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Le sous-marin 'Jules-Verne'

Gustave Le Rouge
© France-Spiritualités™






DEUXIÈME PARTIE – LA BATAILLE SOUS-MARINE
I – LE « JULES-VERNE II »

La façon dont avançaient les travaux du Jules-Verne II tenait véritablement du prodige... Trouvant qu'avec deux équipes d'ouvriers, une pour le jour et l'autre pour la nuit, le montage et l'agencement du sous-marin n'allaient pas encore assez vite, Ursen Stroëm et Goël Mordax avaient triplé le nombre des travailleurs.

      La construction du second sous-marin devait avancer beaucoup plus rapidement que celle du premier. Tout l'outillage spécial existait et certains appareils délicats dont l'exécution avait demandé plus d'un mois pour le Jules-Verne I pouvaient être maintenant fabriqués en quelques jours.

      Maintenant, une véritable petite ville, presque entièrement construite en bois et en carton bitumé, occupait les rives, encore sauvages naguère, du golfe de la Girolata.

      La façon dont avançaient les travaux du Jules-Verne II tenait véritablement du prodige... Trouvant qu'avec deux équipes d'ouvriers, une pour le jour et l'autre pour la nuit, le montage et l'agencement du sous-marin n'allaient pas encore assez vite, Ursen Stroëm et Goël Mordax avaient triplé le nombre des travailleurs.Ce pittoresque amas de cahutes et d'ateliers, improvisés en quelques jours, avait jailli de terre comme un décor de féerie au coup de sifflet du machiniste, par la puissance des millions d'Ursen Stroëm et grâce à l'énergie de Goël Mordax.

      Certains des ateliers, expédiés de Paris par une société de constructions démontables, avaient pu être édifiés en quelques heures. Jamais l'alliance féconde du capital et de l'intelligence n'avait produit de plus merveilleux résultats.

      Admirablement choisis et disciplinés, les ouvriers travaillaient avec un zèle incroyable. Jamais, parmi eux, ne s'élevait le moindre murmure, la moindre récrimination. Et Goël Mordax, qui possédait au plus haut point le génie de l'organisation, avait arrangé les choses de telle sorte que jamais il n'y avait une minute de perdue. Quand une équipe allait prendre son repas ou se reposer, une autre équipe toute prête prenait immédiatement sa place et le travail ne souffrait pas un instant d'interruption. Tous les ouvriers, depuis le dernier des manœuvres jusqu'aux contremaîtres et aux chefs de travaux, étaient stimulés par des primes proportionnées à leur labeur. Ceux qui parvenaient à diminuer, ne fût-ce que d'une heure, le temps prévu pour l'exécution de telle ou telle pièce sur les devis de Goël Mordax, arrivaient facilement à doubler la rétribution, déjà considérable, de leurs heures ordinaires de travail.

      Goël se multipliait. Ne prenant plus, chaque nuit, que quelques heures de repos, il passait littéralement sa vie sur les chantiers ; et, quand il allait dormir, brisé de fatigue, assourdi par le vacarme des marteaux, les yeux brûlés par la réverbération des lampes électriques et des lanternes à acétylène, il était immédiatement remplacé par Ursen Stroëm. De cette façon, les travailleurs n'étaient jamais seuls. Jamais la moindre velléité de paresse ou de négligence ne pouvait se glisser parmi eux.

      Bien loin d'être mécontents de se voir ainsi tarabustés, les ouvriers étaient enchantés de la présence de leurs patrons ; car Ursen Stroëm, et Goël étaient aussi généreux envers les travailleurs sérieux qu'ils étaient prompts à se débarrasser des fainéants et des mauvaises têtes. Grâce à ces efforts acharnés, le Jules-Verne II prenait forme et tournure, pour ainsi dire à vue d'œil.

      La fièvre d'activité et de labeur que dépensait ainsi Goël Mordax était pour lui une façon d'attaquer la peine dont il souffrait et de se redonner à lui-même du courage, de se bien persuader que sa chère Edda n'était pas définitivement perdue pour lui, qu'il la retrouverait, et qu'il tirerait vengeance de son ravisseur.

      – Vous allez voir, répétait-il vingt fois par jour à Ursen Stroëm, dès que le Jules-Verne II sera terminé, quelle chasse terrible nous allons donner à cet infâme pirate de Tony Fowler !... Je ferai construire, j'inventerai s'il le faut des appareils pour le dépister et pour le traquer, au fond même des abîmes de l'Océan.

      – Sans doute, répondait Ursen Stroëm d'une voix faible : je sais, mon cher Goël, que vous êtes un homme de génie, que vous tenterez l'impossible... Et j'ai confiance en vous.

      Mais le milliardaire prononçait ces paroles d'un ton si veule et si navré que, malgré toute sa puissance de volonté, Goël sentait passer en lui le souffle glacial du désespoir. Il en venait à se demander si vraiment Edda n'était pas morte ; et si les surhumains efforts tentés pour la retrouver ne seraient pas dépensés en pure perte.

      Depuis la disparition de sa fille, Ursen Stroëm avait bien changé. Cet homme aux muscles athlétiques, au cerveau fortement organisé pour le vouloir et pour l'action, semblait avoir perdu tout ressort et toute vigueur. En quelques jours, il avait vieilli de dix ans. Sa longue barbe couleur d'ambre s'emmêlait maintenant de fils d'argent. Son regard était devenu terne et sans chaleur ; ses gestes s'étaient faits lents, ses résolutions indécises.

      Lui, qui avait résisté aux souffrances de toute une vie d'aventures, qui avait triomphé du froid, de la faim, des sauvages et des bêtes fauves, des tempêtes et des glaces du Pôle, se trouvait maintenant faible et désarmé comme un enfant. Il suivait sans les discuter, et pour ainsi dire avec une docilité passive, toutes les idées que lui suggérait Goël mais il n'avait aucune foi dans le succès.

      Il gardait, pendant des jours entiers, un sombre mutisme ; et des idées de suicide commençaient à le hanter. Chaque semaine, son désespoir et sa tristesse se faisaient plus profonds. Heureusement, ses amis veillaient sur lui. Ils s'efforçaient, par tous les moyens possibles, de relever son courage abattu. M. Lepique et surtout Mlle Seguy étaient devenus les compagnons assidus du Norvégien. Ils le suivaient partout où il se rendait, pour l'empêcher de rester livré à lui-même.

      Mlle Séguy en cette occasion faisait preuve d'un véritable dévouement. Aimant Edda à la façon d'une sœur aînée, elle se contraignait pour arriver à cacher à Ursen Stroëm toute l'étendue de son propre chagrin.

      – Croyez-moi, disait-elle parfois à M. Lepique, il y a des moments où je suis tout aussi désespérée au sujet d'Edda que son père lui- même... Je fais des efforts inouïs pour le consoler, mais je crains bien que nous ne revoyions jamais la pauvre disparue !

      – Vous avez absolument tort, répliquait M. Lepique avec feu... Ne vous avons-nous pas cent fois démontré, Goël et moi, qu'Edda doit être saine et sauve ?

      – Peut-être... Mais il faudrait rattraper Tony Fowler ! Il se passera encore bien du temps avant qu'on ne puisse commencer à le poursuivre !

      – Cela viendra.

      – Oui... mais, d'ici là, le misérable aura eu le temps de se mettre en sûreté avec sa prisonnière, et nous ne reverrons plus la pauvre Edda.

      Mlle Séguy éclatait en sanglots. Mais sitôt qu'elle apercevait Ursen Stroëm, elle essuyait furtivement ses larmes et s'efforçait de prendre un visage souriant. Sa bonne humeur d'autrefois avait fait place à une profonde tristesse. Il y avait bien longtemps qu'elle ne s'était permis la moindre taquinerie envers M. Lepique.

      Quant à celui-ci, qui, avec une foi aveugle dans les promesses de Goël, était absolument sûr de la délivrance d'Edda, plus sûr que Goël luimême, il se mettait en quatre, mais vainement d'ailleurs, pour faire partager à tous sa superbe confiance. On souriait de sa naïveté et de son enthousiasme de grand enfant, mais on ne le croyait qu'à demi, M. Lepique avait voué une haine féroce à Tony Fowler. Il se jurait, au moins cent fois par jour, que cet écumeur de mer, ce pirate, ce voleur de sous-marin ne mourrait que de sa main. Ses nuits d'insomnies se passaient à chercher des supplices raffinés, capables de punir comme ils le méritaient les forfaits de l'infâme Yankee.

      Après avoir passé en revue toutes les tortures possibles et inimaginables, après avoir trouvé que les inquisiteurs, les Chinois et même les Peaux-Rouges n'étaient que des tortionnaires sans envergure, il se dit que la nature seule pouvait lui venir en aide. Et il se creusa la tête en de nouvelles recherches.

      Un matin, en s'éveillant, il entendit un bourdonnement sonore dans sa chambre. Une guêpe de belle taille cherchait à s'échapper et voltigeait le long des vitres de la fenêtre. La vue de l'insecte fit tressaillir M. Lepique. Il sauta à bas de son lit brusquement, et se frappa le front, en criant : j'ai trouvé !... Et comme un nouvel Archimède, il allait s'élancer au dehors, pour annoncer à tous qu'il tenait enfin sa vengeance, quand il se rappela à temps qu'il n'était pas à Syracuse, et que les convenances modernes exigeaient qu'il sortît au moins vêtu d'un pantalon.

      Il s'habilla rapidement, et s'en fut trouver Mlle Séguy, le visage rayonnant de joie. Il se frottait les mains, et par moments exécutait quelques entrechats, peu compatibles avec la gravité qui sied à un savant.

      – Eh bien ! qu'avez-vous donc ? demanda Mlle Séguy en souriant, tout étonnée de cette joie subite.

      – Que je le tienne, le traître ! répondit M. Lepique, en montrant le poing à la mer... Que je le tienne !... Il ne sait pas ce qui l'attend.

      – Voyons, expliquez-vous !... Qu'y a-t-il ?

      – Il y a, mademoiselle, que j'ai enfin trouvé le supplice sans pareil que je réserve à Tony Fowler. En un mot, voici la chose j'enduis de miel le misérable ; je le suspends aux branches d'un arbre, et je l'abandonne à lui-même... Alors, vous verrez accourir, de tous les coins de l'horizon, les mouches, les guêpes, les frelons et tous les mangeurs de cadavres... Et, en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, Tony Fowler, assailli, sera dévoré tout vivant par ces minuscules ennemis... Que pensez-vous de cela ? N'est-ce pas génial ?

      – C'est tout simplement affreux, répondit la jeune fille. Vous avez des idées atroces.

      – Non, mademoiselle, je suis un justicier.

      Et sur ces mots, M. Lepique retourna dans sa chambre, pour mûrir son projet et lui apporter quelque perfectionnement.

      Ce jour-là, l'Etoile-Polaire fut signalée. Avant le coucher du soleil, le yacht était à l'ancre dans le golfe. Le capitaine de Noirtier descendit à terre, et fut accueilli par Ursen Stroëm et par Goël, auxquels se joignirent bientôt M. Lepique et Mlle Séguy. Tous cinq eurent ensemble un entretien qui se prolongea fort avant dans la soirée.

      M. de Noirtier, au cours de son voyage, avait recueilli plusieurs indices précieux, dont il n'avait pu informer ses amis, étant donné le mauvais fonctionnement de l'appareil de T.S.F. qui reliait le yacht au golfe de la Girolata.

      Suivant les instructions qui lui avaient été données, le capitaine de l'Etoile-Polaire était remonté jusqu'à Gibraltar ; et il avait disposé, en amont du détroit, un certain nombre de ces torpilles-vigies, qui, échelonnées jusqu'à une très grande distance, permettraient de deviner l'approche du Jules-Verne et de l'empêcher de passer dans l'Atlantique.

      Ces torpilles-vigies étaient reliées à un poste fixe établi à Gibraltar même. M. de Noirtier avait avisé les autorités anglaises ; et il avait laissé en dépôt une quantité de bank-notes assez respectables pour qu'on pût être sûr que les Anglais obéiraient ponctuellement à ses recommandations.

      D'ailleurs, il n'y avait eu nullement besoin de stimuler les autorités auxquelles il s'était adressé. L'amirauté britannique est trop jalouse de Gibraltar pour ne pas voir avec déplaisir dans les eaux de l'imprenable citadelle, un sous-marin capable d'en détruire, ou tout au moins d'en étudier exactement les défenses du fond de la mer. M. de Noirtier était donc sûr que les Anglais mettraient le zèle le plus louable à empêcher Tony Fowler de franchir les Colonnes d'Hercule.

      Une fois cette précaution prise, M. de Noirtier était remonté vers le nord-est, en côtoyant les îles Baléares, la pointe sud de la Sardaigne, puis en longeant la côte est de cette île et de la Corse pour remonter jusqu'à l'endroit où avait eu lieu l'enlèvement de Mlle Stroëm, dans le voisinage de l'île de Monte-Cristo.

      Chemin faisant, M. de Noirtier s'était arrêté pour poser des torpilles-vigies, laissées en communication avec certains ports. C'était une de ces torpilles-vigies que Tony Fowler avait détruite sur les côtes de la Sardaigne, très peu de jours auparavant.

      L'appareil avait été détruit, mais non sans que la sonnerie dont il était muni n'eût fait tinter celle du poste situé près du cap Spartivento, avec lequel elle était en communication.

      On savait donc – précieux indice – que le Jules-Verne n'avait doublé que depuis très peu de temps la pointe de la grande île sarde.

      Puis, à plusieurs reprises, ce furent des pêcheurs, qui racontèrent avoir vu, pendant la nuit, flotter à la surface des flots un long corps, qu'ils auraient pris pour un gigantesque cétacé, sans la balustrade de fer dont il était muni, et qui s'était immergé avec un sifflement strident.

      – Il n'y a pas de doute, interrompit Goël, ce sifflement était causé par le bruit de l'air chassé des réservoirs, lors de l'introduction du « waterballast ».

      – C'est bien le Jules-Verne, s'écria M. Lepique avec enthousiasme... Et nous tiendrons le bandit avant peu !

      Ursen Stroëm écoutait le capitaine de Noirtier avec avidité. Un sourire errait, en cet instant, sur ses lèvres. On eût dit qu'il revenait à l'existence après une longue léthargie.

      Le capitaine fut entouré, félicité ; et l'on ne regardait plus que comme une simple question de temps, la délivrance d'Edda et la capture de Tony Fowler et de son équipage de forbans.

      – Il y a une chose qui me surprend, dit lentement Ursen Stroëm, après un moment de silence, c'est la lenteur avec laquelle le Jules-Verne évolue vers le détroit de Gibraltar, ce qui est certainement son objectif.

      – Moi, cela ne me surprend nullement, répliqua Goël avec feu... Notre sous-marin n'est pas un bateau de grande marche, d'abord. Puis il n'est pas dans les conditions ordinaires... Tony Fowler, que je connais comme très méfiant et très prudent, n'est pas encore familiarisé avec nos appareils. Il en comprend sans doute suffisamment la manœuvre, mais il se garde bien de leur imprimer toute la vitesse qu'ils peuvent fournir. Et cela dans la crainte d'une avarie, dont les conséquences seraient désastreuses pour lui.

      – C'est tant mieux que le misérable soit si prudent ! s'écria Mlle Séguy... Au moins, la vie de notre chère Edda est en sûreté.

      – D'ailleurs, ajouta M. de Noirtier, vous avez dû voir, sur la carte des fonds sous-marins de la Méditerranée, que nous avons consultée ensemble, que Tony Fowler est obligé de marcher presque continuellement en zigzag, car il ne peut se rapprocher des côtes sous peine d'être pincé ; et il n'oserait s'aventurer dans les grands fonds.

      – Justement, approuva Goël, un de ces grands fonds se trouve à l'est de la Sardaigne, et un second entre cette île et les Baléares. Le Jules-Verne est par conséquent obligé à des détours considérables.

      – De plus, dit M. Lepique, l'équipage de ce coquin de Yankee est peu nombreux sans doute, et composé de bandits, c'est-à-dire de gens fort difficiles à conduire et fort peu dociles.

      – Pourquoi voulez-vous qu'ils soient peu nombreux ? demanda Mlle Séguy.

      – Parce que, riposta fort judicieusement M. Lepique, Tony Fowler a tenu à avoir le moins de complices possible.

      – Puis, dit Goël, vous savez que les vivres embarquées à bord du Jules-Verne n'étaient pas en grande quantité.

      – Mon Dieu ! s'écria Ursen Stroëm, pourvu que ma chère enfant n'ait pas à supporter de trop cruelles privations !

      – Soyez sans crainte, répondit M. Lepique, la mer contient assez de ressources, pour que...

      – Et Coquardot, n'est-il pas avec Edda ?... interrompit Mlle Séguy. Il aura soin d'elle, soyez-en sûr...

      – A moins que le brave garçon, que notre affection pour Edda nous a fait oublier un peu, n'ait été victime de son dévouement pour elle, ajouta la jeune fille avec un léger tremblement dans la voix.

      Personne ne répondit. Chacun se sentait coupable de n'avoir pas songé davantage au courageux cuisinier.

      L'on se sépara avec tristesse.

      Les travaux d'achèvement du Jules-Verne II furent poussés activement ; mais, à partir de ce jour, Ursen Stroëm, alarmé par les paroles involontairement imprudentes de Goël, devint de plus en plus sombre et taciturne.




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