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Le mystérieux docteur Cornélius - T. 3

Gustave Lerouge
© France-Spiritualités™






DOUZIÈME ÉPISODE – LA CROISIÈRE DU GORILL-CLUB
V – Une ronde de nuit

Les canaux électriques de l'île et les projecteurs du yacht l'Ariel, toujours ancré dans la baie, éclairaient le champ de bataille couvert de morts et de blessés. Lord Astor Burydan s'était assis, pour se reposer un instant, sur un banc de gazon, et, à ses côtés, se tenaient le Peau- Rouge Kloum et le petit bossu Oscar Tournesol ; tous trois étaient couverts de sang et de poussière, haletant de sueur. Un des marins de l'équipage leur apporta un bidon rempli de café froid, dont ils burent quelques gorgées avec délice.

      Lord Burydan était radieux, malgré sa fatigue.

      – Voilà, s'écria-t-il, ce qui s'appelle une vraie bataille. Si j'avais souvent des journées comme celle-ci, je crois que le spleen, ou, pour être plus moderne, la neurasthénie qui me tourmente, aurait vite fait de disparaître.

      Lord Burydan fut interrompu par des aboiements furieux. C'était le chien Pistolet qui, après avoir vaillamment combattu pour sa part, arrivait à toute vitesse, toujours revêtu de sa cuirasse et de son collier à pointes de fer.

      Oscar flatta l'animal ; mais Pistolet continuait à aboyer avec fureur.

      – Il veut peut-être, fit lord Burydan, que nous le débarrassions de son harnachement de guerre.

      – Non, dit Kloum sentencieusement.

      – Non ! s'écria à son tour le petit bossu.

      Pistolet nous montre notre devoir. Il nous fait comprendre, à sa façon, que nous n'avons même pas le droit de prendre une minute de repos avant d'avoir délivré M. Bondonnat.

      – C'est juste ! dit lord Burydan en se levant impétueusement. Courons vite au laboratoire ; dans le désarroi qu'a causé notre venue, il est probable que les sentinelles qui le gardent habituellement ont pris la fuite.

      – Il faut tout prévoir, répliqua le bossu. Emmenons avec nous quatre hommes solides et bien armés !

      D'un geste, il fit signe à l'hercule Goliath, à l'homme-projectile Romulus et aux frères Robertson de les accompagner.

      Le laboratoire n'était distant du petit bois que d'un quart d'heure de marche, la petite troupe y arriva bientôt ; comme l'avait prévu lord Burydan, il n'y avait aucune sentinelle dans le chemin de ronde, et les portes extérieures étaient grandes ouvertes.

      – M. Bondonnat, dit Oscar, a peut-être profité de la bataille pour prendre le large.

      – Nous allons voir, fit lord Burydan, qui tout de suite avait trouvé le commutateur électrique.

      Une vive lumière brilla. Le laboratoire apparut tout en désordre ; le plancher n'avait pas été balayé et portait de nombreuses traces de pas. Les bocaux et les vitrines étaient recouverts de poussière.

      – On dirait, fit lord Burydan avec inquiétude, que le laboratoire a été abandonné depuis longtemps. Si M. Bondonnat était encore ici, il serait déjà venu à notre rencontre.

      – Cherchons, fit Kloum.

      Le Peau-Rouge, parfaitement au courant des aîtres, ouvrit la porte des pièces adjacentes qui avaient servi d'habitation au savant et où il avait logé lui-même pendant sa captivité.

      Mais, arrivé à la porte de la chambre de M. Bondonnat, il s'arrêta net et, avec un geste de désolation et d'épouvante, il montra le cadavre du savant gisant en travers du lit.

      – Ils l'ont tué, murmura-t-il avec une profonde tristesse, nous sommes arrivés trop tard !

      Lord Burydan et Oscar échangèrent un regard navré. Ainsi donc, tout le courage, toute l'ingéniosité, toute la science déployés au cours de l'expédition n'avaient servi de rien. Les bandits de la Main Rouge avaient lâchement assassiné le vieillard après l'avoir dépouillé de ses découvertes ! Ils demeuraient silencieux et consternés.

      – Croyez-vous, demanda lord Burydan avec agitation, qu'il y ait longtemps que les bandits ont assassiné M. Bondonnat ?

      Oscar, qui s'occupait précisément à remettre sur le lit le corps à demi tombé, poussa une exclamation :

      – Oui ! s'écria-t-il, il y a longtemps qu'ils l'ont tué !

      – Qui vous fait dire cela ?

      – M. Bondonnat a été embaumé !

      – C'est incroyable !

      Lord Burydan dut se rendre à l'évidence. Le corps du vénérable savant exhalait un parfum puissamment balsamique ; il était hors de doute qu'il n'eût été soumis à un procédé de conservation extrêmement savant, puisqu'il laissait aux chairs toute leur souplesse et au visage toute son expression et tout son coloris.

      Tous trois s'étaient agenouillés près du corps de leur ami et le contemplaient en silence.

      Pistolet, lui, aboyait à la mort, et, chose singulière, loin de lécher les mains de son maître défunt, comme beaucoup de chiens eussent fait en pareil cas, il tournait autour du laboratoire et des chambres avec de sourds aboiements de menace. Puis, tout à coup, il s'élança au-dehors et disparut.

      – Le chagrin a rendu ce pauvre chien absolument fou, dit Oscar. Il n'a plus pour ainsi dire sa tête à lui.

      – Ne nous en occupons pas ! s'écria lord Burydan. Nous devons, avant toutes choses, rendre honneur à la dépouille mortelle du grand savant que fut M. Bondonnat en la mettant à l'abri de toute profanation. Quatre hommes monteront la garde près du corps nuit et jour, jusqu'à ce que le charpentier du bord ait confectionné un cercueil de chêne, car je pense que Mlle Frédérique tiendra à ce que les restes de son père reposent en terre de France.

      Sur l'ordre du lord, Goliath et ses trois compagnons demeurèrent dans le laboratoire.

      Lord Burydan se retira, avec Oscar et Kloum, pour prendre les dispositions exigées par la situation. Tous trois étaient profondément soucieux. En prononçant le nom de Frédérique, l'excentrique avait réveillé leurs inquiétudes.

      – Il est pourtant singulier, dit Oscar, que la Revanche ne se soit pas trouvée au rendez-vous assigné, et surtout que nos amis n'aient pas répondu aux nombreux marconigrammes que nous avons lancés.

      – Je n'y comprends rien, répondit lord Burydan dont le front s'était rembruni. Il est vrai, ajouta-t-il, que ce retard peut s'expliquer d'une façon toute naturelle. Il suffit, par exemple, qu'ils aient eu une avarie à leurs machines, ou, qui sait ? que la présence d'un yacht de la Main Rouge les ait forcés à fuir beaucoup plus au sud.

      – Mais, ce yacht, nous l'aurions rencontré ?

      – C'est juste !

      – Tout cela ne nous donne pas la raison qui les a empêchés de répondre à nos messages.

      – Je suis, comme vous, très inquiet. Aussi, dès demain, l'Ariel va reprendre la mer et croisera dans les parages de l'île ; puis – ce que nous avons peut-être eu tort de ne pas faire jusqu'ici – nous enverrons un message à Chicago, à Fred Jorgell, pour le mettre au courant de la situation.

      – Funèbre et inutile victoire que la nôtre ! soupira le petit bossu.

      Tous trois continuèrent à cheminer silencieusement dans la direction du champ de bataille ; mais pendant leur absence, l'équipage de l'Ariel n'était pas demeuré inactif.

      Une tente avait été dressée dans une clairière et munie de couchettes de paille, sur lesquelles étaient déposés les morts et les blessés ; les tramps valides, soigneusement garrottés, étaient conduits dans une des habitations situées près de la baie.

      Au milieu de cette scène de désolation, la gentille écuyère, miss Régine Bombridge, vêtue de la simple blouse de grosse toile des infirmières, se multipliait pour secourir les blessés, partageant ses soins sans distinction entre les tramps et les marins de l'équipage.

      Toute la tristesse d'Oscar s'évanouit à la vue de la jeune fille.

      – Mademoiselle, lui dit-il en lui serrant la main avec effusion, vous êtes admirable !

      – Il faut bien, murmura-t-elle en rougissant, que je me rende utile à quelque chose.

      – Voulez-vous que je vous aide ?

      – Bien volontiers... Mais quelle épouvantable chose que la guerre !...

      – Lord Burydan, répliqua Oscar, pourra, grâce à son immense fortune, atténuer en partie les désastres causés par cette bataille ! Il a promis de pensionner largement les veuves et les mères des marins tués, aussi bien que les blessés. Personne n'aura à se plaindre de lui, à cet égard.

      Lord Burydan, lui-même, s'approchait en ce moment.

      – Tous mes compliments, mademoiselle, dit-il courtoisement. Mais avez-vous besoin d'Oscar ?

      – Oui, répondit la jeune fille. Je sais qu'il s'entend très bien à faire les pansements.

      – En ce cas, je ne veux pas vous en priver, fit le lord en souriant.

      – Où vouliez-vous donc m'emmener ? demanda le bossu.

      – Oh ! tout simplement faire une ronde avec une vingtaine d'hommes pour inspecter l'intérieur de l'île et mettre la main sur ceux des bandits qui ont pu nous échapper.

      – Si vous croyez qu'il soit utile que je vous accompagne ?

      – Nullement. Vous êtes fort bien avec miss Régine, restez-y. Je prendrai avec moi les deux clowns Makoko et Kambo, le prestidigitateur Matalobos, le jongleur chinois et quelques matelots.

      Peu de temps après, la petite troupe, forte d'une vingtaine d'hommes, se mettait en route munie de lanternes électriques à l'aide desquelles les moindres recoins étaient soigneusement explorés ; cette précaution n'était pas inutile, et on ne tarda pas à s'en apercevoir, car c'est grâce aux fanaux électriques que l'on put capturer une dizaine de tramps qui, les uns blessés, les autres pris de panique, avaient cherché un refuge dans les bois et dans les cultures.

      La petite troupe était arrivée au centre de l'île, dans une clairière abritée contre les vents du large et qui renfermait d'assez beaux arbres, lorsque Makoko et Kambo, les deux clowns qui marchaient à l'avant-garde, crurent apercevoir des ombres suspectes juchées dans les branches. Ils se replièrent immédiatement vers le centre de la colonne et les fanaux électriques furent immédiatement dirigés du côté indiqué par les deux clowns.

      A la stupeur générale, on aperçut alors une douzaine d'êtres velus, assez pareils à des orangs-outangs, qui, grimpés dans les branches, poussaient des cris d'épouvante en baragouinant un langage incompréhensible et en faisant de grands gestes suppliants.

      – Serions-nous tombés, dit Kambo en riant, au milieu d'une succursale du Gorill-Club ?

      – Voilà qui serait amusant. Mais ce ne sont pas des singes. Ces êtres bizarres ont de longs cheveux flottants sur les épaules. On dirait plutôt des femmes à fourrure.

      – Nous sommes peut-être, déclara lord Burydan, sur la trace d'une découverte scientifique de la plus haute importance. Il faut à tout prix capturer vivant un de ces animaux velus.

      – Je tire assez bien, dit Kambo, je vais essayer de blesser un de ces monstres avec ma carabine.

      Il allait mettre ce projet à exécution et tenait déjà en joue le plus beau des prétendus singes lorsqu'un être, plus velu et plus barbu à lui seul que tous les autres – sans doute le patriarche de la bande –, se précipita vers lord Burydan en agitant un haillon de mouchoir blanc en signe de paix.

      Lord Burydan, qui croyait avoir affaire à quelque sauvage d'une espèce nouvelle, lui fit comprendre par signes qu'il n'avait rien à craindre, et les autres animaux velus, également rassurés par cette pantomime pacifique, descendirent de leur perchoir aérien.

      Lord Burydan et ses amis eurent bientôt l'explication de ce mystère.

      – Je suis Stépan Rominoff, prophète du vitalisme mystique, déclara le patriarche à la longue barbe.

      Comme presque tous les Russes d'une certaine éducation, il parlait très bien le français, et il avait eu tout à coup l'idée de s'exprimer en cette langue que par bonheur lord Burydan, qui avait fait un long séjour à Paris, comprenait parfaitement.

      Tout d'une traite, il raconta ses aventures et celles des dix femmes qu'il avait converties à sa doctrine, et il expliqua que c'était M. Bondonnat lui-même qui lui avait fait cadeau d'un élixir pilogène d'une énergie telle que toutes celles qui en avaient fait usage avaient été en peu de temps couvertes d'une véritable toison au milieu de laquelle la bouche et les yeux demeuraient à peine visibles.

      Le prophète s'applaudissait, d'ailleurs, de ce résultat, qu'il se proposait d'expérimenter en grand sur des milliers de personnes dès qu'il serait de retour dans les pays civilisés. Il voyait déjà, dans un avenir proche, une humanité plus vigoureuse et pour toujours débarrassée des tailleurs, des chemisiers et même des bonnetiers.

      Après s'être diverti quelque temps de ce singulier maniaque, lord Burydan lui assura qu'il n'avait rien à craindre et qu'au contraire, les tramps étant réduits à l'impuissance, il serait heureux de le rapatrier, ainsi que ses compagnes.

      Il prit ensuite congé des Russes. Mais il avait obtenu d'eux certains renseignements intéressants. Rominoff lui avait raconté l'exode d'une partie des tramps sur le navire hollandais où s'étaient embarqués également les deux nihilistes ; il connut aussi tous les détails de l'assassinat de M. Bondonnat par le cosaque Rapopoff, ce qui disposa l'excentrique à plus de mansuétude envers les tramps, desquels il avait résolu tout d'abord de tirer une vengeance exemplaire.

      La nuit tirait à sa fin, et l'aube pâle semblait se dégager péniblement des brumes quand on atteignit le village des Esquimaux. Là, l'Indien Kloum retrouva le chien Pistolet, qui continuait à aboyer lamentablement en errant sur le rivage comme une âme en peine. A force de caresses et de bonnes paroles, il finit par le calmer.

      Grâce à un tramp qui parlait un peu leur langue, lord Burydan fit comprendre à ces pauvres gens, dont la plupart étaient revenus au gîte après avoir erré dans toute l'île, qu'ils n'auraient rien à craindre de lui et qu'il les prenait sous sa protection.

      Ce dernier coin de l'île des pendus une fois visité, lord Burydan croyait en avoir fini avec les fatigues de la nuit.

      – Je vais, dit-il aux deux membres du Gorill-Club qui l'avaient accompagné, me reposer quelques heures. Je crois que vous et moi l'avons bien mérité. Nous n'avons pas entièrement visité la partie nord de l'île, c'est une chose que nous ferons cet après-midi. Les quelques ennemis qui peuvent rester encore en liberté ne sont pas à craindre.

      On reprit donc le chemin du yacht. Mais, tout à coup, lord Burydan vit accourir au-devant de lui Oscar Tournesol, qui paraissait dans un état d'agitation extraordinaire.

      – Que se passe-t-il donc ? demanda le lord avec impatience.

      – Grave nouvelle ! répliqua le petit bossu. Nous savons où est la Revanche ! Je viens de recevoir un message grâce à l'appareil de télégraphie sans fil installé dans l'île.

      – Voilà une grande inquiétude de moins ! s'écria l'excentrique. Maintenant, nous voilà rassurés sur le sort de nos amis !

      – Ne vous hâtez pas de vous réjouir, murmura tristement le jeune homme. La Revanche est tombée entre les mains des bandits de la Main Rouge !...

      Lord Burydan était devenu pâle.

      – Mais, balbutia-t-il, savez-vous si Mlles Andrée et Frédérique sont en sûreté, ainsi que leurs fiancés et mon brave Agénor ?

      – Tous sont prisonniers. Et le yacht fait en ce moment-ci voile vers l'île. Tenez, voici le texte même du marconigramme que je viens d'enregistrer. Quand vous l'aurez lu, vous serez renseigné aussi bien que moi.

      Il tendait au lord un bout de papier où il avait crayonné en hâte les phrases que voici :

      Suis maître du yacht la Revanche, malgré révolte à bord. Serai ici dans quelques heures avec prisonniers français. Que cinquante hommes en armes soient prêts à m'assister au moment du débarquement.

Capitaine Slugh

      – Que faut-il répondre ? demanda le bossu lorsque Burydan eut terminé la lecture.

      – Ceci seulement, dit ce dernier, après un instant de réflexion :

Venez. Tout est prêt pour vous recevoir.

      Le bossu repartit en courant dans la direction du poste de télégraphie sans fil, pendant que lord Burydan remontait à bord de l'Ariel et faisait lever l'ancre immédiatement.

      Il était urgent que les bandits qui s'étaient emparés de la Revanche ne s'aperçussent pas qu'il y avait un autre navire dans l'île ; le yacht alla donc prendre position derrière la falaise située à l'est, où il était impossible de l'apercevoir en venant dans la direction de la baie.

      En même temps, il ordonna que le pavillon de la Main Rouge fût hissé de nouveau au mât qui dominait l'île.

      D'autres dispositions furent encore prises.

      Tous les hommes valides, acrobates et marins, revêtirent les costumes enlevés aux tramps et se coiffèrent des chapeaux à larges bords, ornés d'une main rouge : ainsi déguisés, ils étaient méconnaissables.

      On s'occupa aussi de faire disparaître les traces du combat, de façon à ce que le signataire de la dépêche n'aperçût rien de suspect lorsqu'il arriverait en vue de l'île.

      Toutes ces précautions prises, et les hommes s'étant placés aux postes que leur avait assignés lord Burydan, on attendit.

      Il était près de midi quand la vigie, placée au point le plus élevé de l'île, signala, dans la direction de l'est, un navire de fort tonnage ; le pavillon noir, orné d'une main rouge, se déployait majestueusement à sa corne d'artimon.

      Quand le navire fut en vue de la baie, il tira une salve de treize coups de canon, à laquelle les batteries de l'île répondirent coup pour coup.




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