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Le sous-marin 'Jules-Verne'

Gustave Le Rouge
© France-Spiritualités™






PREMIÈRE PARTIE – UN DRAME DE LA HAINE
IX – OÙ L'ON REVOIT COQUARDOT

Coquardot, dit Cantaloup, nageait admirablement.

      Précipité à la mer, il s'enfonça d'abord. Puis, d'un vigoureux coup de talon, il revint à la surface.

      Tout de suite, ses mains s'accrochèrent à une balustrade de fer, presque au ras de l'eau, et qui l'aida à se hisser sur une plate-forme de métal, au milieu de laquelle s'ouvrait un trou circulaire.

      C'est alors que Coquardot renouvela ses appels désespérés. Puis, illuminé d'une idée subite :

      – Parbleu ! s'écria-t-il, pendant que je faisais mon plongeon, c'est par là qu'ils ont dû disparaître, les ravisseurs de Mlle Edda...

      Et, bravement, il s'engagea dans l'ouverture sombre, au moment précis où celui de ses adversaires qui l'avait précipité du pont de l'Etoile-Polaire le rejoignait et allait sans doute lui faire un mauvais parti.

      L'inconnu étouffa un juron, et s'engouffra à son tour dans le « trou d'homme » dont il rabattit sur lui le couvercle caoutchouté.

      Coquardot, qui avait descendu un petit escalier de fer assez rapide, se trouva dans un couloir de métal, au milieu d'épaisses ténèbres. Il perçut un bruit d'eau qui s'engouffre, et sentit osciller la masse du navire. Le sous-marin venait de remplir ses « water-ballast » en s'enfonçant.

      Coquardot, dit Cantaloup, était de cette race de Méridionaux dont le danger ne fait qu'accroître l'enthousiasme et le bavardage.

      – Ah ! les coquins ! s'écria-t-il, ils ont enlevé Mlle Edda ; ils se croient sûrs du triomphe !... Ils ont compté sans moi, troun de l'air !... Ils ne savent pas que, dans notre patrie, on est brave par tradition... Vatel avait son épée ; moi, j'ai mon revolver.

      Et Coquardot se campa dans une encoignure, le jarret tendu, le revolver à la main, sans réfléchir que les cartouches de son arme avaient été irrémédiablement endommagées par l'eau de mer.

      Qu'ils viennent ! s'écria-t-il, en se secouant comme un chien mouillé.

      Son attente ne fut pas de longue durée. Brusquement, au plafond du couloir, une lampe électrique s'alluma. Coquardot se trouva en présence de l'adversaire aux formes herculéennes, qui, quelques minutes auparavant, venait de le précipiter à la mer.

      – Robert Knipp !... s'écria-t-il. Ah ! c'est toi, canaille ! Toi qui as mangé le pain d'Ursen Stroëm... Attends un peu ; je vais te faire ton affaire !

      Et il s'avança l'arme haute contre l'Américain.

      Robert Knipp, dont la bravoure n'était pas la qualité principale, battit prudemment en retraite. Coquardot, encouragé, lui donna la chasse ; et se ressouvenant à propos de ses leçons de chausson et de boxe française, il détacha à Robert Knipp un formidable coup de pied bas. L'Américain trébucha et s'étala les quatre fers en l'air.

      Coquardot, tout glorieux, se précipitait déjà pour mettre le pied sur la poitrine de son adversaire, et il criait déjà : « Rends-toi, coquinasse ! » lorsqu'il se sentit empoigné par trois hommes vigoureux qui le désarmèrent, le ficelèrent comme un simple saucisson d'Arles, et l'emportèrent, malgré ses cris, dans une étroite cabine métallique, dont il entendit la porte caoutchoutée se refermer sur lui.

      Des heures et des heures se passèrent... Coquardot grinçant des dents, épuisant tous les jurons du vocabulaire marseillais, attendit vainement qu'on vînt le débarrasser des liens qui lui entraient dans la chair et le délivrer...

      De guerre lasse, et de fatigue aussi, il finit par s'endormir.

      Surprise, épouvantée, à demi étouffée, Edda avait perdu connaissance. Quand elle revint à elle, et qu'elle eut jeté sur les objets environnants des regards surpris, elle ne reconnut pas tout d'abord le lieu où elle se trouvait. La lueur des lampes électriques lui montrait une sorte de cabine ovale, au plafond bas, et aux meubles peu nombreux.

      Elle était étendue sur une confortable couchette, munie d'un matelas pneumatique.

      Edda regarda quelque temps autour d'elle avec égarement. Ses sourcils se fronçaient dans un effort de volonté. Brusquement, elle poussa un cri... Ses regards venaient de s'arrêter sur un panneau qui portait en grosses lettres le mot Jules-Verne et la devise choisie par Goël et Edda elle-même :

Mergitur sed fluctuat

      Le nom du navire et sa devise se trouvaient répétés partout, jusque sur les objets d'ameublement.

      A ce moment, la porte de la cabine s'ouvrit sous une brusque poussée, et Tony Fowler, exultant dans l'insolence de son triomphe, s'avança jusqu'auprès de la jeune fille.

      – Ah ! ah ! ricana-t-il, votre évanouissement est donc dissipé !... J'en suis véritablement charmé !

      Et comme Edda ne répondait au misérable que par un regard d'indignation.

      – Vous savez où vous êtes, continua-t-il... Eh bien ! oui, Edda Stroëm, vous êtes à bord de ce Jules-Verne, construit à si grands frais par votre père, sous la direction de votre fiancé... J'avoue que c'est un sous-marin merveilleusement compris. Aussi, je me félicite de m'en être emparé !

      – Vous êtes le dernier des forbans ! murmura Edda, frémissante de colère... Il est vraiment heureux pour vous que je n'aie aucune arme à ma portée... Je vous tuerais comme un chien !

      – Le temps adoucira ces belles révoltes !... Le temps éteindra ces indignations généreuses !

      Et, changeant brusquement de ton, Tony Fowler ajouta :

      – Ecoutez, miss Edda, il faut bien vous mettre une chose en tête... Je suis maître de votre personne, comme je suis maître de ce navire, construit par un homme que l'on m'a injustement préféré... Je suis yankee ; je vais droit au but...

      – J'aime Goël Mordax ! Jamais je ne vous épouserai !... Mon père et mon fiancé sauront bien me délivrer.

      – Cela, j'en doute fort !... En tout cas, vous êtes en mon pouvoir... Je veux bien vous accorder un certain délai pour consentir, de bonne grâce, à notre union, pour vous donner le temps de vous accommoder à un brusque changement.

      – Jamais !

      – Vous oublierez Goël... Je le veux... Je l'ordonne !... Vous m'épouserez et vous me réconcilierez avec votre père... J'ai juré que vous vous soumettriez, et vous vous soumettrez !

      – Plutôt mourir !

      Tony Fowler eut un sourire de mépris.

      – Vous me paraissez un peu exaltée, dit-il... Vous vous résignerez peut-être plus vite que vous ne le croyez... Sur ce, je vous salue... Je vous ai dit ce que j'avais à vous dire... Je vous laisse y réfléchir tout à votre aise...

      Et Tony Fowler s'en alla comme il était venu, c'est-à-dire sans saluer et en claquant brutalement la porte. Derrière lui, des verrous grincèrent. Edda demeura seule, dans sa prison.

      Le départ de Tony Fowler apporta un immense soulagement à la jeune fille.

      Maintenant, elle savait à quoi s'en tenir, sa position lui semblait moins désespérée. Elle était beaucoup trop courageuse pour se laisser abattre. En outre, elle ne renonçait pas à l'espoir de s'évader. Elle était sûre que Goël et Ursen Stroëm tenteraient l'impossible pour la délivrer. Elle s'affermit dans sa résolution de résister à Tony Fowler.

      Elle en était là de ses réflexions, quand la porte de sa chambre se rouvrit. Un lad entra, chargé d'un plateau. Le repas qu'il apportait était presque exclusivement composé de viandes de conserve.

      – Vous pouvez remporter tout cela, ordonna-telle, hautaine... Je n'en ai nul besoin.

      L'Américain reprit flegmatiquement son plateau, s'en retourna, et alla rendre compte à son maître de la façon dont il avait été reçu.

      – Laissez-la faire, dit Tony Fowler... Quand la faim se fera sentir un peu plus vivement, cette charmante personne se décidera bien à manger.

      Edda redoutait maintenant Fowler, au point de le croire capable de se servir contre elle des pires expédients. Aussi, le soir venu, bien qu'elle souffrît cruellement de la faim, refusa-t-elle de nouveau de goûter au repas qu'on lui apportait.

      Edda était très affaiblie. Elle avait la fièvre. Ses oreilles bourdonnaient, la faim la torturait.

      Elle s'était assise sur le divan circulaire de la cabine et elle réfléchissait mélancoliquement à sa situation, lorsque son attention fut éveillée par un grand panneau de métal ovale qui faisait face à la couchette.

      Ce panneau mobile recouvrait une vitre de cristal épais, qui permettait de contempler le fond de la mer. Edda n'ignorait pas ce détail. En compagnie de Goël, elle avait étudié toutes les parties du Jules-Verne.

      L'idée lui vint de faire diversion à ses souffrances et à son chagrin, en contemplant les paysages sous-marins. Elle appuya sur un ressort : le panneau mobile s'écarta. Un féerique spectacle s'offrit aux regards de la jeune fille.

      En construisant le Jules-Verne, Goël avait résolu le difficile problème de la vision sous-marine.

      Plus on descend dans les couches profondes de l'Océan, plus l'obscurité devient épaisse.

      Pour le navigateur sous-marin, les objets, d'abord brouillés, finissent par disparaître dans une brume, qui, de grisâtre, devient tout à fait opaque. Le sous-marin a beau être muni, à l'avant et à l'arrière, de puissants appareils électriques, comme il se trouve dans le cône de lumière produit par ses fanaux, le navigateur ne discerne autour de lui que des zones de ténèbres, coupées d'une aveuglante bande de lumière, qui ne peut lui permettre la vision de ce qui l'entoure.

      Goël avait paré à cet inconvénient de la façon la plus simple et la plus ingénieuse... Douze torpilles-vigies, que le timonier pouvait à volonté écarter ou rapprocher du navire évoluaient tout autour de sa coque, dans un rayon de cent à deux cents mètres. Goël, à la prière de M. Lepique, avait donné à ses torpilles-vigies, le nom de fulgores. Et, en effet, elles éclairaient les paysages sous-marins que traversait le Jules-Verne d'un éclat fulgurant.

      Ces appareils, qui étaient eux-mêmes de minuscules sous-marins indépendants, reproduisaient, perfectionnés par Goël, quelques-uns des dispositifs des sondes planigraphiques et des vigies protectrices, inventées par les ingénieurs Maquaire et Grecchioni. Ils étaient à la fois très simples et très ingénieux.

      Chaque fulgore se composait essentiellement d'un flotteur à contrepoids, muni des mêmes appareils de locomotion que les torpilles autonomes. Une petite machine électrique, qu'alimentaient les accumulateurs du Jules-Verne, grâce à un système de transmission sans fil, faisait mouvoir leurs hélices et fournissait la lumière à leurs puissants fanaux électriques. De plus, ils étaient munis de microphones et de palpes en caoutchouc durci.

      Le timonier du Jules-Verne avait devant lui une série de boutons de porcelaine disposés en clavier, et grâce auxquels, d'une simple pression de doigt, il commandait sans fatigue la manœuvre des fulgores. Ainsi escorté de ces sortes de mouches lumineuses, le sous-marin passait au milieu d'un large nimbe de clarté qui permettait au timonier, installé dans sa cage de cristal, de diriger son navire aussi sûrement qu'en plein soleil.

      Au moment où Edda avait poussé le panneau, le Jules-Verne filait à une allure modérée, entre les taillis pétrifiés, entre les arborisations roses, couleur de lait, et couleur de sang d'un massif de coraux. Les fulgores éclairaient de fantastiques avenues, des clairières de rêve, où les tubipores, les astrées, les fongies, les iris et les mélittes formaient d'éblouissants tapis de pierreries et de fleurs. Des poissons, étincelants de mille couleurs chatoyantes, se jouaient dans cette forêt rose ; des raies épineuses et des squales, des méduses, des poulpes et des calmars évoquaient, avec leurs formes tourmentées, quelque cauchemar d'un conte japonais. Sur le sol, rampaient des tortues, des lamproies, et des congres énormes et féroces.

      Brusquement, la forêt de coraux disparut. Le Jules-Verne passait au-dessus d'un fond vaseux encombré d'épaves, que les courants avaient entraînées et, pour ainsi dire, centralisées dans cet abîme. Les fulgores baignaient de leurs étincelantes nappes électriques tout un chaos de mâts rompus, de coques éventrées, dont quelques-uns flottaient entre deux eaux... Autour de ces épaves, c'était un amoncellement d'ancres, de caisses, de canons, de boulets, de cylindres, de garnitures de fer, d'hélices tordues, de débris de toute espèce.

      Ce cimetière de l'Océan avait quelque chose de macabre. Ces navires sombrés là depuis des années, depuis des siècles, et empâtés par des concrétions calcaires, semblaient recouverts d'une couche de craie. Dans les agrès des voiliers, entre les cheminées des paquebots, évoluaient des poulpes et des requins.

      Edda se sentit frissonner ; et son cœur se serra devant ce lamentable spectacle.

      Mais, déjà, le Jules-Verne pénétrait sous les riants arceaux d'une forêt d'algues géantes au feuillage vert et brun.

      Puis, ce fut un massif de rocs déchiquetés, entre lesquels s'ouvraient de mystérieuses cavernes inviolées. D'instant en instant, le merveilleux spectacle se renouvelait. C'était une succession de décors tous plus féeriques et plus inattendus les uns que les autres.

      Au bout d'une heure, Edda, brisée de fatigue, finit par fermer le panneau de métal. Elle se jeta sur sa couchette, où elle ne tarda pas à tomber dans un profond sommeil.

      En se levant, après quelques heures d'un repos agité, Edda se sentit défaillir. Ses jambes fléchissaient sous elle ; elle était en proie à des crispations nerveuses.

      Elle se traîna jusqu'à la glace et se vit pâle comme une morte. La fièvre qui la minait faisait briller étrangement ses beaux yeux glauques. Une énergie maladive lui revenait. Elle se promena quelque temps, à grands pas, à travers la cabine. Puis, d'un mouvement tout instinctif, elle s'approcha de la porte et essaya de l'ouvrir.

      A sa grande surprise, la porte céda. Soit par négligence, soit intentionnellement, on avait oublié de pousser le verrou extérieur.

      La jeune fille s'aventura dans le couloir ; et, se dirigeant du côté où elle savait devoir se trouver le poste de l'équipage, elle interpella le premier matelot qu'elle rencontra.

      – Je suis la fille du milliardaire Ursen Stroëm, s'écria-t-elle avec égarement. Aidez-moi à me rendre libre, et non seulement mon père vous pardonnera, mais encore, il vous récompensera royalement... Il vous donnera un million, deux millions... Il partagera sa fortune avec vous !... Il vous la donnera tout entière !

      L'homme, un des Américains embauchés par Robert Knipp, écoutait ces propositions avec un intérêt visible. Edda commençait à entrevoir un faible espoir.

      Brusquement, Tony Fowler survint accompagné de Robert Knipp. Tous deux avaient le revolver à la main.

      – Retirez-vous ! ordonna Fowler au matelot... Et vous, miss Edda, rentrez dans votre cabine... Je l'exige !

      En même temps, les deux misérables empoignaient la jeune fille par le bras, et l'entraînaient.

      – Non, je ne me tairai pas !... s'écria Edda. Au secours ! Au secours ! Dix millions à qui sauvera la fille d'Ursen Stroëm !

      Tony Fowler écumait de rage. Il connaissait trop bien les misérables qu'il avait embauchés, pour ne pas savoir qu'ils ne se feraient aucun scrupule pour le trahir, du moment qu'il y aurait des dollars à gagner.

      – Allez-vous vous taire ! hurla-t-il, au paroxysme de la colère.

      Et tordant les poignets délicats de la jeune fille, il essayait d'étouffer ses cris et ses appels désespérés.

      A ce moment, on entendit un vacarme épouvantable. Des appels répondirent à ceux d'Edda.

      – Mademoiselle, je suis là !... Je ne vous abandonne pas ! Tenez bon !...

      – Coquardot ! s'écria Edda, est-ce vous ?

      – Lui-même... Coquardot, dit Cantaloup, de ... Tout à votre service, quoique prisonnier, comme vous, de ces gueux d'Américains !

      Edda n'en put entendre davantage... D'une brutale poussée, Tony Fowler et Robert Knipp l'avaient jetée dans sa cabine, dont ils avaient refermé la porte à double tour.




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