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Le sous-marin 'Jules-Verne'

Gustave Le Rouge
© France-Spiritualités™






DEUXIÈME PARTIE – LA BATAILLE SOUS-MARINE
IX – LA DERNIÈRE BATAILLE

Lorsque M. Lepique eut brisé le cliché sur lequel il venait de distinguer au microscope la silhouette du Jules-Verne, il fut accablé d'un concert de malédictions. Les reproches, pour être formulés en termes mesurés, n'en allaient pas moins au cœur de l'infortuné naturaliste.

      – Quel malheur ! s'écria Ursen Stroëm.

      – Mon pauvre Lepique, tu es d'une maladresse, grommela Goël.

      – Vraiment, monsieur, dit Mlle Séguy avec sévérité, l'on ne devrait rien vous confier... Vous êtes pire qu'un enfant !

      M. Lepique avait les larmes aux yeux. Il s'excusait, en phrases entrecoupées et bafouillantes, tel un écolier pris en faute :

      – Vraiment, je ne savais pas... Comment ai-je pu faire... Je vous fais toutes mes excuses... Je ne recommencerai plus...

      – Allons, c'est bon, dit Mlle Séguy, qui, d'impatience, leva les épaules, en voyant la mine consternée du naturaliste... Au moins, écartez-vous un peu, monsieur Lepique, et n'achevez pas de réduire en miettes ce malheureux cliché en piétinant dessus...

      La jeune fille s'était baissée. Avec mille précautions, elle ramassait, un à un, les fragments de verre et les juxtaposait les uns à côté des autres, sur une feuille de papier blanc.

      – Eh bien ! s'écria-t-elle joyeusement, le mal est presque réparé !... Toute la partie supérieure du cliché est reconstituée. Le sous-marin doit être visible sur l'un des fragments.

      Goël porta avec précaution les morceaux de verre, l'un après l'autre, sous le microscope. Les témoins de cette scène attendaient avec anxiété le résultat de ces recherches. Cinq minutes s'écoulèrent, pleines d'angoisse. Enfin, Goël se releva, la mine radieuse.

      – Le sous-marin est parfaitement visible, dit-il ; et ce qui me surprend le plus, c'est qu'il paraît échoué sur un bas-fond. S'il en est ainsi, toutes les chances sont en notre faveur... Nous n'aurons pas de peine à le rejoindre.

      – Il a dû éprouver quelque avarie, remarqua Ursen Stroëm.

      – Probablement.

      – Que décidons-nous ? demanda M. Lepique, en se rapprochant avec timidité.

      – Mon vieux Lepique, dit Goël, en donnant à son ami une vigoureuse poignée de main, n'aie pas l'air de te cacher ainsi. Tu es tout pardonné. Ce n'est pas de ta faute, après tout, si tu es si maladroit... C'est une mauvaise fée qui t'a gratifié de ce défaut à ta naissance.

      – Ce que nous allons faire, mon cher monsieur Lepique, interrompit Ursen Stroëm, rien n'est plus simple. Nous allons relever exactement, à l'aide du compas, la direction à suivre, et nous allons nous mettre en route immédiatement pour rejoindre le pirate... Nous voyagerons toute la nuit à une vitesse modérée... J'espère que, demain, nous serons à une très faible distance du Jules-Verne.

      La délicate opération de la détermination de la route à suivre fut menée à bien, grâce aux excellentes cartes du bord, grâce aussi aux profondes connaissances mathématiques du jeune ingénieur.

      Le Jules-Verne II marcha toute la nuit ; Goël et Ursen Stroëm se relayèrent pour tenir la barre, de façon à ce qu'aucune erreur de direction ne fût commise.

      Dès qu'il fit jour, on prit de nouvelles vues photographiques... Cette fois, le sous-marin apparut très visiblement, et Goël constata, avec une joie inexprimable, qu'il n'avait pas bougé depuis la veille, qu'il paraissait véritablement échoué.

      Les photographies, prises de demi-heure en demi-heure, dans la matinée, étaient de plus en plus précises. Goël put affirmer, sans crainte d'erreur, que l'on aurait rejoint Tony Fowler avant le coucher du soleil. C'était ce même soir que le Yankee avait fixé pour l'exécution de Coquardot, si Edda Stroëm ne consentait pas à lui céder.

      Pendant tout l'après-midi, le Jules-Verne II dissimula sa marche, louvoyant dans les grandes profondeurs, se faufilant à l'abri des massifs de fucus, afin d'arriver en vue de l'ennemi sans avoir été aperçu. C'est alors qu'il fallut discuter sérieusement sur les meilleurs moyens à employer pour surprendre le pirate.

      M. de Noirtier, le capitaine de l'Etoile-Polaire, avait reçu l'ordre de se transporter sur le lieu du combat, sitôt que la nuit serait venue, afin de couper la retraite au pirate s'il essayait de remonter à la surface. Car, d'un accord unanime, il avait été résolu de ne tenter la délivrance d'Edda qu'à la faveur des ténèbres.

      Une question terrible se posait. Comment attaquer, comment vaincre Tony Fowler, sans mettre en péril Edda et Coquardot ?... Vingt projets furent débattus et rejetés. On convint enfin que le meilleur parti à prendre était de cerner le Jules-Verne ; puis, en éclairant brusquement le théâtre du combat, de l'attaquer par surprise et de forcer l'équipage à se rendre.

      – Je n'ai rien de mieux à vous proposer, conclut Goël.

      Ursen Stroëm demeurait silencieux, en proie à une indicible angoisse. Il tremblait que, se voyant pris, Tony Fowler et son équipage n'exerçassent à l'instant même quelques terribles représailles.

      – Ne craignez-vous pas, demanda-t-il, que Tony Fowler et les coquins qui sont à sa solde ne se livrent à quelque violence ?... Qu'ils ne fassent, par exemple, sauter le sous-marin ?...

      – Non, répliqua Goël avec fermeté, j'ai envisagé comme vous cette horrible éventualité, mais je suis sûr que Tony Fowler n'aura pas le temps de mettre ce projet à exécution... D'ailleurs, il a fait un tel gaspillage de torpilles au détroit de Gibraltar, qu'il ne doit plus lui rester beaucoup d'explosifs. Enfin, – ici la voix de Goël trembla, – mon cher monsieur Stroëm, nous n'avons pas le choix des moyens !...

      – Je serai courageux, Goël... Faites comme vous l'entendrez. Je m'en rapporte entièrement à vous.

      La nuit vint. Le Jules-Verne II se rapprocha insensiblement et échangea des signaux avec l'Etoile-Polaire.

      Goël et Ursen Stroëm revêtirent eux-mêmes leur scaphandre et distribuèrent à chacun de leurs hommes les postes de combat, en prenant soin toutefois de placer l'imprudent M. Lepique, tout réjoui de la carapace de cuivre dont il se voyait revêtu, sous la surveillance directe du sage et méticuleux Pierre Auger.

      C'est ainsi qu'après deux heures de manœuvres longues et délicates, Tony Fowler se trouva entièrement cerné.

      Lorsque Coquardot eut achevé de garrotter son ennemi, il eut un moment d'hésitation. Edda et lui se regardèrent... Comment allaient-ils faire pour s'échapper du sous-marin et pour rejoindre leurs amis malgré l'équipage qui, sous le coup de la surprise et de la crainte, était capable de se livrer aux pires violences ? Coquardot réfléchit un instant.

      – Mais j'y pense, s'écria-t-il, les hommes ne savent pas encore que le Jules-Verne est cerné... Nous avons la partie belle... Mademoiselle Edda, voulez-vous me laisser faire ?

      – Faites comme vous l'entendrez, mon ami... Je suis tellement brisée par les émotions de cette terrible journée, que je suis incapable de vous donner un conseil... je ferai aveuglément ce que vous me direz de faire.

      – Bien, mademoiselle. Je vous remercie de la confiance que vous me témoignez.

      Coquardot se précipita dans le couloir et, s'approchant du tube acoustique qui communiquait avec le poste de l'équipage, il commanda, en imitant de son mieux la voix et l'accent de Tony Fowler :

      – Qu'on se réunisse dans le grand salon, et quand tout le monde sera au complet, qu'on ouvre le panneau mobile !... J'ai à vous faire à tous une communication importante.

      Les hommes de l'équipage s'empressèrent d'obéir. Coquardot, aux aguets dans le couloir central, les vit entrer en tumulte. Quand le dernier d'entre eux eut refermé la porte, il s'élança et poussa le verrou extérieur...

      L'équipage du sous-marin était prisonnier. Un concert de cris, de blasphèmes et d'exclamations apprirent bientôt au subtil Marseillais que les bandits venaient de s'apercevoir du péril qu'ils couraient. Il eut un franc éclat de rire.

      – Y Té ! dit-il, ils crient comme si on les écorchait !... C'est une bonne blague, pourtant ! Qu'est ce qu'il faut donc pour les amuser !...

      Cependant, il n'y avait pas de temps à perdre. Coquardot se précipita vers la cabine d'Edda et l'entraîna vers la chambre des scaphandres. Il aida la jeune fille à entrer dans la lourde carapace de métal, vissa solidement le masque de cuivre au masque de cristal, puis il se revêtit du même costume.

      Prenant la main d'Edda et l'entraînant à sa suite, il poussa une lourde porte de métal, puis une seconde... Tous deux se trouvaient dans l'obscurité la plus profonde. Coquardot appuya sur un bouton. Un sifflement sourd annonça que l'eau pénétrait dans la chambre de plonge.

      Cinq minutes après, il poussait un dernier panneau étanche, et les deux prisonniers, foulant le gravier du fond de la mer, s'avançaient délibérément, dans une nappe éblouissante de lumière, vers les scaphandriers du Jules-Verne II, dont le cercle se faisait de plus en plus étroit et qui n'étaient plus guère, maintenant, qu'à une dizaine de mètres du sous-marin.

      Immédiatement, Edda Stroëm et Coquardot furent entourés. On les prenait pour des ennemis, on voulait les faire prisonniers.

      M. Lepique, qui brandissait férocement son sabre-coutelas, s'était avancé en tête des assaillants, demeura littéralement estomaqué en reconnaissant, à travers le masque de cristal, la barbe noire et les moustaches frisées de son ami Coquardot, dit Cantaloup. M. Lepique ne fut pas maître du premier mouvement de sympathie qui le porta à serrer Coquardot dans ses bras. Pierre Auger arriva juste à temps pour s'opposer à cette embrassade périlleuse, qui eût pu amener la rupture des casques de cristal et avoir les plus graves conséquences.

      Edda et Coquardot, entraînés par Goël et Ursen Stroëm, furent emmenés jusqu'à la chambre de plonge du Jules-Verne II. Quelques instants après, ils étaient tous dans les bras l'un de l'autre.

      Ursen Stroëm et Goël pleuraient en voyant la pâleur et la tristesse d'Edda, que Mlle Séguy embrassait tendrement.

      Mais cette scène de famille, qui n'avait duré que quelques minutes, fut brusquement interrompue par le timbre d'une sonnerie électrique.

      – Nous sommes attaqués ! Arrivez vite... téléphonait Pierre Auger.

      Ursen Stroëm, Goël, Coquardot et M. Lepique ne prirent que le temps de revisser les casques de leurs scaphandres et se précipitèrent vers la chambre de plonge.

      Quand ils purent fouler le gravier du fond sous-marin, ils furent épouvantés. L'eau était teintée d'un rose sanglant. Des cadavres, vêtus de scaphandres, gisaient sur le sol, ou, soulevés par la vague, flottaient entre deux eaux...

      Voici ce qui s'était passé :

      Après le départ d'Edda Stroëm et de Coquardot, les hommes de l'équipage du Jules-Verne, affolés, hors d'eux-mêmes, avaient réussi à forcer la serrure et à briser les verrous de la porte du grand salon. Une fois dans le couloir, cette même idée leur était venue à tous :

      « Tentons une sortie en revêtant les scaphandres... La côte est proche. Nous avons encore des chances d'y arriver en faisant une trouée. »

      Chacun d'eux avait revêtu, en toute hâte, son costume de plongeur, et, s'armant de masses, de marteaux, de pics et de limes, ils s'étaient rués au-dehors et ils s'étaient précipités comme des furieux sur les scaphandriers d'Ursen Stroëm.

      Ils ne pouvaient plus mal s'adresser... Ç'avait été un véritable massacre. La plupart des bandits étaient tombés sous les balles-fléchettes empoisonnées des fusils à cartouches d'eau. D'autres avaient vu les masques de cristal de leurs casques brisés à coups de marteau. Ils étaient morts, noyés, asphyxiés dans leur carapace de cuivre, d'où continuaient à s'échapper, avec un glouglou sinistre, des chapelets de bulles d'air provenant des appareils de respiration à air liquide.

      Ursen Stroëm et Goël intervenaient pour arrêter le massacre, lorsque M. Lepique, tirant Goël par la manche de son scaphandre, étendit la main avec épouvante dans une direction opposée à celle des sous-marins.

      Goël regarda et sentit un frisson lui traverser les mœlles : une bande de requins, de féroces peaux bleues, attirés par la lumière, alléchés par l'odeur des cadavres, qu'ils avaient sentis à des kilomètres de distance, rôdaient en dehors du cercle lumineux des fanaux électriques.

      Le geste de M. Lepique avait été vu... Les scaphandriers le répétèrent de proche en proche... Il y eut une fuite générale vers la chambre de plonge du Jules-Verne II.

      Ce fut, d'ailleurs, cela seulement qui les sauva. Au moment où les derniers fuyards atteignaient le sous-marin, une formidable détonation ébranla les eaux, réduisant en miettes le Jules-Verne de Tony Fowler, éteignant les fanaux, pulvérisant les fulgures, lançant dans toutes les directions une pluie de débris de barres et de plaques de métal tordues et brisées.

      Un tourbillon se creusa, et les panneaux de cristal du Jules-Verne II, quoique recouverts de leurs plaques protectrices, furent pourtant brisés.

      Et telle était la cause de cette terrible catastrophe.

      Lorsque l'équipage du Jules-Verne eut abandonné le sous-marin, il n'y demeura plus que Tony Fowler, garrotté, et le malchanceux ivrogne Robert Knipp, qui n'était pas encore sorti de l'état comateux où la morphine l'avait plongé.

      On l'avait enfermé dans sa cabine, et on l'y avait oublié. Il commençait à revenir à lui, et réunissait avec peine ses idées, lorsque ses camarades s'étaient enfuis. Il sortit à demi hébété, de sa cabine, et s'avança dans le couloir en trébuchant. Dans le poste de l'équipage, qu'il trouva vide à son grand étonnement, il eut l'idée de se plonger la tête dans un grand bassin d'eau fraîche qui servait aux besoins journaliers.

      Cette aspersion glaciale eut le pouvoir de lui rendre toute sa présence d'esprit. Il parcourut tout le bâtiment, assista en témoin épouvanté à la bataille sous-marine, qu'il contempla de la vitre du grand salon ; et enfin, ne sachant que devenir, il finit par trouver Tony Fowler, garrotté, dans la cabine d'Edda... Il coupa ses liens, lui enleva son bâillon et le mit au courant de ce qui se passait.

      Robert Knipp, en proie à une terreur panique, se jeta aux genoux de Tony Fowler.

      – Maître, suppliait-il, que faut-il faire pour me sauver ?

      – Va au diable ! lui répondit Tony Fowler avec colère... Ta vie ou ta mort ne m'intéressent guère.

      Puis, brusquement, comme pris d'un remords, il ajouta :

      – Rends-toi à la cabine des scaphandres, revêts-en un, et tâche de te sauver en te dissimulant sous les varechs... La côte n'est pas éloignée. Tu peux encore l'atteindre... C'est ta dernière chance de salut... Dépêche-toi. Je te donne cinq minutes pour quitter le bord.

      – Mais vous ?

      – Ce que je ferai ne te regarde pas... Hâte-toi, ajouta Tony Fowler en tirant son chronomètre, tu n'as plus maintenant que quatre minutes et demie.

      Robert Knipp se précipita et disparut.

      Quand l'aiguille du chronomètre eut atteint la première seconde de la sixième minute, Tony Fowler se dirigea froidement, le revolver à la main, vers la soute aux explosifs.

      – Ils ne m'auront pas vivant ! murmura-t-il... Et si je meurs, ils vont tous mourir avec moi...

      Et il déchargea son arme à l'orifice d'une bonbonne remplie de picrate de potasse.

      L'explosion fut terrible. Le Jules-Verne II et son équipage ne durent qu'au plus heureux des hasards de n'avoir pas été broyés par les débris du sous-marin et tués par la terrible commotion.

      Une demi-heure après, les matelots de l'équipage de l'Etoile-Polaire, qui exploraient la surface de la mer pour essayer de sauver la vie à quelque blessé, recueillirent un homme atrocement mutilé, mais respirant encore... C'était Tony Fowler.

      Un de ses bras et une de ses jambes avaient été emportés par l'explosion. L'autre bras et l'autre jambe étaient littéralement réduits en charpie, le visage n'était qu'une plaie ; les dents avaient sauté, les lèvres avaient disparu. A la place des yeux et du nez, il ne restait plus que des trous sanguinolents ; la langue même avait été emportée.

      Cependant, il vivait, car aucun organe essentiel n'avait été atteint en lui. Le chirurgien du bord le pansa, lui amputa le bras et la jambe restants, et déclara qu'on pouvait espérer le sauver encore.

      Tout le reste de l'équipage du Jules-Verne avait péri. Quant à Robert Knipp, on ne sut pas comment il était parvenu à échapper aux effets de l'explosion ; mais on apprit plus tard qu'après être demeuré longtemps caché dans les rochers des îles Bermudes, il s'était présenté aux habitants comme le survivant unique d'un naufrage imaginaire, et qu'il s'était fait rapatrier en Amérique.




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