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Le sous-marin 'Jules-Verne'

Gustave Le Rouge
© France-Spiritualités™






DEUXIÈME PARTIE – LA BATAILLE SOUS-MARINE
IV – LA POURSUITE

Malgré le coup terrible que leur avait causé le succès de Tony Fowler à Gibraltar, Ursen Stroëm et Goël Mordax continuaient la lutte avec une patience inlassable.

      Il y avait cinq jours que le Jules-Verne II, enfin terminé et naviguant de conserve avec l'Etoile-Polaire, avait perdu de vue les côtes de l'Europe. Le yacht et le sous-marin se trouvaient en plein Atlantique, à quelques centaines de milles à l'est des Açores.

      En dépit de l'extraordinaire célérité avec laquelle le Jules-Verne II avait été mis en chantier et terminé, Goël Mordax avait trouvé moyen d'apporter un certain nombre d'améliorations à son type de sous-marin.

      Grâce à sa forme plus allongée, à ses machines plus puissantes et à une meilleure disposition de ses hélices, le sous-marin était capable de fournir une vitesse beaucoup plus considérable que le premier Jules-Verne. Goël avait prévu la nécessité d'avoir à donner la chasse à son ennemi ; et il voulait être en mesure de le forcer pour ainsi dire à la course, et au besoin de lui couper la retraite en le devançant.

      Goël avait pourvu son second sous-marin d'un armement formidable. Le Jules-Verne II était pourvu de quatre de ces canons sous-marins, inventés par le capitaine Ericsson, lesquels, grâce à une garniture obturatrice et à des sabords à fermeture automatique, peuvent tirer sous l'eau, et lancer à volonté des torpilles ou des obus spéciaux. En outre, la soute aux poudres était largement approvisionnée de torpilles perfectionnées et de torpilles-vigies.

      L'équipage se composait de trente-deux hommes, tous norvégiens, suédois ou français. Ils avaient été choisis, un par un, par Goël et par Ursen Stroëm, lui-même, parmi les plus robustes et les plus intelligents. C'était une véritable élite de matelots, d'électriciens et de plongeurs.

      Dans une longue cabine spécialement aménagée, et qui avait, à certains égards, l'aspect d'une salle des armures du Moyen Age, se trouvaient alignés les appareils de scaphandre, construits suivant les dernières données de la science et munis de leur réservoir d'air liquide, de leur tube à potasse caustique pour absorber l'acide carbonique, de leur lampe électrique et du minuscule téléphone sans fil, qui leur permettait de rester en relation avec le sous-marin pendant leurs excursions au fond de l'Océan.

      Ces scaphandres, dont l'armature était formée de cercles et de plaques d'acier chromé et vanadié, étaient recouverts d'un épais caoutchouc. Ils pouvaient supporter sans inconvénient des pressions qui eussent réduit en miettes un appareil ordinaire.

      L'armement des scaphandriers se composait d'une courte carabine, très massive, conçue d'après les principes de l'ingénieur Raoul Pictet. On introduisait dans la culasse mobile une cartouche d'eau ; et grâce à un accumulateur dissimulé dans la crosse, sitôt que le tireur appuyait sur la gâchette, l'eau, brusquement réduite en vapeur par le courant électrique, chassait hors du canon une balle-fléchette, dont la rainure barbelée était trempée dans un poison végétal, qui causait la mort instantanée de l'animal qui en était frappé.

      Cet armement était complété par un large sabre-coutelas, dont la pesante poignée, garnie de plomb, devait faciliter le maniement à une grande profondeur.

      Sous le rapport de l'approvisionnement et du confortable, le Jules-Verne II ne laissait rien à désirer... Et, bien qu'Ursen Stroëm eût permis à M. Lepique et à Mlle Séguy de conserver les cabines respectives qu'ils occupaient à bord de l'Etoile-Polaire, ils avaient préféré, autant par curiosité qu'en vertu du puissant intérêt qu'ils prenaient aux recherches, s'embarquer avec leurs amis, dans le merveilleux sous-marin construit par Goël.

      Pourtant, en dépit des sommes énormes dépensées, en dépit de l'ardeur et de la patience avec lesquelles les recherches se poursuivaient, la délivrance d'Edda apparaissait comme de plus en plus problématique. L'Atlantique, avec son immense étendue, ses abîmes de six mille mètres, ses forêts de sargasses, était encore moins facile à explorer que la Méditerranée. Puis, cet immense océan qui, depuis la Patagonie jusqu'à la Guinée, depuis le Maroc jusqu'au Brésil, baigne tant de royaumes peu civilisés, offrait d'immenses ressources à un audacieux pirate comme Tony Fowler.

      Le Yankee pourrait avoir l'idée de débarquer dans quelque pampa, dans quelque forêt, et de gagner, en s'enfonçant dans les terres avec sa proie, une inaccessible retraite où il serait en sûreté, et où l'on serait des années sans avoir de ses nouvelles.

      En somme, il ne fallait plus guère compter, pour retrouver Edda, que sur un heureux hasard, sur une coïncidence presque chimérique.

      Un soir, vers dix heures, Ursen Stroëm, Goël, M. Lepique, et Mlle Séguy, réunis dans le salon du Jules-Verne II, alors immergé à une profondeur de quelques mètres à peine, discutaient pour la centième fois sur les difficultés et les périls de leur situation. Le découragement et la tristesse se peignaient sur les visages. Mlle Séguy et M. Lepique eux-mêmes en étaient venus à ne plus même essayer de consoler Ursen Stroëm et Goël Mordax.

      – Edda est perdue ! avait conclu le Norvégien.

      Personne n'avait osé ajouter une parole de confiance ou un mot d'espoir. Un morne silence régnait, rythmé seulement par le tic-tac régulier des hélices.

      – Et pourtant, dit tout à coup Ursen Stroëm, comme s'il se fut parlé à lui-même, je ne peux pas ainsi abandonner mon enfant ! Je ne peux pas la laisser entre les mains du bandit au pouvoir de qui elle est tombée !

      – Nous la trouverons ! répliqua Goël avec une sombre énergie... Nous la délivrerons, je vous le jure, dussions-nous pour cela fouiller tous les océans et tous les déserts de l'univers !

      – Je ne vous abandonnerai pas, s'écria Mlle Séguy... Et je veux vous accompagner partout où vous irez ! Edda est une sœur pour moi ; et je considère comme un devoir d'aider à sa délivrance, dans la mesure de mes faibles moyens.

      – Et moi, fit M. Lepique avec enthousiasme et en se levant subitement, je vous suivrai aussi... Je vous défendrai, je vous le jure en toute occasion. C'est mon devoir ! Et puis, – et sa voix devint menaçante, – j'ai une vengeance personnelle à tirer de ce mauvais Yankee !... Qu'il me tombe sous la main, et je l'écraserai comme une mouche !

      En même temps, M. Lepique abattait violemment son poing fermé sur une petite table qui se trouvait à côté de lui.

      Au même moment, une sonnerie électrique se fit entendre. Instantanément, toutes les autres sonneries du Jules-Verne II se mirent à carillonner.

      – Monsieur ! s'écria Mlle Séguy, vous avez fait jouer le bouton d'alarme !

      M. Lepique était abasourdi... Cependant, tout le monde était en émoi dans le sous-marin. Les hommes de l'équipage couraient çà et là en criant : « Au feu ! » Ils mettaient en mouvement les appareils de grand secours pour combattre un incendie.

      Pierre Auger accourut dans le salon, suivi de quelques matelots, porteurs de flacons contenant des gaz asphyxiants.

      – Ce n'est rien, lui dit Ursen Stroëm, qui venait d'arrêter les sonneries... Un faux mouvement a fait jouer le bouton d'alarme. Rassurez vos hommes et arrêtez le grand secours, ou dans un instant, nous allons être inondés !... Et vous, M. Lepique, ajouta-t-il en souriant, une autre fois, modérez vos transports !

      A cause de la grande quantité de substances explosibles que renfermait le sous-marin, des précautions avaient été prises par Goël contre le risque d'incendie. Les portes métalliques des cloisons étanches pouvaient être instantanément fermées, et les compartiments inondés, puis vidés les uns après les autres, grâce aux puissantes pompes du bord.

      Cependant, les sonneries s'étaient toutes arrêtées, sauf le timbre, placé au-dessus du récepteur du télégraphe sans fil, qui mettait le Jules-Verne II en communication avec l'Etoile-Polaire.

      – Grand Dieu !... s'écria Goël... M. de Noirtier aurait-il aperçu quelque chose ?

      – Heureusement, fit Ursen Stroëm en consultant les appareils, qu'il n'est guère qu'à une centaine de mètres de nous !

      Goël s'était précipité vers le récepteur.

      – Que le Jules-Verne II rallie vite l'Etoile-Polaire... disait M. de Noirtier. L'ennemi n'est, à l'heure qu'il est, qu'à quelques encablures du yacht... L'homme de vigie, grâce au clair de lune, a parfaitement distingué la coque du sous-marin flottant à la surface, et sans doute en train de renouveler sa provision d'air.

      – Victoire ! s'écria Ursen Stroëm... Cette fois, le bandit ne nous échappera pas... Nous le tenons !... Ce n'est plus maintenant qu'une question de vitesse... Il ne peut nous échapper !

      – De plus, répliqua Goël, en admettant, ce qui n'est guère probable, qu'il nous glisse entre les doigts cette fois-ci, nous voilà renseignés sur son itinéraire... Evidemment, il suit la route la plus courte pour atteindre New York ou les ports du voisinage... Désormais, nous sommes sur la bonne piste.

      – Il retourne en Amérique ! fit M. Lepique... Quel toupet ! quel cynisme !... Il se figure, que dans ce grand pays civilisé, ses millions lui assureront l'impunité !...

      – Je crois qu'il n'ira pas si loin, dit Mlle Séguy. M. Goël a l'air absolument sûr de son fait...

      – Aussi, Goël l'avait bien dit ! s'écria M. Lepique... Tony Fowler, qui est très ignorant en fait de géographie sous-marine, n'a pas osé s'aventurer dans le sud de l'Atlantique... Il suit, ce qui est de sa part une grave imprudence, un chemin que sillonnent des centaines de paquebots... Il passe au-dessus de cette vaste plaine sous-marine qu'ont relevée les sondages, et qu'on appelle le plateau du Dolphin...

      Un véritable branle-bas de combat avait lieu à l'intérieur du Jules-Verne II... Timoniers, électriciens, artilleurs des canons Ericsson, tous étaient à leur poste.

      Avec son sifflet de commandement, Goël transmettait à tous ses instructions, formulées par une série de modulations aiguës et brèves.

      – Est-ce que nous regagnons l'Etoile-Polaire demanda Ursen Stroëm, pour nous entendre avec M. de Noirtier ?

      – Pas du tout, répliqua vivement Goël. Les minutes sont précieuses... M. de Noirtier ne nous apprendrait rien de plus que ce que nous savons... Je vais, seulement, lui télégraphier de nous suivre, en évoluant vers l'est, à petite vapeur, et de se tenir prêt à tout événement.

      Sur l'ordre de Goël, les fanaux et les fulgores du Jules-Verne II avaient été éteints. Le sous-marin évoluait en pleines ténèbres. Sauf la rencontre, bien improbable, d'une épave flottant entre deux eaux, cette façon de marcher à l'aveuglette ne présentait aucun inconvénient par ces fonds de deux à trois mille mètres.

      Les yeux collés aux lentilles de cristal de la cabine de vigie située à l'avant, Goël, le cœur battant, scrutait la profondeur vaguement phosphorescente des ténèbres sous-marines. Brusquement, il poussa un cri de joie. Son émotion fut telle qu'il resta quelques minutes sans pouvoir prononcer une parole.

      Tout là-bas, au fond des eaux, il venait d'apercevoir le rayonnement affaibli de plusieurs fanaux électriques, dont les lumières blanches dansaient comme des lucioles.

      – Ce sont les fulgores du sous-marin que Tony Fowler nous a volé ! s'écria-t-il... Le maudit Yankee a négligé de les éteindre ! Cette imprudence lui coûtera cher !

      Immédiatement, le Jules-Verne II, filant entre deux eaux, se dirigea vers les lumières. Elles grossissaient de minute en minute.

      – Nous les gagnons de vitesse ! s'écria joyeusement M. Lepique.

      – Silence ! ordonna Goël, à voix basse... Ne sais-tu pas que dans l'eau les moindres sons se répercutent à des distances considérables ?

      – C'est juste... Mais maintenant, Tony Fowler est trop près pour pouvoir s'échapper !

      Cependant, à la surprise générale, les fulgores paraissaient immobiles.

      – Comment se fait-il qu'il ne prenne pas la fuite ? Je n'y comprends rien, dit Goël.

      – Peut-être veut-il se rendre, objecta Ursen Stroëm.

      – Oh ! pour cela, n'y comptez pas... Je connais Tony Fowler... Je crains plutôt que cette immobilité ne nous cache quelque piège... Je n'aperçois devant nous qu'un fouillis confus, au milieu duquel je ne puis rien distinguer.

      – Nous sommes assez près, murmura Ursen Stroëm... Montrons-nous et éclairons-nous...

      Goël pressa un bouton électrique. Immédiatement, les fanaux se rallumèrent. Une puissante nappe de clarté enveloppa les flancs du Jules-Verne II.

      Goël poussa une exclamation de rage, de stupéfaction et de désappointement... Les fanaux n'éclairaient qu'un immense amas de fucus, de raisins du tropique et de ces immenses algues auxquelles on a donné le nom générique de sargasses.

      Entre les mailles serrées de cet inextricable tissu d'herbes marines, étaient enchevêtrées deux fulgores.

      Ursen Stroëm et ses amis se rendirent promptement compte du stratagème employé par Tony Fowler... Se voyant sur le point d'être pris, il avait sacrifié une partie de ses fulgores, en les engageant dans le massif des sargasses. Puis, il avait éteint tous ses feux, et s'était enfui dans une direction opposée à celle où l'on croyait le rencontrer.

      Ce fut vainement que le Jules-Verne II évolua toute la nuit, dans les environs. Vainement, fouilla-t-il les profondeurs, dardant jusqu'au plus épais des fourrés d'algues les faisceaux lumineux de ses projecteurs.

      Toutes les recherches demeurèrent sans résultat. Tony Fowler, encore une fois, avait réussi à s'échapper.

      Les hommes de l'équipage de Goël ne se couchèrent qu'au point du jour, mais ils avaient pour leur chef un attachement si profond, qu'après quelques heures de repos, ils se trouvèrent de nouveau prêts à endurer toutes les fatigues.

      Lorsqu'à midi, la cloche du steward – successeur intérimaire du malheureux Coquardot – eut réuni tout le monde autour de la table du déjeuner, Goël essaya vainement de remonter le moral très abattu d'Ursen Stroëm.

      – Hier, dit-il, Tony Fowler nous a glissé entre les doigts comme une couleuvre. Mais sa situation est des plus embarrassées... D'abord, il sait que nous connaissons sa présence ; puis, il se trouve imprudemment engagé dans cette mer des Sargasses qui est le réceptacle de toutes les épaves végétales entraînées par les fleuves des deux Amériques...

      – Et dont les algues, enchevêtrées les unes dans les autres, et comme feutrées, arrêtèrent longtemps les vaisseaux de Christophe Colomb, remarqua M. Lepique.

      – Précisément, reprit l'ingénieur... La navigation dans ces parages, surtout pour un sous-marin, est entourée de périls et de difficultés de toute nature... A chaque instant, son hélice s'embarrassera dans les interminables rubans du varech nageur... Cet accident si simple peut immobiliser un sous-marin pendant des heures.

      – Puis, dit encore M. Lepique, il ne pourra pas lancer le Jules-Verne à toute vitesse à travers ces taillis épais d'hydrophites. Il y resterait pris comme dans de la glu... Il sera obligé de louvoyer, d'aller très lentement...

      – Et pendant ce temps-là, nous le rattraperons, ajouta, sans grande conviction, Mlle Séguy.

      Mais à tout ce qu'on lui disait, Ursen Stroëm ne répondait qu'en hochant la tête avec découragement.

      Ce jour-là et le suivant, les recherches continuèrent sans amener aucun nouvel indice qui pût mettre sur la trace du ravisseur.




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