Vous êtes ici : Livres, textes & documents | Ouvrages de littérature | L | Le sous-marin 'Jules-Verne' | V – Un triomphe de Coquardot

Le sous-marin 'Jules-Verne'

Gustave Le Rouge
© France-Spiritualités™






PREMIÈRE PARTIE – UN DRAME DE LA HAINE
V – UN TRIOMPHE DE COQUARDOT

M. Lepique errait comme une âme en peine sur la plage du golfe de la Girolata. M. Lepique était désolé ; il y avait bien de quoi !... Du jour où les fiançailles de Goël Mordax et d'Edda Stroëm avaient été convenues, Mlle Séguy avait cessé de taquiner le naïf naturaliste et de s'occuper de lui.

      Les journées paraissaient longues à M. Lepique. Quelquefois, quand, penché sur un nid de « chalicodome », il suivait, avec une inlassable patience, les évolutions de l'insecte, il lui semblait entendre rire derrière lui. Brusquement, il se retournait, mais il n'y avait personne. Seulement, sur la pointe d'une roche, une mouette-rieuse (larus garrulans), le cou tendu, faisait retentir son ironique ricanement.

      M. Lepique n'avait plus de goût au travail. Il promenait sa mélancolie par les sentiers, tout en se livrant à des remarques peu flatteuses pour la plus belle moitié du genre humain.

      Un jour, il fut tiré de ses réflexions par un brusque choc. Marchant la tête baissée, sa boîte verte rejetée derrière le dos, il venait de se jeter étourdiment sur M. de Noirtier, le capitaine du yacht l'Etoile-Polaire.

      M. de Noirtier était un homme d'une cinquantaine d'années. Ancien officier de marine, sans fortune, retraité avant l'âge à cause de ses nombreuses blessures, il avait été très heureux d'accepter le commandement de l'Etoile-Polaire, que lui offrait Ursen Stroëm. Il aimait la mer avec passion et n'était jamais plus heureux que sur le pont d'un navire.

      – Eh bien ! monsieur Lepique, dit-il en retenant le naturaliste qui trébuchait, vous ne me voyiez pas ?

      – Pardon, capitaine, dit M. Lepique, en rétablissant l'équilibre de ses lunettes, j'étais si absorbé !...

      – Vous êtes tout excusé, mon cher monsieur... mais, dites-moi, que pensez-vous du Jules-Verne ?

      – Merveilleux appareil, capitaine, archimerveilleux... Grâce au Jules-Verne, je vais pouvoir étudier de visu la faune sous-marine... J'explore d'abord la Méditerranée, puis l'Atlantique, puis l'océan Indien... Je jette un coup d'œil rapide sur les mers arctique et antarctique ; j'explore le Maelstrom. Puis, je reviens à Paris. Je fais paraître un mémoire, et je suis nommé membre de l'Académie des Sciences et professeur au Collège de France ! Voilà !

      – Eh bien ! et vos amis ?

      – Je les emmène avec moi. C'est tout naturel.

      M. de Noirtier sourit. Et, montrant la coupole du sous-marin qui émergeait au milieu de la baie et scintillait aux rayons du soleil :

      – Fort bien, dit-il... Mais je vous demande ce que vous pensez du Jules-Verne au point de vue technique ?

      M. Lepique regarda le capitaine d'un air effaré.

      – Je ne suis ni marin, ni ingénieur, répondit-il... Mais je vous certifie que le sous-marin fonctionne à merveille, puisque c'est Goël qui l'a construit.

      M. de Noirtier dut se contenter de cette affirmation. M. Lepique venait d'apercevoir Mlle Séguy et se dirigeait vers elle avec empressement.

      – Voyons, monsieur Lepique, vous n'allez pas venir déjeuner avec tout cet attirail, dit la jeune fille, en frappant du bout de son ombrelle la fameuse boîte verte.

      – Comment, je ne suis pas bien, comme cela ?

      – Vous êtes tout simplement affreux... Allez vous vêtir convenablement, ou je ne vous parle jamais plus... Fi ! venir avec un pareil accoutrement à un déjeuner de fiançailles !... à un repas solennel !...

      M. Lepique était heureux. Il s'éloigna à grandes enjambées ; en exécutant un superbe moulinet autour de sa tête avec son filet à papillons.

      Sur la plage, on avait dressé une vaste tente décorée de feuillage et recouvrant une table en fer à cheval, sur laquelle les fleurs, répandues à profusion, mêlaient leurs nuances gaies au scintillement des cristaux et de l'argenterie.

      Ursen Stroëm avait voulu donner beaucoup d'éclat à la célébration des fiançailles de Goël et d'Edda. Il devait licencier, le jour même, la plus grande partie des ouvriers. Mais, avant de les congédier, il tenait à les remercier du concours qu'ils avaient apporté à la construction du sous-marin.

      Dans la baie, le Jules-Verne, solidement amarré sur ses ancres, ne laissait voir qu'une partie de sa coupole, décorée pour la circonstance de guirlandes de chêne et de myrte, au milieu desquelles tranchaient les vives couleurs des pavillons de toutes les nations.

      Ursen Stroëm n'avait pas oublié que les ingénieurs du monde entier avaient répondu à son appel, et il entendait affirmer hautement le caractère universel de son humanitaire entreprise.

      L'heure du repas était enfin venue.

      Au moment où Edda Stroëm allait prendre place, un groupe d'ouvriers, conduits par Robert Knipp et Pierre Auger, principal chef de chantier et homme de confiance d'Ursen Stroëm, s'approcha d'elle et lui offrit un magnifique bouquet de fleurs sauvages.

      Robert Knipp remit le bouquet à la jeune fille et la félicita, au nom de ses camarades. Edda remercia par quelques paroles très simples et serra affectueusement la main du contremaître et de son compagnon.

      M. Lepique vint aussitôt complimenter la jeune fille et son ami Goël. Comme il allait gagner sa place, Mlle Séguy l'arrêta.

      – Vous croyez que je vais m'asseoir à côté de vous, fagoté comme vous l'êtes ! dit-elle... Qu'est-ce que c'est que ce nœud de cravate ?

      M. Lepique rougit. Il avait passé près d'une heure à sa toilette et se croyait mis avec une correction impeccable. Mais l'œil de la malicieuse Hélène avait saisi de suite le côté défectueux de son accoutrement.

      – Venez ici, fit Hélène avec autorité... Bien que cela ne soit guère correct de ma part, je vais vous recravater.

      M. Lepique, confus, tendit le cou avec résignation.

      – Ah ! vous voilà enfin présentable !... Maintenant, offrez-moi votre bras, et à table !

      Ursen Stroëm avait, à sa gauche, sa fille et Goël Mordax. A sa droite, Mlle Séguy et M. Lepique. En face de ce dernier, Coquardot, dit Canteloup, avait pris place. Il donnait des ordres à toute une armée de gâte-sauce, de rôtisseurs et de pâtissiers, et, violant les principes les plus élémentaires de l'étiquette, il quittait à tout moment sa place, pour aller surveiller ses fourneaux.

      Ursen Stroëm éprouvait un plaisir véritable à voir autour de lui ses rudes et énergiques ouvriers, aux gestes maladroits, émerveillés du luxe inouï qui les entourait. Et il s'amusait fort de leurs mines effarées.

      Le repas fut très gai. Quant au menu, il était tout simplement fantastique... Macaroni au parmesan et polenta, rosbifs saignants escortés de pickles à la moutarde et de sauces épicées ; anchois, caviar, bouillabaisse, ollapodrida, choucroute – le tout supérieurement préparé sous la direction de Cantaloup – se succédaient sans relâche sur la table, et disparaissaient avec une rapidité qui tenait du prodige.

      Le déjeuner avait commencé par une excellente soupe aux nids d'hirondelles. En la présentant, Coquardot fit valoir ses connaissances littéraires en citant le proverbe chinois qui célèbre ce potage si renommé :

      « Si l'esprit de la vie, si l'âme immortelle quittait le corps d'un homme, l'odeur seule de ce mets divin le ferait revenir sur terre, sachant bien que le paradis ne peut offrir de délices qui soient comparables à cette merveilleuse nourriture. »

      Des applaudissements éclatèrent de toutes parts. Encouragé par ce premier succès, Cantaloup expliqua comment on préparait la soupe aux nids d'hirondelles. Mais, cette fois, son discours ne fut qu'une simple recette de cuisine.

      Faites fondre les nids jusqu'à ce qu'ils aient pris l'aspect d'une gelée brune ; ajoutez à cette gelée des nerfs de daim, des pieds de porc, les nageoires d'un jeune requin, des œufs de pluvier, du macis, de la cannelle et du poivre rouge... Faites cuire sur un feu doux, et servez chaud.

      Pendant que Cantaloup parlait, M. Lepique avait absorbé son potage, et bravement il tendit son assiette en disant :

      – Il n'y en a plus ?

      Une tempête de rires accueillit la demande de M. Lepique... Mlle Séguy prit sa mine la plus sévère :

      – Voyons, monsieur Lepique, vous n'êtes plus un enfant... C'est fort inconvenant, monsieur, de redemander d'un plat en tendant ainsi son assiette.

      – Ah ! c'est inconvenant !... C'est fort regrettable !... Cantaloup, mon ami, dit-il, en se tournant vers l'artiste culinaire, votre potage est excellent ; vous m'en garderez un peu pour ce soir.

      Les rires redoublèrent à cette nouvelle sortie de M. Lepique, et Mlle Séguy lui dit gravement :

      – Monsieur Lepique, si vous prononcez encore un mot, je vous prive de dessert !

      M. Lepique baissa le nez sur son assiette, et n'ouvrit la bouche que pour manger.

      Edda et Goël semblaient ne pas voir ce qui se passait autour d'eux. Ils s'entretenaient à mivoix, bâtissant mille projets pour l'avenir. C'est à peine s'ils faisaient honneur aux merveilles culinaires de Cantaloup, qui les pressait à tout moment.

      – Allons, mademoiselle Edda !... Allons, monsieur Goël, dégustez-moi ce hérisson farci, cuit dans une boule de glaise, à la mode bohémienne.

      Mais le brave Cantaloup en était pour ses frais d'éloquence.

      Pour faire couler cette abondance de nourriture, pour éteindre le feu des épices, on buvait ferme dans le clan des ouvriers... Et quels vins !... Jamais ils n'en avaient bu de pareils !... Aussi s'en donnaient-ils à cœur joie !... Seul, le contremaître, Robert Knipp, toujours taciturne, ne buvait que de l'eau. On ne put le décider à prendre même un peu de champagne.

      Ursen Stroëm admirait la sobriété du contremaître. Les ouvriers, moins philosophes, se moquaient de Robert Knipp, qui restait impassible sous le feu de leurs railleries. Un étrange sourire errait sur ses lèvres minces.

      Vers la fin du repas, Ursen Stroëm se leva et réclama le silence.

      – Mes amis, dit-il, je serai bref... Il va falloir nous séparer. Mais avant de vous quitter, peut-être pour toujours, je tiens à vous remercier de l'aide que vous m'avez apportée... Grâce à vous, le Jules-Verne a été rapidement construit et va pouvoir se lancer à la conquête des régions sous-marines. Je remercie, en vous, non de simples salariés, mais de véritables collaborateurs !...

      Un tonnerre d'applaudissements couvrit les dernières paroles d'Ursen Stroëm. Mais le délire fut à son comble quand un de ses ouvriers, ayant déplié la fine serviette à dessert sur laquelle était posée sa tasse, en fit tomber dix billets de mille francs. Chaque ouvrier en avait autant. Et maintenant, debout, brandissant les papiers bleus au bout de leurs mains robustes, ils criaient à gorge déployée :

      – Vive Ursen Stroëm !

      – Hourra ! Hip ! hip ! hourra !

      – Vive Goël Mordax !

      On ne s'entendait plus, Edda Stroëm ne savait comment échapper à ce débordement d'enthousiasme. Toute la journée, les échos du golfe retentirent des cris de joie et des chants des ouvriers.

      Ursen Stroëm et ses amis étaient descendus dans le Jules-Verne, dont l'aménagement intérieur n'était pas encore tout à fait terminé.

      Il avait été décidé que Goël et Edda, accompagnés d'Ursen Stroëm, de M. Lepique et de Mlle Séguy, entreprendraient une croisière d'une quinzaine à bord de l'Etoile-Polaire, pendant que les tapissiers et les ébénistes, sous la surveillance du chef de chantier Pierre Auger, procéderaient à la dernière toilette du sous-marin.

      Le lendemain, tous les ouvriers licenciés devaient quitter les baraquements qu'ils avaient occupés pendant la durée des travaux et s'embarquer à la première heure pour regagner le continent.

      La visite du sous-marin terminée, on regagna la rive. La nuit tombait. Les étoiles s'allumaient déjà dans le ciel. La plage était maintenant silencieuse et déserte ; les ouvriers avaient regagné leur campement.

      M. Lepique et Mlle Séguy marchaient devant leurs amis. Tout l'après-midi, la jeune fille n'avait cessé de taquiner le savant, qui ne s'était jamais trouvé si heureux. Ils devisaient joyeusement, lorsque leur attention fut attirée par des ronflements sonores.

      – C'est sans doute quelque victime des grands crus d'Ursen Stroëm, dit Mlle Séguy... Ce doit être un brave homme qui est dans les vignes du Seigneur !

      – Sûrement... Mais il ne peut passer la nuit en plein air, répondit M. Lepique.

      – Où est-il donc ?

      – Par là...

      Et M. Lepique se dirigea vers le fourré de lentisques d'où provenaient les ronflements. Mais il n'avait pas fait trois pas qu'il trébuchait et s'étendait de tout son long.

      – Eh bien ! qu'y a-t-il ? demanda Hélène, en réprimant une violente envie de rire.

      – Il y a que ce diable d'ivrogne m'a fait tomber...

      Tout en parlant, M. Lepique se relevait et regardait la face de l'ivrogne.

      – Par exemple ! s'écria-t-il, c'est un comble !... C'est trop fort ! Venez tous !

      Mlle Séguy le rejoignit, suivi d'Ursen Stroëm, d'Edda, de Goël et du capitaine de Noirtier.

      – Voyez vous-mêmes, leur dit-il...

      Tous se penchèrent et ne purent retenir une exclamation d'étonnement...

      A leurs pieds, Robert Knipp, l'homme du régime sec, l'abstinent Robert Knipp, le buveur de thé, gisait, ivre mort, et ronflait à poings fermés. Auprès de lui, il y avait un flacon vide. C'était un carafon d'alcool que Robert Knipp, le modèle des hommes sobres, avait sournoisement dérobé à la fin du repas.




Site et boutique déposés auprès de Copyrightfrance.com - Toute reproduction interdite
© 2000-2024  LB
Tous droits réservés - Reproduction intégrale ou partielle interdite

Taille des
caractères

Interlignes

Cambria


Mot de passe oublié
Créer un compte LIVRES, TEXTES
& DOCUMENTS