guichet, à travers lequel on pouvait le surveiller à tout instant.

      En proie à un sombre désespoir, que ses réflexions ne faisaient qu'augmenter, l'assassin se jeta sur son lit de sangle et essaya de dormir. Brisé par la fatigue et les émotions, il tomba dans un profond sommeil et il fut tout surpris, en rouvrant les yeux, de voir qu'il avait passé la nuit entière à peu près paisiblement.

      Le soleil brillait joyeusement aux vitres de l'étroite fenêtre. Baruch regarda quelque temps les grands arbres du parc ; puis il arpenta sa cellule de long en large en bâillant. Il ressentait déjà les premières atteintes de cette neurasthénie aiguë à laquelle succombent, tôt ou tard, ceux qui sont condamnés à la réclusion.

      Il y avait des moments où il eût désiré être jugé, condamné, exécuté même, pour échapper à cette existence d'inaction et d'effroyable monotonie. Il avait la pénible sensation d'être pour toujours séparé du monde des vivants.
      Ils n'oseront pas me tuer ! songeait-il en crispant les poings avec rage, ils vont me laisser crever d'ennui dans ce trou, pour ne pas charger leur conscience d'un meurtre !... Ah ! j'aimerais cent fois mieux en avoir fini tout de suite !... Ces hypocrites m'assassineront à petit feu ! Un coup de poignard serait préférable !... »

      Cette journée parut à Baruch d'une durée interminable. Il la passa étendu sur son lit, ou se promenant de long en large dans sa cellule comme un tigre en cage.

      Il était maintenant convaincu qu'on avait décidé de son sort et qu'il ne quitterait jamais sa prison.

      Il se trompait.

      Vers la fin de l'après-midi, la porte s'ouvrit brusquement. Goliath entra, précédant respectueusement un vieux gentleman, dans lequel Baruch reconnut, avec saisissement, son véritable père, le milliardaire Fred Jorgell.

      Tous deux se regardèrent quelques instants en silence. Mais, malgré toute son insolence et toute son audace, Baruch fut obligé de baisser les yeux sous le regard sévère du vieillard.

      – Je ne croyais jamais vous revoir, dit Fred Jorgell d'un ton glacial. Je pensais, comme tout le monde, qu'après les premiers crimes que vous avez commis vous aviez perdu la raison. Et, certes, je m'en applaudissais.
      Mes amis pouvaient ainsi prétendre, avec quelque vraisemblance, que les assassinats de Jorgell-City, que le meurtre de M. de Maubreuil n'étaient que le résultat d'une sanglante démence. Je sais maintenant que vous possédiez parfaitement votre raison, que vous n'avez jamais cessé d'être parfaitement intelligent, parfaitement conscient de vos actes !

      Les yeux baissés, Baruch écoutait son père sans mot dire, se demandant à quoi tendait ce préambule.

      – Vous avez une première fois échappé au châtiment, continua le vieillard, et cela par un crime plus monstrueux que les précédents. Mais tout a une fin. Il est temps de mettre un terme à vos exploits, et, cette fois, ni la science infernale du docteur Cornélius ni les poignards de la Main Rouge ne réussiront à vous sauver !...

      L'assassin eut un mouvement de révolte. Sa physionomie prit une effroyable expression de haine et de rage impuissantes. Il serra les poings, s'élança sur Fred Jorgell et essaya de le saisir à la gorge.

      Heureusement, Goliath veillait. D'une simple bourrade de son formidable poing, il força Baruch à s'asseoir sur l'escabeau, et il le maintint dans cette position.

      – Je ne regrette qu'une chose, s'écria le bandit en grinçant des dents hideusement, c'est de ne pas vous avoir tué !...

      – Silence, malheureux ! dit le vieillard. J'ai hâte d'en avoir fini avec vous. Je ne pourrais longtemps supporter votre odieuse présence.

      – Oui, finissons-en ! Que me voulez-vous ? Pourquoi êtes-vous venu me tourmenter ?

      – J'ai pensé que, si lâche que vous soyez, vous auriez encore le courage de vous suicider. Je vous laisse jusqu'à demain matin pour prendre une résolution à ce sujet. Mais, si, demain, vous ne vous êtes pas fait justice, d'autres se chargeront de ce soin !...

      Baruch comprit que tout était perdu. Sa fierté disparut. Il se fût trouvé, en ce moment, parfaitement satisfait en se voyant condamné à une réclusion perpétuelle, lui qui, une heure auparavant, préférait la mort à l'emprisonnement.

      – Mon père, balbutia-t-il d'une voix toute changée, j'aurais voulu revoir ma sœur Isidora... la seule personne que j'ai aimée et qui se soit montrée bonne pour moi !...
      Ah ! vous n'avez pas dû lui dire ce que vous vouliez faire !... Isidora eût intercédé pour moi !... Que pensera-t-elle, quand elle saura que vous avez eu le triste courage de me forcer à mourir ! Accordez-moi la vie ! seulement la vie !... Grâce, mon père, grâce, au nom d'Isidora !

      Baruch, si Goliath ne l'eût contenu, se fût jeté aux genoux de Fred Jorgell.

      – Cette lâcheté est écœurante, dit le vieillard avec dégoût. Je croyais qu'un bandit de votre sorte aurait montré plus de courage !... Ces supplications sont inutiles. Je ne changerai rien à ce que j'ai résolu. Vous avez jusqu'à demain matin pour mourir !

      Fred Jorgell avait tiré de sa poche une longue boîte d'acajou qu'il posa sur la table. Il sortit de la chambre, suivi de Goliath, sans un mot d'adieu, sans un regard pour le misérable, qui demeurait affaissé la tête dans ses mains, sur l'escabeau où la forte poigne du géant l'avait pour ainsi dire cloué.

      Baruch entendit les verrous et les serrures grincer.

      La porte s'était refermée.

      Il se leva, en flageolant sur ses jambes comme un homme ivre, prit sur la table la boîte d'acajou et l'ouvrit.

      Elle renfermait un revolver tout chargé.

      Il le prit et l'examina avec une attention minutieuse.

      – C'est une arme de précision, fit-il avec un ricanement amer, une arme de luxe, digne d'être offerte par un milliardaire à son fils !

      Il demeura longtemps les yeux fixés sur les nickelures brillantes de l'arme, qui semblaient l'hypnotiser. Puis, brusquement, il le déposa sur la table, alla vers la fenêtre et regarda avec une avide curiosité le ciel, où les derniers rayons du soleil couchant allaient en s'effaçant de minute en minute.

      – Demain, murmura-t-il d'une voix sombre, le soleil ne se lèvera pas pour moi.

      Il se jeta sur son lit, fermant les yeux pour ne plus penser. Quand il les rouvrit, la chambre était pleine de ténèbres. Seul le revolver étincelait dans la pénombre.

      – Eh bien, non ! s'écria l'assassin d'une voix rauque, je n'obéirai pas à cet ordre de suicide, et je lutterai jusqu'au bout !... Mon père – c'est lui qui est au fond la cause de tous mes maux – me tuera de sa propre main, s'il a le cœur de le faire ! Je me défendrai, et avec cette arme même dont on a voulu faire l'instrument de mon supplice. Je tuerai le premier qui demain ouvrira ma porte, je lutterai jusqu'au bout !...

      Ce mouvement de révolte ne dura guère. Baruch réfléchit que des hommes aussi intelligents que lord Burydan et Fred Jorgell avaient dû prendre leurs précautions contre toute tentative de résistance.

      – A quoi bon essayer de lutter ? murmura-t-il. Ils s'apercevront bien vite que je ne suis pas mort. Périr d'une balle dans la tête ou périr de faim et d'ennui entre ces quatre murs, lequel est préférable ?... Il vaut mieux en finir tout de suite. Il ne me reste aucun espoir d'être secouru !

      Le bandit se leva, prit le revolver d'une main fébrile et revint de nouveau s'étendre sur son lit de sangle. Le doigt sur la gâchette de l'arme, il réfléchissait.

      Toutes les scènes qui s'étaient déroulées dans le courant de son existence tumultueuse se présentaient l'une après l'autre à ses regards. Il revoyait par la pensée, avec une singulière netteté, des actes et des gestes qu'il croyait avoir complètement oubliés.

      Il comprenait maintenant qu'il était seul, que les luttes passionnantes de la vie active ne viendraient plus le distraire de ses pensées, qu'il était condamné à vivre dans la seule compagnie de ses terribles souvenirs, à vivre jour et nuit dans la société de ses victimes !

      – Décidément, soupira-t-il, le sommeil éternel de la mort est encore préférable à tous ces cauchemars !

      Il prit le revolver cette fois d'une main ferme et l'appuya contre sa tempe.

      Mais, au moment où il allait presser la détente, il lui sembla entendre un bruit singulier au-dessus de sa tête.

      – Qu'est-ce que c'est que cela ?

      Il se dressa en sursaut et tendit l'oreille.

      Le bruit avait cessé.

      – Bah ! fit-il, qu'importe !...

      A l'instant même où il prononçait ces paroles, un menu fragment de plâtre se détacha du plafond et tomba sur son visage.

      Le même bruit de grattement avait recommencé.

      Cette fois, Baruch mit son revolver dans sa poche et se leva, en proie à une grande agitation. Il ne pensait déjà plus à ce suicide auquel il était si fermement résolu l'instant d'auparavant.

      Un autre plâtras venait de se détacher du plafond, puis un autre. On cognait maintenant à coups redoublés et Baruch était profondément étonné que Goliath n'eût pas déjà été attiré par le bruit.

      Le cœur du prisonnier palpitait d'espérance.

      Mais, en même temps, Baruch tremblait que Goliath n'intervînt.

      – Si cette brute a le malheur de venir nous déranger, grommela-t-il, je le tue comme un chien ! Décidément, mon père a eu une heureuse idée en me faisant cadeau de ce revolver.

      Un énorme fragment du plafond venait de se détacher, un rayon de lumière pénétra par le trou béant qui venait de s'ouvrir, et Baruch vit apparaître la face énergique de Slugh. Il était armé d'une hache, grâce à laquelle il venait de se frayer un passage à travers le toit.

      Baruch crut qu'il allait devenir fou de joie. Il chancelait comme pris d'une sorte d'ivresse.

      – C'est toi, mon brave Slugh ? balbutia-t-il.

      – Oui, milord, répondit le bandit avec respect. J'ai reçu l'ordre de vous délivrer.

      – Mais, malheureux, ne put s'empêcher de dire Baruch, tu fais trop de bruit. Je suis surpris que Goliath ne soit pas déjà là !... Un peu plus de prudence, que diable !

      Slugh eut un bruyant éclat de rire.

      – Ce bon Goliath, fit-il jovialement, ne vous faites pas d'inquiétude à son sujet ! Ils dorment d'un si profond sommeil – lui et ses collègues qui montaient la garde dans le jardin – qu'il serait, je crois, très difficile de les réveiller.

      – Tu les a tués ?

      – Non, milord. Ils sont seulement endormis. J'ai pris avec moi, pour mener à bien cette expédition, une dizaine des plus expérimentés de nos chevaliers du chloroforme. A l'heure qu'il est, les geôliers sont tous solidement garrottés et bâillonnés. Les Lords avaient défendu qu'on leur fît le moindre mal.

      Baruch reconnut, à cet ordre, la prudence de Cornélius.

      – Les Lords ont eu raison, dit-il. Mais apprends-moi donc où je me trouve ?

      – Tout simplement dans la banlieue de New York, et j'ai ici une auto qui vous conduira où vous voudrez.

      – Eh bien, soit ! Mais pas de paroles inutiles ! J'ai hâte d'être déjà hors d'ici.

      Baruch monta sur l'escabeau qu'il avait hissé sur la table et, avec l'aide de Slugh, il passa par le trou pratiqué dans le plafond et se trouva dans un grenier, d'où il fut facile aux deux bandits de gagner le parc, à l'aide d'une échelle. La même échelle leur servit aussi à franchir le mur d'enceinte. Et, enfin, Baruch eut la satisfaction de se retrouver dans une auto – l'automobile fantôme elle-même – qui, pilotée par Slugh, partit à toute allure dans la direction de New York, dont les lumières formaient, au fond de l'horizon, comme une brume de clarté.

      Baruch éprouvait une immense satisfaction en se voyant si miraculeusement sauvé, après avoir été pour ainsi dire effleuré par les ailes de la mort.

      Il aspirait avec délice l'air frais de la nuit, se jurant en lui-même de ne plus tomber aussi sottement entre les mains de ses ennemis.

      – Libre ! s'écria-t-il avec une sorte d'ivresse, je suis libre ! Je vais donc pouvoir prendre ma revanche ! Ils ont eu la sottise de me laisser échapper, ils m'ont manqué, mais moi je ne les manquerai pas !...

      Se conformant aux ordres qu'il avait reçus, Slugh déposa Baruch à l'entrée de la Trentième avenue, et, après lui avoir courtoisement demandé s'il n'avait besoin de rien, il remonta en auto et disparut.

      Baruch Jorgell ne se trouvait qu'à quelques pas de l'hôtel habité par le docteur Cornélius. Il s'y rendit aussitôt, bien sûr qu'il y était attendu.

      La petite porte du jardin avait été laissée ouverte à son intention. Il entra, après s'être assuré que personne ne l'avait suivi, et se dirigea vers l'hôtel, dont quelques fenêtres étaient encore éclairées.

      Il ne rencontra sur son passage aucun serviteur. Le vestibule, le salon et les autres pièces du rez-de-chaussée où il pénétra successivement étaient déserts. On eût dit que la maison avait été abandonnée. Mais Baruch connaissait les aîtres. Il alla droit à l'ascenseur. Quelques minutes plus tard, il frappait à la porte du laboratoire souterrain.

      Ce fut Cornélius qui vint lui ouvrir. Tous deux se serrèrent la main avec effusion.

      – Mon cher Baruch, dit le docteur, je suis charmé de vous revoir en liberté. Je viens d'apprendre, il y a une demi-heure à peine, le succès de votre évasion...

      – Comment ! vous saviez déjà ?... murmura Baruch avec surprise.

      – Oui... Un de nos affiliés m'a téléphoné sitôt que vous avez été hors de votre prison.

      – Je vous dois tous mes remerciements pour votre intervention. Slugh est arrivé juste à point. Il m'est apparu comme un messager céleste au moment même où j'appuyais le canon d'un revolver sur ma tempe.

      Cornélius fronça le sourcil.

      – Vous vouliez donc vous suicider ? fit-il avec une subite méfiance.

      – Je voulais, n'est pas le mot, j'étais forcé de me suicider.

      En quelques mots rapides, Baruch raconta à Cornélius ses aventures des jours précédents.

      Tout en parlant, ils étaient entrés dans le laboratoire, où se trouvaient déjà Fritz et Léonello, que Baruch mit aussi au courant de sa captivité et de son évasion. Ses regards, pendant qu'il parlait, erraient distraitement autour de lui. Il constata qu'un grand nombre des appareils et des moulages coloriés qui garnissaient les murs et les vitrines avaient disparu.

      – Il me semble, dit-il, qu'il y a chez vous quelque chose de changé.

      – Oui, répondit Fritz, nous avons dû prendre quelques précautions, détruire certains objets compromettants, car il n'y aurait rien de surprenant à ce que la police fît ici une perquisition.

      Et Fritz, à son tour, mit Baruch au courant de ce qu'il ignorait, et lui fit comprendre la gravité de la situation.

      Tous trois demeurèrent quelque temps silencieux, comme si nul n'eût voulu émettre son opinion le premier.

      – Que faut-il faire ? demanda enfin Baruch avec agitation.

      – Il ne vous reste, répondit Cornélius, qu'un seul parti à prendre. C'est de fuir le plus vite possible... Cette nuit même, à l'instant... Et de vous en aller très loin, jusqu'à ce que nous ayons réparé l'échec que nous venons de subir.

      Baruch était atterré, anéanti.

      – Je n'aurais jamais cru, fit-il, à une catastrophe aussi complète. C'est l'écroulement de tous nos projets !... Pour mon compte, je ne crois pas que cet échec soit réparable...

      – Vous avez tort, fit hypocritement Cornélius. Nos adversaires ne sont pas immortels. Les trains peuvent dérailler, les paquebots sombrer, les maisons sauter. Il pourrait suffire d'un seul de ces accidents pour rétablir complètement nos affaires ! J'ai gagné autrefois des parties plus difficiles !

      – Vous me rendez un peu d'espoir, murmura Baruch avec accablement. Je vais vous obéir de point en point.

      – Tout a été disposé pour votre fuite. Dans une heure, vous serez à bord d'un paquebot dont le capitaine est des nôtres et qui met la voile pour les Antilles.

      – Mais, dit Fritz avec un bizarre sourire, vous devez avoir besoin d'argent. Voici toujours une liasse de bank-notes pour parer au plus pressé. Vous en recevrez d'autres, sitôt votre arrivée à La Havane.

      – J'accepte les bank-notes, fit Baruch en serrant le portefeuille que Fritz lui tendait. Je voudrais bien aussi que vous me fassiez donner quelque chose à boire : j'ai la gorge sèche, je meurs de soif.

      Sur un geste de Cornélius, Léonello apporta trois coupes et alla chercher, dans la glacière où elle était tenue au frais, une bouteille d'extra-dry.

      Fritz et Cornélius trinquèrent au bon voyage de leur complice. Baruch se leva et se disposa à partir.

      – Léonello va vous conduire jusqu'au paquebot dans mon automobile, dit Cornélius. Il ne vous quittera que quand vous serez monté à bord. Adieu donc, mon cher Baruch, et bon voyage !

      Les trois bandits échangèrent un dernier et cordial shake-hand. Baruch se dirigea vers la porte du laboratoire, suivi à quelques pas par Léonello, qui s'était courtoisement effacé pour le laisser passer le premier.

      Comme l'Italien allait entrer dans le vestibule, il se retourna et échangea un rapide coup d'œil avec le docteur Cornélius.

      Baruch entrait déjà dans l'ascenseur. Au moment précis où, tournant le dos à Léonello, il baissait la tête pour franchir la porte de la cage vitrée, l'Italien, d'un geste prompt comme la foudre, le frappa d'un coup de stylet aigu à la base du crâne.

      Le coup avait été porté avec une sûreté et une précision qui eussent fait honneur à un spadassin de profession.

      La pointe affilée de l'arme avait atteint la mœlle allongée, l'endroit que les anciens anatomistes appelaient le « nœud vital » et dont la moindre lésion amène une mort foudroyante.

      Baruch roula comme une masse sur les coussins de l'ascenseur.

      Il était mort sans avoir poussé un cri.

      Léonello essuya sur les vêtements du mort le stylet à peine rougi et rentra dans le laboratoire.

      – C'est déjà fait ? demanda Fritz avec surprise.

      – Oui, maître ! répondit l'Italien avec un calme parfait.

      – Maintenant, dit Cornélius, il faut, sans perdre une minute, porter ce cadavre dans le four électrique et y lancer un courant aussi puissant que nos accumulateurs pourront le fournir. Avant une demi-heure, il n'en restera qu'une poignée de cendres...

      Léonello chargea aussitôt sur ses épaules le cadavre encore chaud et alla le déposer dans l'intérieur du four électrique.

      – C'est curieux, murmura soudain Fritz devenu songeur, Baruch meurt presque dans les mêmes conditions que le chimiste français, M. de Maubreuil, qu'il assassina autrefois !

      – Ne croirais-tu pas à la Providence ? s'écria sarcastiquement le sculpteur de chair humaine. Moi, j'y crois. Ce doit être elle qui nous a permis de nous débarrasser si aisément de Baruch, qui ne pouvait que nous compromettre, et dont nous avions retiré toute l'utilité possible.

      – D'une façon ou d'une autre, il n'aurait pas été très gênant, reprit Fritz, puisqu'il devait, cette nuit même, se brûler la cervelle. Si j'avais été prévenu de cela, je n'aurais certes pas dérangé Slugh pour le faire évader.

      – Cette disparition me met tout à fait à l'aise. Que lord Burydan et sa bande osent maintenant porter plainte contre moi ! Il leur sera impossible de prouver une seule de leurs accusations. Baruch était une vivante pièce à conviction, et maintenant il n'en reste rien.

      – Ce qu'il y a de mieux, reprit Fritz avec un sourire de satisfaction, c'est que nous avons touché notre part du trust des maïs et cotons.

      – Sans oublier qu'il nous reste encore un grand nombre de diamants de M. de Maubreuil...

      Cornélius s'interrompit brusquement. Depuis quelques instants il jetait des regards anxieux dans la direction du four électrique.

      – Que fait donc cet animal de Léonello ? grommela-t-il. Nous devrions déjà sentir la chaleur du four. Est-ce que, par hasard, le courant serait interrompu ? Ce serait alors une vraie malchance !

      Le sculpteur de chair humaine s'était levé d'un mouvement brusque et s'était dirigé vers le four.

      A peine avait-il tourné les talons que Fritz tira de sa poche un petit flacon et laissa tomber quelques gouttes de son contenu dans la coupe de Cornélius, qui était demeurée à demi pleine après le départ de Baruch. Puis il reboucha le flacon, le fit disparaître avec prestesse et se leva pour aller rejoindre son frère, en simulant un grand intérêt pour l'accident arrivé à l'électricité.

      – Qu'allons-nous faire, dit-il, si le courant vient à manquer ? Nous serons obligés d'attaquer le corps à l'aide des acides ?

      – Nous n'aurons pas cette peine, ricana Cornélius, le courant marche de nouveau à merveille. Dans une minute, la température dépassera deux mille degrés dans l'intérieur du four.

      – Où est donc Léonello ?

      – Il est allé me chercher une clé anglaise.

      L'Italien revint, en effet, un instant après, tordit un fil, resserra un boulon et les portes de métal ne tardèrent pas à devenir incandescentes malgré l'amiante dont elles étaient doublées. Une violente chaleur força les trois bandits de se retirer à l'autre extrémité de la pièce.

      – Le rayonnement de ce four est insupportable, dit Cornélius du ton le plus naturel. Rien que d'être demeuré quelques minutes dans son voisinage, je me sens la gorge desséchée. Je vais boire un peu.

      – Moi, de même !

      Fritz et Cornélius se rapprochèrent de la table. Léonello acheva de remplir les coupes, qui étaient à moitié vides et il s'en servit une lui-même.

      Tous trois burent la pétillante liqueur jusqu'à la dernière goutte.

      – Il me semble, dit Cornélius d'un ton singulier, que ce vin a un goût bizarre.

      – Je ne trouve pas, moi, répondit Fritz qui rougit imperceptiblement.

      – Vois-tu que je me sois empoisonné, ajouta le docteur d'un ton de cinglante raillerie. C'est pour le coup que tu serais en droit de dire qu'il y a une Providence. Sans compter que je te laisserais un héritage assez rondelet...

      – Pourquoi parler de cela ? murmura Fritz avec embarras.

      – Bah ! il faut bien dire quelque chose... Mais qu'as-tu donc ? Il me semble que tu es pâle !

      – Ce n'est rien, balbutia le marchand de tableaux qui ressentait depuis quelques instants un commencement de malaise. J'ai la tête lourde...

      – Tant mieux que ce ne soit rien... Je reviens à ma plaisanterie de tout à l'heure. Je disais donc que je te laisserais, mon cher Fritz, un héritage assez important. Puis, faisons une supposition...
      Mon cher Fritz se dit un beau matin que son legs se fait décidément bien attendre, que le docteur Cornélius est un parent compromettant, et que ce serait vraiment un très heureux hasard si ledit Cornélius venait à mourir de mort subite...

      – Je n'ai jamais eu une pareille pensée ! protesta Fritz dont le visage était devenu d'une pâleur livide, mais ne me parle plus ainsi...

      – Je plaisante... Laisse-moi continuer ma petite histoire... La mort de son excellent frère Cornélius est donc devenue chez Fritz une idée fixe, et, comme dit un proverbe, « l'occasion fait le larron »... Un beau jour que les deux frères sont à boire tranquillement une coupe de champagne, Fritz profite de ce que Cornélius a le dos tourné pour jeter du poison dans son verre...

      – Grâce ! grâce ! balbutia Fritz qui commençait à sentir dans ses entrailles comme la brûlure d'un fer rouge.

      Cornélius continua, avec une tranquillité parfaite :

      – Heureusement pour lui, Cornélius, sur qui veille la Providence dont nous parlions tout à l'heure, a vu dans la glace de Venise le geste, pourtant rapide, de son cher Fritz. Que fait Cornélius ? Il dit un mot à l'oreille de son fidèle Léonello. Celui-ci va au fond du laboratoire sous prétexte de chercher une clé anglaise et change les verres, de sorte que...

      Pendant cette explication, Léonello s'était éclipsé. Fritz se tordait sur sa chaise. L'effet du poison était si rapide que déjà son visage se marbrait de larges plaques rougeâtres.

      – Grâce, Cornélius ! répétait-il d'une voix déchirante en jetant le flacon dont il s'était servi sur la table ! Tu dois avoir le contrepoison, ajouta-t-il.

      – Je l'ai, répondit froidement Cornélius.

      – Donne-le-moi ! Tu peux encore me sauver !

      – Non !

      – Je t'en supplie !...

      – Non ! Tu m'as trahi, tu mourras !

      Fritz n'avait plus même la force de parler. Il poussait des gémissements inarticulés, tordant vainement ses mains suppliantes vers Cornélius, qui le regardait avec un sourire inflexible.

      Subitement, Fritz battit l'air de ses bras, roula à terre. Tout son corps fut agité de spasmes violents. Puis, brusquement, il demeura immobile.

      Le poison avait fait son œuvre !

      Cornélius cria de loin :

      – Léonello ! Il faudra porter ce corps dans le four électrique avec l'autre !

      Léonello apparut au bout d'un instant. Mais son visage était bouleversé.

      – Maître ! s'écria-t-il, nous avons attendu trop longtemps ! L'hôtel est cerné ! La rue est barrée par un cordon de policemen, et il y a des détectives plein le jardin !...

      – Alors, vite ! Fuyons ! Nous avons encore quelques minutes devant nous ! Ouvre la porte de fer, pendant que je prendrai les papiers de Fritz.

      Une minute après, les deux bandits s'engageaient dans une issue secrète qui aboutissait au laboratoire.

      Ils refermèrent avec soin, derrière eux, la porte blindée qui y donnait accès.

      A peine venaient-ils de disparaître qu'une cinquantaine de détectives, le revolver au poing, firent irruption dans le laboratoire.

      Mais au même moment une terrible commotion ébranla le sol. Une gerbe de flammes enveloppa l'hôtel, lançant de tous côtés des mœllons, des poutres et des débris embrasés.

      Le laboratoire du sculpteur de chair humaine venait de sauter.




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