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Le sous-marin 'Jules-Verne'

Gustave Le Rouge
© France-Spiritualités™






DEUXIÈME PARTIE – LA BATAILLE SOUS-MARINE
V – CÈDERA-T-ELLE ?

Tony Fowler s'enorgueillissait du bonheur insolent qui, jusque-là, avait accompagné son entreprise.

      – De l'audace ! s'écria-t-il. Avec cela, on peut tout tenter, tout essayer : on est sûr de réussir.

      Dans sa téméraire sécurité, Tony Fowler n'avait même plus de doute sur le succès final de son voyage. N'avait-il pas triomphé des principales difficultés ? N'était-il pas arrivé à s'échapper de cette Méditerranée, où il était pris comme dans un traquenard, et à gagner l'immense océan Atlantique, où il était à peu près impossible de lui donner efficacement la chasse. Il avait échappé à son ennemi, et Goël Mordax, malgré toute sa science, malgré toute son énergie, malgré tout son amour pour Edda, n'avait pu réussir à le capturer. Enfin, et ce n'était pas là le moins difficile, par son énergie et par son sangfroid, il avait maté un équipage composé de mauvais drôles. Il les avait rendus dociles et respectueux.

      Depuis le passage du détroit de Gibraltar, aucune mutinerie nouvelle ne s'était produite à bord du sous-marin. Les hommes se contentaient des vivres fournis en abondance par la pêche ; et ils ne réclamaient rien de plus. Tony Fowler avait fini par leur faire comprendre qu'il était de leur intérêt de patienter, jusqu'à ce qu'ils fussent arrivés en Amérique. D'ailleurs, disait souvent Tony Fowler à Robert Knipp, – et cet argument répété aux hommes de l'équipage produisit sur eux un grand effet, – si vous vous empariez du navire, vous seriez incapable de le conduire sans moi, et de le mener soit en Amérique, soit en Europe. Et vous n'en seriez pas moins privés de vivres frais et de liqueurs fortes pendant la seconde partie de la traversée.

      Tony Fowler était donc très satisfait. Sous sa conduite, le Jules-Verne évoluait sur la limite de la mer des Sargasses, en remontant vers le nord.

      Depuis qu'il avait failli tomber entre les mains de Goël et d'Ursen Stroëm, Tony Fowler n'avançait plus qu'en prenant d'extrêmes précautions. Il avait définitivement fait démonter les fulgores qui lui restaient ; et il avait trouvé que, – réflexion faite, – le plus sûr pour lui était de voyager en plein jour, à quelques mètres seulement de la surface.

      De cette façon, grâce au miroir monté sur un flotteur insubmersible, et relié à la chambre noire du téléphote, il pouvait inspecter l'horizon, prêt à gagner les grandes profondeurs à la moindre alerte.

      La nuit venue, le sous-marin se tapissait entre les algues, s'enfonçait au plus épais des massifs, de façon à échapper aux projections électriques et aux torpilles-vigies de ceux qui le poursuivaient. Caché dans les herbes marines comme un crustacé, le Jules-Verne ne quittait sa retraite qu'au petit jour, pour recommencer à naviguer de la même allure prudente et lente.

      Cependant, il se produisit, peu de temps après l'attaque de Goël, un incident qui donna fort à réfléchir à Tony Fowler.

      Un soir, un peu avant le coucher du soleil, il aperçut un croiseur de la marine américaine. A sa corne d'artimon, flottait le pavillon à bandes rouges et blanches, au carré d'azur constellé d'or.

      Le Yankee se croyait à une trop grande distance pour qu'on le remarquât. Debout sur la plate-forme du Jules-Verne, il observait attentivement le navire de ses compatriotes, lorsqu'il fut violemment arraché à sa contemplation... Une fumée blanche avait paru au sabord du croiseur, bientôt suivie d'une détonation et un boulet était venu ricocher à moins d'une centaine de mètres du Jules-Verne.

      Tony Fowler se hâta de quitter un poste d'observation qui pourrait devenir dangereux, et il rentra dans l'intérieur en ordonnant que l'on immergeât immédiatement le sous-marin. Ce qui fut exécuté.

      Le Yankee était de fort méchante humeur.

      Voilà qui est de mauvais augure, songeait-il... Mes compatriotes m'envoient des obus : cela ne présage rien de bon pour mon arrivée aux Etats-Unis... L'histoire du navire que j'ai coulé a dû scandaliser les honnêtes Yankees... Les milliards d'Ursen Stroëm et l'activité de Goël ont fait le reste... En dépit de l'influence et des richesses de mon père, ma tête doit être mise à prix, dans les Etats de l'Union aussi bien que dans l'ancien monde.

      En cela, Tony Fowler ne se trompait pas. Grâce aux démarches des gouvernements anglais et français, grâce aux efforts de Goël et d'Ursen Stroëm, les Etats-Unis avaient officiellement décrété Tony Fowler de prise de corps, et avaient hautement blâmé son infâme conduite.

      Je pourrais encore, se disait Tony Fowler, qui continuait le cours de ses méditations, sortir honorablement de cette affaire... Personne ne pourra me prouver que j'ai torpillé un navire à Gibraltar. Le désastre peut parfaitement être attribué à une des torpilles fixes de la défense du port... Je soutiendrai cette thèse mordicus, et une restitution du prix du bâtiment, adroitement opérée par mon père, fera le reste.

      Mais la condition principale du succès et de l'impunité de Tony Fowler, était le consentement et l'amour d'Edda Stroëm... Que la jeune fille se décidât à lui accorder sa main, et tout était réparé.

      Goël Mordax et Ursen Stroëm lui-même se trouvaient désarmés. L'enlèvement d'Edda et le vol du sous-marin n'étaient plus que de simples peccadilles que la force de la passion ferait excuser.

      Le sous-marin serait restitué à Goël, a qui l'on offrirait une forte indemnité ; et tout irait bien.

      Tony Fowler avait beau arranger ainsi à son gré les événements dans son imagination, il restait toujours en son esprit un point sombre sur lequel Tony Fowler n'aimait pas à s'arrêter. C'était le massacre des pêcheurs du golfe de la Cavalerie. Cette pensée importunait le Yankee comme un remords. Chaque fois qu'elle se présentait à son esprit, il haussait les épaules et fronçait les sourcils avec mécontentement.

      Bah ! finissait-il par conclure avec l'optimisme que lui avaient donné les derniers événements, c'est encore une affaire que j'arrangerai à force d'argent... J'offrirai à l'Espagne une forte indemnité, et je serai jugé et condamné pour la forme, puis grâcié. Les lois ne sont pas faites pour les milliardaires... On n'a jamais vu condamner à mort, même un simple millionnaire... La prison, la potence et le hard-labour, la guillotine et le fauteuil d'électrocution ne sont faits que pour ceux qui n'ont pas suffisamment de bank-notes déposées dans les coffres-forts des sociétés de crédit...

      En dépit de son raisonnement insolent, Tony Fowler comprenait la nécessité de se concilier les bonnes grâces d'Edda.

      La tâche ne paraissait pas très facile... Depuis qu'elle était prisonnière à bord du Jules-Verne, la jeune fille ne s'était pas départie de son ton glacial et de sa méprisante réserve à l'égard du Yankee, qu'elle n'avait cessé de traiter en geôlier abhorré, en malfaiteur auquel on ne répond que par monosyllabes, du bout des lèvres, auquel on ne parle que dans les cas d'absolue nécessité.

      Bien loin d'avoir fait quelque progrès dans l'estime et dans la confiance d'Edda, Tony Fowler s'apercevait, au contraire, qu'il était plus détesté et plus méprisé qu'au début même du voyage. Edda, maintenant, faisait preuve à son égard d'une répulsion qu'elle était incapable de dissimuler.

      C'est que Coquardot et sa maîtresse, sans connaître entièrement la vérité sur la façon dont le Jules-Verne avait franchi le détroit de Gibraltar, la soupçonnaient en grande partie. Bien plus, ils en étaient à se demander si Ursen Stroëm et Goël n'avaient pas été victimes de la haine de Tony Fowler.

      Enfermée dans sa cabine, lorsque le Yankee avait torpillé le croiseur anglais, Edda, plongée dans les ténèbres et très anxieuse de savoir ce qui se passait, avait eu l'idée de pousser le panneau mobile qui recouvrait la vitre de cristal ; et elle avait assisté, épouvantée, à quelques-unes des péripéties du combat sous-marin.

      Elle avait vu la torpille jaillir, en une trombe de feu au milieu des épaisses ténèbres de l'abîme, et elle se désespérait, en songeant que c'était peut-être l'Etoile-Polaire que Tony Fowler avait ainsi fait sauter.

      Coquardot, lui, n'avait rien vu... L'honnête cuisinier essaya de rassurer sa maîtresse.

      – Vous avez assisté, mademoiselle, à l'explosion d'une torpille fixe, dont le Jules-Verne aura fait partir l'amorce accidentellement, disait-il... ou de quelque mine sous-marine qu'un des fulgures aura frôlé... Vous savez qu'aux environs de Gibraltar, les Anglais ont multiplié, surtout depuis la Grande Guerre, les mines, les torpilles et les engins de défense de tout genre... L'explosion à laquelle vous avez assisté n'a rien, en somme, que de très explicable.

      En dépit de ses affirmations optimistes, Coquardot n'était pas loin de partager les appréhensions de la jeune fille. Il avait perdu toute sa faconde méridionale, et il ne retrouvait son bel entrain de jadis qu'à de rares intervalles. D'ailleurs, il était en bons termes avec tout l'équipage : Robert Knipp et Tony Fowler luimême ne le molestaient plus ; et sauf les rares fois où on l'avait enfermé dans sa cabine, lors de quelque circonstance grave, on l'avait laissé à peu près libre d'errer à sa guise dans l'intérieur du sous-marin.

      C'est que Coquardot continuait à être extrêmement précieux à tout le monde, à cause de ses talents culinaires. Ce génial gâte-sauce était doublé d'un naturaliste et d'un chimiste. Il connaissait tout ce qui se mange dans les trois règnes de la nature : il possédait l'art d'en déguiser le goût, de façon à tromper les plus exercés. Maintes fois, il servit à l'équipage des « blanquettes de veau » qui n'étaient autre que du thon magistralement sophistiqué. Avec une algue commune dans l'Atlantique, l'uva esculens, il prépara d'excellents plats de légumes.

      Quoiqu'il lui fît bonne mine ouvertement, Tony Fowler gardait pourtant à Coquardot une secrète rancune. Un jour, il avait pris à part l'artiste culinaire, et lui avait proposé une forte prime s'il voulait trahir Edda, s'il voulait conseiller à la jeune fille de regarder Goël comme perdu.

      – Trahir Edda, lui avait répondu Coquardot...

      – Vous croyez que je vais me faire complice d'un pareil crime !... A , monsieur, nous ne mangeons pas de ce pain-là !

      Et il avait dédaigneusement tourné les talons au Yankee, le laissant à la fois irrité et penaud.

      Les choses en étaient là, lorsqu'un soir, Tony Fowler pénétra brusquement dans la cabine d'Edda...

      La jeune fille, pour se distraire, avait poussé le panneau mobile, et elle regardait rêveusement les profondeurs animées de fugitives phosphorescences.

      Tony Fowler était entré sans frapper, avec le ton et les allures d'un homme décidé à parler en maître. Edda n'eut pas le temps de refermer le panneau mobile. En la voyant, le Yankee eut un ricanement.

      – Ah ! ah ! fit-il, je vois que ma belle captive a su se créer des moyens de distraction... J'ignorais que cet ingénieux appareil, qui se trouve aussi dans le salon, se trouvât en même temps dans votre cabine... Décidément, les constructeurs de ce sous-marin ont pensé à tout !

      – Tuez-moi donc tout de suite, bandit ! s'écria Edda, frémissante d'indignation.

      – C'est bon, continua le Yankee avec une grossièreté imperturbable, il ne s'agit pas de cela pour le moment... Je suis venu ici pour vous parler sérieusement... Il y a quelque temps, miss Edda, je vous ai fait connaître mes intentions... J'ai décidé que je vous épouserais... Et cela, parce que je suis le plus fort, le plus intelligent et le plus audacieux de tous ceux qui ont essayé d'obtenir votre main et votre fortune.

      – Vous ne pouvez toujours pas vous dire le plus honnête, répliqua la jeune fille, avec un souverain accent de mépris. Et je sais quelqu'un de plus intelligent et de plus brave que vous !

      Cette réponse eut pour résultat de mettre le comble à la fureur du Yankee.

      – Vous voulez parler de Goël Mordax, sans doute ? En tout cas, il n'a pas su jusqu'ici vous prouver son intelligence en vous délivrant...

      D'ailleurs, le jour où il voudrait le faire et où il aurait quelque chance d'y réussir, je ferai sauter ce navire et tous ceux qu'il contient, plutôt que de vous laisser échapper vivante...

      Edda ne répondit à ces paroles que par une moue hautaine et souverainement méprisante.

      – Vainement, continua Tony Fowler, j'ai essayé de la douceur et des bons procédés pour gagner votre affection. Vainement, je vous ai prouvé, clair comme le jour, que la résistance ne vous mènerait à rien, que j'étais le maître et qu'il fallait m'obéir... Vous avez persisté dans votre entêtement et dans vos mépris envers un homme qui a tout risqué pour vous conquérir et qui seul, est vraiment digne de vous... Aujourd'hui, je viens vous demander encore une fois si, oui ou non, vous voulez devenir ma femme !

      – Jamais !

      – Alors, ce sera tant pis pour vous... Je vous jure que vous ne sortirez d'ici que lorsque vous vous nommerez lady Fowler.

      – Vos menaces sont inutiles, je ne céderai pas. Prenez garde de me pousser à bout !... Je serais capable d'aller jusqu'au crime !

      Et Tony Fowler, au paroxysme de la rage, s'approcha de la jeune fille et lui saisit brutalement le poignet.

      – Ecoutez-moi bien, dit-il d'une voix dure... Je vous donne trois jours pour réfléchir, pour vous décider à m'accorder votre main... Mais, songezy, c'est le dernier délai que je vous accorde.

      Edda s'était reculée dans un angle de la pièce.

      – Et que comptez-vous faire, si je refuse ? demanda-t-elle d'une voix tremblante.

      – Vous le saurez quand le moment sera venu, répondit le Yankee... En attendant, puisque la douceur n'a pas réussi, je vais changer de système avec vous... D'abord, vous ne parlerez plus à ce misérable cuisinier qui ne peut que vous donner de mauvais conseils... De plus, ce panneau mobile va être condamné... Il suffirait d'une imprudence de votre part pour causer quelque accident... D'ailleurs, pour que vous puissiez réfléchir plus sérieusement à ce que je vous ai dit, la solitude vous conviendra mieux. Il est bon que vous n'ayez aucune vaine distraction.

      Tony Fowler sortit, sans attendre la réponse de la jeune fille.

      Le soir même, Coquardot reçut l'ordre de ne plus pénétrer dans la cabine d'Edda.

      Tony Fowler était dans un état d'irritation extraordinaire. Il ne savait à quoi se résoudre si Edda persistait dans ses refus...

      Dans sa colère, l'idée d'un crime commença à s'implanter en lui.




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